Algérie-Maroc : le modèle sud-coréen est-il exportable ?
Sorti exsangue de l’occupation japonaise entre 1910 et 1945, puis de la terrible guerre de Corée, le « Pays du matin calme » fut divisé en deux entités par l’armistice du 27 juillet 1953 : la République populaire démocratique de Corée au Nord du 38e parallèle et la République de Corée au sud.
Un demi-siècle plus tard, cette dernière confirme, si besoin était, qu’elle est certes le pays de multiples drames, mais aussi d’exploits et de réussites sans précédent. Dans le domaine économique, le succès est tellement exemplaire qu’on parle désormais du « modèle de développement sud-coréen », que bien des pays de l’ex-tiers monde rêvent de reproduire.
Pour autant, ce modèle est-il exportable et dans quelles limites ? Pour mieux le comprendre, retour sur les résultats du modèle et sur les conditions de sa mise en œuvre.
Au début des années 1960, la Corée du Sud n’avait aucune ouverture sur le monde, et ses exportations représentaient à peine 2 % de son PIB
Au lendemain de la guerre, la République de Corée affichait de tristes performances économiques. Son PIB (produit intérieur brut) était au plus bas, en tout cas bien inférieur, à cette époque, à ceux des pays du Maghreb.
Ainsi, au début des années 1960, son PIB/habitant annuel était de 988 dollars quand ceux des deux pays maghrébins dépassaient les 1000 dollars.
Processus volontariste
À cet instant, le pays n’avait aucune ouverture sur le monde, et ses exportations représentaient à peine 2 % de son PIB, quand celles des pays maghrébins constituaient 20 à 23 % de leur PIB.
Pourtant, très vite, la Corée du Sud allait s’engager dans un processus volontariste et accéléré de développement. Encore inférieur à 2 500 dollars en 1980, le PIB/habitant atteint 8 276 dollars en 1990, dépassant alors allègrement ceux de l’Algérie « pétrolière » (6 616 dollars) et du Maroc (2 528 dollars).
Depuis cette date, on assiste à une explosion de la richesse nationale sud-coréenne. Ainsi, en 2016, le PIB/habitant passe à 35 751 dollars – quand ceux de l’Algérie et du Maroc se situent respectivement à 15 075 dollars et 7 838 dollars –, soit une multiplication par 36 depuis 1960 !
Grâce à cela, la Corée du Sud occupe désormais des places de choix dans les classements internationaux. Avec 1 422 milliards de dollars de PIB en 2016, le pays devient la 11epuissance économique mondiale derrière le Canada, et la quatrième puissance régionale en Asie, derrière la Chine, le Japon et l’Inde.
Le boom sud-coréen
En termes de développement humain, le pays est au 18e rang, juste derrière le Japon et devant … la France. La production manufacturière de la Corée du sud représente 2,8 % de la production manufacturière mondiale, derrière les États-Unis (17,7 %), la Chine (17,6 %), le Japon (10,6 %) et l’Allemagne (6,1 %), mais devant la France (2,5 %). Le pays est le 6e exportateur mondial et ses exportations représentent 42 % de son PIB. Ses réserves de change le situent au 8e rang mondial.
Bien entendu, ces classements internationaux au niveau du pays trouvent leurs pendants à celui des entreprises. Les vingt plus importantes entreprises du pays « brassent » des chiffres d’affaires annuels allant de 22 milliards de dollars à 200 milliards de dollars.
Plusieurs d’entre elles sont désormais des leaders mondiaux : Samsung, LG, Hyundai, Posco (sidérurgie) et bien d’autres. La seule branche électronique de Samsung réalise un chiffre d’affaires quatre fois supérieur à celui de la Sonatrach, le « colosse pétrolier » algérien. Plus globalement, l’ensemble du groupe Samsung représente 20 % du PIB sud-coréen ! Au point que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier la Corée du sud de … « République Samsung » !
Le règne des géants
Grâce à ces performances et à leur compétitivité, les sociétés sud-coréennes ont pris la première place des secteurs de l’électronique grand public et de la construction navale, et figurent également parmi les dix plus grandes entreprises mondiales dans sept autres secteurs industriels. Parmi elles, Samsung Electronics prend la première place du secteur des téléviseurs, écrans d’affichage, produits électroménagers et semi-conducteurs devant sa concurrente locale, LG Electronics.
La dynamique des entreprises sud-coréennes a permis au pays de maîtriser la question cruciale de l’emploi
De son côté, le groupe Hyundai affiche aussi clairement ses prétentions. Dans la construction navale, Hyundai Heavy Industries mène la danse avec 51,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Dans l’automobile, Hyundai Motor et Kia Motors, appartenant au même groupe, se sont positionnés au 10e rang, avec une cinquième place en nombre de voitures vendues. Concernant les pièces détachées automobiles, Hyundai Mobis est sixième.
Cette dynamique des entreprises sud-coréennes a permis au pays de maîtriser la question cruciale de l’emploi.
L’horizon 2030
Aujourd’hui, pour une population active de l’ordre de 25 millions de personnes (sur 50 millions d’habitants, soit un actif sur deux), le pays n’affiche qu’un taux de chômage de 3,7 % de la population active. En termes de revenus, le salaire moyen mensuel se situe à quelques 3 000 dollars, soit le 17erang des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), devant l’Espagne (18e), le Japon (19e) et l’Italie (20e) !
De son côté, le SMIC horaire vient d’être augmenté de 16,6 % par Moon Jae-In, le nouveau président de la République élu en mai 2017. Actuellement de 5,80 euros, le SMIC horaire devrait atteindre 10 000 wons, soit l’équivalent de 7,70 euros, d’ici 2022 (fin de son mandat). Selon les prévisionnistes de la Corée du Sud, le SMIC horaire devrait même rattraper celui des grands pays d’Europe en 2030.
Mais, qu’on ne s’y trompe pas, ces résultats sont tout autant le fruit d’un contexte historique particulier que d’une démarche de développement très atypique.
Au sortir de la guerre de Corée, profondément traumatisé par les destructions humaines et matérielles, le pays se trouve plongé dans un environnement international radicalement transformé par la Seconde Guerre mondiale et l’éclosion d’un tiers monde composé d’une multitude de pays ayant mis un terme à l’aventure coloniale.
Nouvel ordre mondial
Dès les années 1960, le nouvel ordre international est toujours marqué par la guerre froide qui oppose les pays du bloc capitaliste, avec à leur tête les États-Unis, et ceux du bloc « soviétique », avec à leur tête l’URSS.
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En termes économiques, on commence à percevoir la fin des trente glorieuses : la croissance mondiale ralentit et on assiste aux premières délocalisations industrielles des États-Unis et de l’Europe vers l’Asie. Les premières fissures dans le bloc soviétique se font jour (après la Yougoslavie 1948, la Hongrie 1956, la Chine 1963, et la Tchécoslovaquie 1968).
Le tiers monde, creuset de multiples expériences, peine à se frayer un chemin vers le développement, au point que de nombreux analystes, parmi eux Paul Bairoch, le considèrent « irrémédiablement dans l’impasse ».
Le trauma de la guerre
Tout cet environnement international n’est guère rassurant pour un pays ruiné par les destructions de la guerre et par des structures politico-économiques féodales dominées par de gros propriétaires fonciers. Par le recours à la corruption, ceux-ci pèsent de tout leur poids sur le pouvoir étatique pour mieux contrôler les activités économiques fondées principalement sur l’agriculture.
La Corée du Sud se lance dans un processus de développement original en s’opposant aux avis des institutions internationales
Malgré tout ce pessimisme ambiant, la Corée du Sud, et au-delà toute la région, se lance hardiment dans un processus de développement original en s’opposant aux avis des institutions internationales, et même des États-Unis qui la soutiennent alors fortement et sous diverses formes, quitte à prendre le contrepied des paradigmes de l’époque.
À cette époque de guerre froide, deux paradigmes en particulier dominaient la réflexion théorique sur le développement. D’une part, le paradigme marxiste ne concevait le développement que par la planification impérative des activités économiques collectivisées, autrement dit par la rupture avec le capitalisme, son libéralisme et sa régulation marchande fondée sur l’échange inégal.
Sortir des paradigmes
D’autre part, le paradigme libéral n’envisageait le développement des pays du tiers monde que dans le cadre capitaliste, grâce à l’activité des entreprises privées et à une spécialisationinternationale résultant des « avantages comparatifs », c’est-à-dire basée sur le développement du secteur primaire, celui des matières premières.
Faisant fi de ces deux paradigmes, la Corée du Sud s’engage dans un processus de développement accéléré s’inspirant à la fois de deux expériences historiques concrètes (Allemagne de la fin du XIXesiècle et Japon de l’ère Meiji) tout en pratiquant une démarche singulière et pragmatique, marquée par quatre caractéristiques essentielles : une stabilité politique, certes « imposée au départ par un autoritarisme éclairé », mais renforcée par l’ouverture démocratique ; une logique productive multisectorielle, fondée sur la valeur travail ; une économie privée de marché, régulée par un « État développeur», et une volonté d’intégration régionale dans ce que d’aucuns appellent le « modèle nippo-asiatique ».
La recette coréenne
Dès lors, le « modèle de développement sud-coréen » allait, en pratique, se structurer autour d’invariants tout au long des cinq décennies.
Tout d’abord, il apparait que trois acteurs essentiels agissent de concert pour prendre en charge le développement, de façon hiérarchisée et complémentaire.
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En premier lieu, contrairement aux préconisations des institutions internationales, l’État est le véritable chef d’orchestre de ce processus. Doté, au départ, d’un pouvoir politique autoritaire ne recherchant aucune légitimité par les urnes, mais cependant soucieux de stabilité, l’État prend résolument en mains la reconstruction du pays et son développement.
Pour cela, il lutte vigoureusement contre les séquelles héritées du féodalisme, particulièrement contre les propriétaires fonciers corrupteurs et leurs alliés dans la fonction publique. Il affiche clairement sa volonté d’autonomie vis-à-vis des acteurs privés, et celle de rétablir la valeur travail et la logique productive en engageant de profondes réformes agraires.
Un équilibre à trouver
Pour autant, il n’est nullement question que l’État se substitue aux initiatives privées commerciales et industrielles du secteur marchand. Celles-ci demeurent essentielles pour la concrétisation du développement, mais, en contrepartie, la vision globale du développement, la définition d’objectifs du développement, précis, ambitieux et ciblés, et la régulation économique (orientation, soutien, protection, sanction) ressortent de la responsabilité publique.
L’État s’érige en concepteur, promoteur et régulateur du développement. Il sera interventionniste, industrialiste et protectionniste
Pour mener à bien ces tâches, l’État, sur le modèle du fameux MITI japonais, se dote, à travers l’Economic Planning Board (EPB, ministère du Plan), d’une administration économique puissante, compétente, professionnelle et indépendante à la fois du pouvoir politique et des lobbies économiques privés.
Doté de cet outil essentiel, l’État s’érige en concepteur, promoteur et régulateur du développement. Autrement dit, il sera interventionniste, industrialiste et protectionniste. Dans le cadre d’une « planification incitative à la japonaise », cette administration veille à une gestion budgétaire rigoureuse et à la maîtrise des dépenses publiques, tout en assurant la marche de tous vers la prospérité économique.
Légitimité économique
Ce faisant, cette administration permet aussi (et surtout ?) à l’État d’être le partenaire incontournable des autres acteurs économiques et de disposer d’une réelle légitimité économique dans ses rapports avec les entreprises et, au-delà, avec l’ensemble de la population. Cette légitimité économique compense et fait ainsi oublier l’absence de légitimité politique initiale pour mieux préparer l’émergence de la légitimité démocratique (celle qui marquera la fin de la dictature).
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En second lieu, l’entreprise privée locale est clairement désignée comme le fer de lance du développement dans le secteur marchand.
Pour cela, et en coopération avec l’administration économique dont elles doivent suivre les recommandations, les entreprises, regroupées dès 1961 dans l’Association des entrepreneurs coréens, s’engagent volontairement à réaliser les objectifs planifiés dans les secteurs prioritaires ciblés, en respectant les critères de performances et d’exportations retenus pour chacune d’entre elles.
Les « champions »
En contrepartie, les entreprises qui répondent à ces signaux obtiennent divers avantages (fiscaux, financiers), subventions, protections (douanières) et autres soutiens nécessaires à leur croissance, à leur compétitivité, et à leur « profitabilité ». Mieux encore, au vu de leurs résultats, l’État décide de faire des meilleures entreprises des grands groupes internationaux (des « champions économiques ») en capacité d’affronter la concurrence mondiale (les célèbres chaebols).
En troisième lieu, le citoyen sud-coréen, par son travail et sa discipline, est au cœur de la dynamique de développement.
Pour atteindre les objectifs planifiés, il est attendu du « capital humain » des performances en termes de créativité et de productivité, loin de toutes revendications sociales (longtemps la durée légale du travail fut insupportable, la grève interdite et les syndicats pourchassés).
Ce qui suppose compétence, qualification et discipline hiérarchique dans son travail et mobilisation pour l’effort dedéveloppement national. Par ailleurs, redevenu citoyen, le travailleur sud-coréen est invité à une discipline rigoureuse en termes de consommation et d’épargne pour favoriser le développement de l’investissement productif.
97 % des enfants sont aujourd’hui scolarisés, soit un des taux les plus élevés au monde
En contrepartie, l’État s’engage dans une politique d’éducation et de formation professionnelle impressionnante. Une politique dont les résultats sont plus que flatteurs : 97 % des enfants sont aujourd’hui scolarisés, soit un des taux les plus élevés au monde, et huit écoliers sur dix poursuivent des études universitaires. Les universités coréennes sont parmi les plus performantes au monde.
Anti-rentes
La mise en mouvement coordonnée de ces trois acteurs principaux s’inscrit dans une dynamique fondée sur un principe majeur de la planification sud-coréenne : la construction d’avantages, flexibles, multiples et combinés.
En effet, comme indiqué précédemment, pour la Corée du Sud, pas question de réduire son développement à la spécialisation internationale résultant des seuls « avantages comparatifs sectoriels » liés aux matières premières. Si des réformes agraires ont été menées, avec succès, c’est d’abord et avant tout pour nourrir sa populationet promouvoir le marché intérieur, et non pour y maintenir ou développer de nouvelles rentes.
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Pour accélérer son développement, la Corée du Sud décide donc de construire d’autres avantages, tout en faisant face, avec rapidité et réactivité, aux crises (pétrolières, financières) et ajustements qu’un tel processus ne manque pas de subir ou de générer.
Le premier d’entre eux est « l’avantage factoriel travail » : il s’agit de favoriser à chaque fois que cela est possible les industries de main d’œuvre, s’appuyant à la fois sur le coût relativement bas du travail (au moins au début du processus) et sur sa productivité.
Sans tabou idéologique
Le second, plus difficile à mettre en œuvre, se rapporte à « l’avantage compétitif » dans tous les secteurs. Car, le plus souvent, les échanges ne ressortent pas de la complémentarité, comme le croyait David Ricardo, mais impliquent, au contraire, une immersion agressive mais risquée dans la concurrence internationale tous secteurs et produits confondus.
Pour ces raisons, et afin de garantir le succès à ses grands groupes, l’État sud-coréen inscrit leur dynamique, avec pragmatisme et sans tabou idéologique, dans le cadre d’une politique industrielle et technologique fondée sur quelques principes essentiels : l’intégration progressive et verticale selon un processus de remontée de filières technologiques allant de l’aval vers l’amont ; la priorité aux innovations et technologies d’avenir, notamment par une politique audacieuse de recherche-développement (les dépenses en recherche et développement représentent 4,2 % du PIB) permettant la « montée en gamme » ; l’ouverture maîtrisée de son commerce extérieur, avec une double priorité aux exportations comme outil de développement et à la convergence régionale comme facteur d’intégration ; un appel sélectif et prudent aux investissements étrangers.
Sans état d’âme
Ce faisant, la Corée du Sud, remet en cause tant le dogme de la spécialisation internationale– qui voudrait que les pays du tiers monde échangent des produits primaires contre des produits manufacturés venant des pays développés dans une complémentarité « gagnante-gagnante » – que celui de l’import-substitution– mis en œuvre par la Corée du Sud dans les années 1950 – ou que celui des sacro-saints principes du libre-échange et de la libre concurrence régulés par la seule « main invisible » d’Adam Smith.
La Corée du Sud s’engage résolument, et loin de toute orthodoxie économique, dans un processus accéléré de diversification de son économie productive
Faisant fi de tout cela, la Corée du Sud combine de façon pragmatique, et sans état d’âme, réformes agraires, industrialisation légère et industrialisation lourde, ou politique d’import-substitution et politique d’exportations non traditionnelles.
Elle adapte et met en œuvre tout aussi efficacement les mesures de soutien correspondantes de l’État (crédits abondants et subventionnés, protection douanière et sous-évaluation de la monnaie nationale) aux divers avantages à construire (sectoriel, factoriel, compétitif), au niveau de l’investissement, à ceux de la production et de l’exportation.
Grâce à cela, la Corée du Sud s’engage résolument, et loin de toute orthodoxie économique, dans un processus accéléré de diversification de son économie productive qui se combine à une diversification tout aussi large de ses échanges, sur le marché intérieur comme sur le marché extérieur.
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Au bout du compte, le pays dispose aujourd’hui d’une structure de production et d’échanges identique à celle des pays développés. En termes de commerce extérieur, le pays dégage périodiquement un excédent commercial.
Les exportations annuelles avoisinent les 500 milliards de dollars pour les biens et 100 milliards de dollars pour les services. Parmi ces exportations : équipements électriques-électroniques 24 %, chimie-pétrochimie-hydrocarbures 24 %, transport 20 %, machines et produits métallurgiques 19 %, optique et instruments de mesure 6%, textiles 4 % et agro-alimentaire 1 %.
Des résultats exceptionnels
De leur côté, les 430 milliards d’importations de biens se répartissent comme suit : produits manufacturés 62 %, dont machines-équipements 48 %, circuits intégrés-composants électroniques 8 %, transport -automobiles 9 % ; pétroleet produits miniers 30 % ; produits agricoles 8 %. Quant aux importations de services, elles atteignent les 114 milliards de dollars.
Bien entendu, au vu de ces résultats exceptionnels, le « modèle de développement sud-coréen » ne pouvait qu’intéresser d’autres pays candidats au développement accéléré, en Afrique et ailleurs, même s’il s’est accompagné de quelques effets sociaux pervers–parmi eux, des conditions de travail et d’éducation insupportables. Les enfants, en particulier, sont « épuisés, stressés, aigris », au point que 51 % des élèves (14-18 ans) pensent au suicide.
Les limites du mimétisme
Pour autant, il faut se méfier de cette notion de modèle et de tout mimétisme « irréfléchi », notamment lorsqu’on examine les conditions de sa conception et de sa mise en œuvre.
En effet, l’environnement international, qui lui a donné la possibilité d’émerger, a profondément évolué. Car, le monde de 2018 n’est plus celui des années 1960 à 1980.
La mondialisation triomphante a conquis l’ensemble de la planète, et les expériences de développement se sont multipliées
La guerre froide a disparu depuis la chute du mur de Berlin en 1989, sauf dans la péninsule coréenne , la mondialisation triomphante a conquis l’ensemble de la planète, et les expériences de développement se sont multipliées (BRICS et autres Viêt Nam, Singapour ou Malaisie …).
La concurrence est devenue infernale et ses principaux acteurs en sont de grands groupes transnationaux fortement concentrés et insérés dans de multiples réseaux planétaires : financiers, productifs, distributifs, de recherche … grâce à la magie des ordinateurs, des robots et autres satellites.
De nouveaux défis
Ces grands groupes se jouent des frontières et des pouvoirs étatiques au point d’imposer, via des institutions internationales et de multiples accords bilatéraux et multilatéraux de libre échange, leurs règles du jeu. Au point que partout, la régulation par les États est en recul (en termes politique, fiscal, salarial et financier), laissant la place à l’expansion de la régulation marchande, sous la houlette des marchés financiers.
Dans de telles conditions, quelles sont désormais les marges de manœuvre des États en quête d’émergence ? Les États peuvent-ils s’ériger en acteurs principaux du développement et réguler, de façon planifiée, les activités des entreprises en termes de recherche-développement, de production, de commercialisation, d’exportation ?
Peuvent-ils mettre en place une capacité administrative en mesure d’assurer une réelle légitimité économique admise par tous, autrement dit par les entreprises, par les citoyens et par les partenaires extérieurs ?
Face au libre échange
Peuvent-ils user des instruments financiers, bancaires, douaniers pour soutenir les entreprises et les protéger de la concurrence internationale pour les inciter à réaliser d’ambitieuses performances ? Peuvent-ils, enfin, évoluer pacifiquement de l’État fort autoritaire vers un État fort démocratique ?
Malgré ces nouvelles conditions internationales, particulièrement contraignantes, et parfois sources d’instabilité locale ou régionale, nul doute que cela reste possible à condition d’asseoir la légitimité économique de l’État sur une réelle légitimité politiqueseule en mesure de faire face aux oppositions externes qu’un tel processus ne manquerait pas de soulever, pour des raisons tant idéologiques (le triomphe et la domination du néolibéralisme), qu’économiques (la domination des grands groupes transnationaux).
De fait, s’il est vrai que les questions idéologiques peuvent être ignorées comme cela fut le cas en Corée du Sud, le rapport aux grands groupes transnationaux, fortement imprégnés du dogme de « la libre circulation des biens, services et capitaux », ne peut être ignoré dans le processus.
Une leçon pour les « émergeants »
Dès lors, la question essentielle est de savoir comment intégrer ces grands groupes transnationaux dans une dynamique dedéveloppement tout en faisant émerger, fusse par le recours à diverses mesures « protectionnistes », des champions nationaux.
À la lumière du « modèle sud-coréen », on peut concevoir les idées « inspirantes » pour un modèle de développement pour un pays en quête d’émergence
Pour ces raisons, le « modèle sud-coréen » ne peut être envisagé comme un modèle à reproduire in abstracto, mais comme une démarche dont on doit s’inspirer en l’adaptant à l’histoire (politique, économique, culturelle) de chaque pays, et aux conditions actuelles de l’économie mondiale (notamment liées aux nouvelles technologies de l’information et de la communication) et son environnement géopolitique, notamment régional.
Ceci rappelé, à la lumière du « modèle sud-coréen », on peut aisément concevoir quelles pourraient être les idées « inspirantes » pour un modèle de développement pour un pays en quête d’émergence.
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D’abord, comme en Corée du Sud, la combinaison des trois acteurs (État-entreprises-citoyens) reste incontournable et un « État fort et stable » doit y jouer le rôle de pilote et de chef d’orchestre, compte tenu des limites et contraintes désormais imposées par la mondialisation.
Ensuite, pour asseoir sa légitimité économique, l’État doit promouvoir une administration économique, compétente et professionnelle.
La valeur du travail
Autonome des pouvoirs politiques et autres lobbies privés, celle-ci doit rapidement être capable de concevoir, d’orienter et de réguler le processus de développement, avec le double objectif de rompre avec la spécialisation primaire et de faire émerger une structure de production et d’échanges, la plus productive et la plus diversifiée possible, faisant la part belle à la valeur travail et aux revenus productifs que sont les salaires et les profits, et mettant un terme aux diverses rentes (foncières, commerciales, financières).
Par ailleurs, pour cela, l’administration économique doit être dotée des cadres et fonctionnaires les mieux formés et les plus expérimentés et des outils juridiques, organisationnels, techniques les plus modernes lui permettant la définition des objectifs et moyens du développement, leur suivi et leur contrôle.
Ensuite, dotée de ce « capital humain » et de ces outils, l’administration économique, doit s’assurer de la collaboration active, libre, volontaire et disciplinée des entreprises et de leurs travailleurs, afin de maîtriser la conception et la mise en œuvre, concrète et opérationnelle, de la politique économique (agricole, industrielle et commerciale), avec ses critères de performances aux niveaux des secteurs, des entreprises et des travailleurs.
Encore, la nouvelle politique industrielle et commerciale, en cohérence avec la politique agricole, ne peut réussir que si l’administration économique dispose de la maîtrise du système d’allocation des ressources.
L’enjeu de l’éducation
Pour cela, l’administration économique doit être en mesure d’identifier et de mettre en œuvre les instruments financiers, fiscaux et douaniers, nécessaires pour l’allocation des ressources d’investissement et pour le soutien multiforme aux entreprises, afin de favoriser leur croissance et leurs performances, eu égard aux objectifs de développement retenus et aux contraintes entrainées par les divers accords de libre-échange conclus par le pays.
L’administration économique doit être en mesure d’identifier et de mettre en œuvre les instruments financiers, fiscaux et douaniers, nécessaires pour l’allocation des ressources d’investissement
Enfin,et de toute évidence, un tel processus ne peut réussir que si l’État conçoit et met en œuvre une politique d’éducation, de formation et de recherche-développement audacieuse, s’appuyant sur l’économie de la connaissance, et en mesure d’améliorer la qualification des fonctionnaires, des cadres et des travailleurs, de « doper » leur créativité, leur productivité, leur employabilité, et en capacité, au bout du compte, d’améliorer tout à la fois les performances de la fonction publique, celles des entreprises et leur compétitivité, et les revenus des travailleurs.
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Tout cela nécessitera, certes, bien des mobilisations, des concertations, des coopérations, voire des négociations avec de multiples partenaires, à l’intérieur du pays (économiques, politiques et sociaux), comme à l’extérieur. En tout cas, avec toutes les bonnes volontés intéressées par le développement durable du pays.
Avec un seul mot d’ordre : participer ensemble, et sous diverses formes (investissements, échanges, éducation et coopération), au processus de développement car il conditionne la prospérité de tous et de chacun. Celle des générations actuelles et celle des générations futures.
- Smaïl Goumeziane est docteur en économie et diplômé de sociologie. Après avoir été directeur au ministère des Industries légères, il assura la direction générale de deux entreprises nationales spécialisées dans la production, la distribution et l’importation de produits céréaliers (pâtes, semoules et couscous). Il fut secrétaire général du ministère de l’Industrie lourde (1988-1989), puis ministre du Commerce (1989-1991). Professeur et maître de conférences à l’Université Paris Dauphine (1994-2006), il y enseigna l’économie du développement et les relations internationales. De 2006 à 2016, il fut professeur associé à l’Institut supérieur de management (ISM) de Dakar-Sénégal. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont L’Islam n’est pas coupable (EDIF2000 et Non Lieu, Alger et Paris, 2016), L’Algérie et le nouveau siècle (EDIF2000 et Non Lieu, Alger et Paris, 2013), Ibn Khaldoun, un génie maghrébin (EDIF2000 et Non Lieu, Alger et Paris, 2006), La tiers mondialisation (Charles Corlet, Paris 2005) et Le pouvoir des rentiers (EDIF2000 et Paris-Méditerranée, Alger et Paris, 2003).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : vue générale de la Lotte Tower et de la tour Namsan Tower. Au centre, la rivière Han au coucher du soleil, Séoul (AFP).
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