Tunis : « Cette élection, un suicide collectif »
par Maryline Dumas à Tunis
« Excusez-moi, vous pensez quoi de cela ? », demanda un vieil homme dans un café de Bab Souika, quartier populaire de Tunis, en montrant la une d’un journal avec Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Elle ne va pas gagner quand même, si ? » Le 24 avril, au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle française, certains Tunisiens semblaient avoir la gueule de bois. « Elle ne peut pas devenir présidente », répéta le vieil homme avant de s’éloigner.
Hafedh Trifi, membre du bureau exécutif de Damj, association pour la justice et l’égalité qui défend particulièrement les droits des personnes LGBTQI (lesbiennes, gays, bisexuels, trans, queer et intersexués), ne veut pas y croire non plus. Il reconnaît cependant : « Le risque est là, notamment en cas d’abstention trop forte. »
Pour lui, une victoire de Marine Le Pen serait « une marche arrière sur les acquis ». Le jeune homme de citer la position de la candidate du Front national sur l’immigration, les binationaux et l’homosexualité : « La France est le premier partenaire de la Tunisie. On suit de très près sa législation. Si Marine Le Pen passe, elle fera marche arrière sur le mariage pour tous. Cela donnerait une excuse à la Tunisie pour ne pas avancer sur la question des droits LGBTQI. Cela pourrait également poser problème pour les homosexuels qui demandent le droit d’asile en France car ils sont menacés dans leur pays. »
« Marine n’est pas plus clean que Fillon. C’est un vote de détresse »
Ghayda Thabet ne le contredit pas. La chargée de communication de l’Association tunisienne de soutien des minorités estime que « le projet FN est basé sur la haine de l’autre. » La jeune femme s’interroge : « C’est quoi un Français à ses yeux ? La France est basée sur l’immigration, la diversité, les droits de l’homme, le respect de l’autre, la tolérance... c’est ça l’identité française ! » Pour elle, si les Français se sont laissés entraînés par Marine Le Pen, c’est à cause des questions de sécurité : « Elle profite de la situation. Ses électeurs ont probablement été séduits par son discours ferme. Forcément, les attentats font peur. »
Fahd Cheffi, un Tunisien qui a vécu quatre ans en France, partage cette approche et ajoute : « J’estime que ce n’est pas la faute des 20 % d’électeurs français qui ont voté Le Pen mais des 80 % restant qui n’arrivent pas à les convaincre. »
Jalel Ben Abdallah renchérit : « La crise économique favorise les extrêmes. Il y a, en plus en France, cette crise identitaire avec cette évolution de la société et cette crainte de voir la laïcité menacée… Je fais le parallèle avec la Tunisie, où certains pensent que l’identité religieuse est menacée et votent donc Ennahdha [parti des Frères musulmans]. » Pour ce maître de conférences à l’École nationale d’ingénieur de Tunis, cette élection est un véritable « suicide collectif » : « Marine n’est pas plus clean que Fillon. C’est un vote de détresse. De façon générale, la classe politique émergente ne cherche pas à servir l’État et ne roule que pour elle-même. C’est la même chose aux États-Unis. »
« Si c’est un Mohamed, c’est qu’il n’est pas Français »
Plus rares, certains Tunisiens avouent qu’ils auraient eux-mêmes voté Le Pen s’ils avaient pu. C’est le cas de ce fonctionnaire croisé par hasard dans une administration de Tunis : « Les étrangers foutent le bordel en France. Je comprends qu’elle veuille s’en débarrasser. » Lorsqu’on lui répond que des Français commentant aussi des délits, il rétorque : « des Français qui s’appellent comment ? Si c’est un Mohamed, c’est qu’il n’est pas Français. »
Il y a finalement un grand absent de ces discussions sur la présidentielle française : Emmanuel Macron. Avec 24,01 % de voix au premier tour, le chef du parti En Marche ! aurait, selon les intentions de vote au second tour, de fortes chances d’être le prochain président français. Il ne convainc pourtant les Tunisiens que par sa position face à Marine Le Pen. Pour Jalel Ben Abdallah, c’est un « golden boy » qui « sera pire que Hollande. » Il voterait pourtant pour lui s’il en avait la possibilité.
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Tout comme Fahd Cheffi qui penchait, au premier tour, pour Jean-Luc Mélenchon : « Je voterais sans hésiter Macron. L’abstention, dans une pareille situation, ne veut rien dire. »
Ghayda Thabet, elle, aurait voté Emmanuel Macron dès le premier tour : « C’était le moins pire. Son programme est clair. Pour lui, 1+1 = 2. Tout est calculé, c’est un banquier ! Je regrette seulement qu’il n’est pas plus pris en compte le Brexit, l’élection de Trump et les impacts que cela aura. » La jeune femme est tout de même confiante quant aux résultats de l’élection : « Peu importe les tensions, les Français ont toujours fait preuve de respect du jeu démocratique. Ils voteront pour faire barrage à Marine Le Pen. »
Hafedh remarque que la campagne électorale a été d’une violence inouïe : « Nous, en 2011 [élections de l’assemblée constituante] et en 2014 [présidentielles et législatives], on avait eu des petits incidents. On s’était dit que c’était l’apprentissage démocratique, que c’était le début, que c’était normal. Mais en voyant ça en France, pays des libertés, je trouve cela décevant. »