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Le Kurdistan irakien face à la difficile succession de Jalal Talabani

La disparition de Talabani va inévitablement bouleverser le champ politique au Kurdistan irakien, déjà ébranlé par le récent référendum sur l’indépendance. Les divergences et les clans qui se dessinent depuis plusieurs mois pourraient bien mettre en péril la pérennité de son parti, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK)

Souleimaniye/Erbil, IRAK – Ce sont des dizaines de milliers de personnes qui se sont rendues aux funérailles de Jalal Talabani le 6 octobre dernier dans son fief de Souleimaniye afin de lui adresser un dernier adieu. À la tribune officielle, en pleine crise diplomatique liée au référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien, de nombreuses personnalités politiques irakiennes, mais aussi iraniennes, turques et syriennes, saluaient la mémoire de ce vétéran de la cause kurde qui fut également le premier chef d’État élu démocratiquement de l’histoire irakienne (2005-2014). Une ultime preuve de son immense notoriété nationale et internationale.

« La disparition d’un leader comme oncle Jalal [le surnom donné à Talabani par les Kurdes] est une grande perte pour notre nation et il sera difficile de le remplacer », a déclaré le 3 octobre Massoud Barzani, président du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), au sujet de celui qui fut son irréductible ennemi dans les années 90.

Le parcours atypique de Jalal Talabani a fait de lui une figure incontournable du Kurdistan irakien : entré au comité central du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) à l’âge de 18 ans, il n’aura cessé de se battre pour le droit de son peuple, devenant une icône pour beaucoup de Kurdes.

« Jalal Talabani a toujours été une personne très appréciée au Kurdistan irakien, bien que sa popularité ait quelque peu décliné à partir de 2003 suite à des affaires de corruption »

- Kamal Chomani, journaliste kurde

« Jalal Talabani a toujours été une personne très appréciée au Kurdistan irakien, bien que sa popularité ait quelque peu décliné à partir de 2003 suite à des affaires de corruption », a indiqué à Middle East Eye Kamal Chomani, journaliste kurde et collaborateur au Tahrir Institute. Une partie de son électorat s’était alors tourné vers Gorran, le « Mouvement pour le changement », fondé par d’anciens cadres de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), las du clientélisme et de la corruption dont était accusé le parti créé par Talabani en 1975.

L’UPK divisée à Kirkouk à la veille du référendum

La question de sa succession devient désormais brûlante au cœur d’un parti déjà très divisé. La difficile cohabitation au sein même de l’UPK s’est conclue par de fortes tensions à la veille du référendum d’indépendance du 25 septembre. Selon les sources de MEE, deux axes se sont alors opposés : d’une part, le leadership du parti à Kirkouk, composé de Rafat Abdullah et Aso Mamand, qui, sous la pression de l’Iran, souhaitaient annuler la tenue du référendum dans la ville ; de l’autre, le reste du parti mené par l’ancien gouverneur de Kirkouk, Najm Eddine Karim (destitué de ses fonctions le 14 septembre), le vice-président du GRK, Kosrat Rasul, et la famille de Talabani, tous résolument décidés à maintenir la consultation.

« Ces désaccords ont provoqué d’importantes tensions. Finalement, l’UPK de Kirkouk a déclaré qu’ils ne laisseraient pas le haut comité [chargé de l’organisation du référendum] distribuer les bulletins dans les bureaux de vote. Le PDK a immédiatement annoncé qu’il prendrait en charge la distribution. La crainte, à ce moment, d’une confrontation était réelle », témoigne Kamal Chomani. Si un consensus est trouvé in extremis entre les différentes parties sous l’impulsion de la femme de Talabani, Hero Ibrahim Ahmed, ces désaccords finissent de sceller des divisions déjà latentes au cœur de l’UPK.

Manifestation en faveur de l’indépendance à Kirkouk. Le référendum a provoqué de vives tensions dans la ville, y compris au sein de l’UPK, où « la crainte d’une confrontation était réelle » (Reuters)

Pour Adel Bakawan, chercheur en sociologie politique à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), l’UPK est déjà en éclats. « Quand vous êtes à Erbil, et que vous voulez rencontrer le centre du pouvoir du PDK, vous savez à qui vous adresser. C’est pareil pour le parti islamique Komal. Mais quand vous êtes à Souleimaniye et que vous voulez vous adresser au centre du pouvoir de l’UPK, vous comprenez immédiatement que le centre du pouvoir n’existe simplement plus à Souleimaniye. »

« Nous sentions déjà de fortes divisions, mais les événements qui se sont produits la semaine du référendum ont révélé au grand jour les désaccords au sein du parti, et pire, au sein même de la famille de Talabani »

- Hoshyar Omer, porte-parole du parti Gorran

Hoshyar Omer, l’un des porte-paroles du parti Gorran, explique à MEE que les événements de Kirkouk trahissent une grande fragilité au sein de l’UPK : « Nous sentions déjà de fortes divisions, mais les événements qui se sont produits la semaine du référendum ont révélé au grand jour les désaccords au sein du parti, et pire, au sein même de la famille de Talabani. »

En effet, l’éclatement de l’UPK ne saurait se résumer à une scission bipartite. La famille de Talabani est elle-même divisée, avec d’un côté le clan de Hero Ibrahim Ahmed et de ses fils, qui s’opposent aux influents cousins de Jalal Talabani. Des divisions qui devraient s’amplifier dans un futur proche.

Il faut également compter avec l’axe de Mala Bakthyar, chef du corps exécutif de l’UPK, qui est composé d’intellectuels, de journalistes et de cadres du parti. Si Mala Bakhtyar entretient des relations avec l’ensemble des acteurs, il a sa propre stratégie et sa propre organisation, Dabran (la rupture). Quant à Braham Saleh, un autre illustre membre du parti, il a déjà pris ses distances afin de créer sa propre « Coalition pour la démocratie et la justice ».

Quelle succession pour l’UPK ?

Le contexte actuel est très défavorable à l’UPK, qui a perdu en 2013 sa place de deuxième force politique du Kurdistan irakien au profit de Gorran. D’après Adel Bakawan, il n’y a pas de succession idéologique possible au sein du parti : « À mon sens, il ne peut y avoir de transition idéologique, car il n’y a tout simplement pas d’idéologie. L’UPK était soudé autour de son charismatique leader. Et aujourd’hui, il n’y plus de personnalité qui puisse fédérer autour d’elle toutes ces composantes ».

« Il ne peut y avoir de transition idéologique, car il n’y a tout simplement pas d’idéologie. L’UPK était soudé autour de son charismatique leader. Et aujourd’hui, il n’y plus de personnalité qui puisse fédérer autour d’elle toutes ces composantes »

- Adel Bakawan, chercheur en sociologie politique à l’EHESS

Si, dans l’immédiat, les différents clans au sein de l’UPK devraient continuer leur cohabitation, rassemblés par le deuil de Jalal Talabani, il est probable que dans les mois qui viennent, le parti se disloque, suivant un découpage déjà visible. Ce serait alors tout le sud du Kurdistan irakien qui se verrait politiquement éclaté.

À court terme, le parti va devoir organiser un congrès et nommer un secrétaire général. La question de la succession de Talabani à la tête du parti s’annonce très conflictuelle avec, d’un côté, les fils de Talabani, et de l’autre, en embuscade, les principaux collaborateurs du parti en quête de pouvoir.

Jalal Talabani à la tribune de l'Assemblée générale des Nations unies le 23 septembre 2011 à New York (AFP)

Pour Kamal Chomani, l’enjeu n’est pas seulement politique : « Il y a également des compagnies qui appartiennent en propre à l’UPK. Les autres leaders du parti risquent maintenant de demander plus de partage sur le terrain économique. Tous ces enjeux sont capitaux pour la survie du parti. »

Vers une modification radicale du champ politique ?

L’UPK n’est pas la seule force politique à vivre une période transitoire. Alors qu’il pourrait tirer profit de la fragilité de son rival dont il est issu, le mouvement Gorran se trouve lui aussi à un moment charnière de son existence. Bien qu’il bénéficie d’un capital sympathie toujours en pleine croissance dans la région de Souleimaniye, le Mouvement du changement fait néanmoins face à une succession difficile, celle de son leader Nawshirwan Mustafa, décédé en mai 2017.

À LIRE : L’Irak après Daech ou l’ère de la vengeance tous azimuts

Comme le souligne Adel Bakawan, « la composition politique de Gorran est très large, puisque cela va d’une frange conservatrice qui était proche des Frères musulmans à des marxistes-léninistes ; cela pourrait également provoquer là aussi dans le futur un éclatement en plusieurs parties distinctes ».

Il est bien peu probable que les élections présidentielles et parlementaires annoncées pour le 1er novembre se tiennent comme prévu. En coulisses, on négocie entre l’UPK et le PDK un report qui laisserait le temps d’une réorganisation dans le camp Talabani. On devrait alors y voir plus clair sur l’avenir politique du Kurdistan irakien.


Photo : funérailles de Jalal Tabani le 6 octobre 2017 à Souleimaniye. Le choix de draper son cercueil du drapeau kurde et non irakien, sur fond de tensions liées au référendum sur le Kurdistan irakien tenu quelques jours plus tôt, a suscité la controverse (Reuters).

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