Comment déjouer un coup d’État : l’opposition turque donne une leçon à l’Égypte
Le 15 juillet 2016 devait être la nuit la plus sombre et la plus inquiétante de l’histoire récente de la République de Turquie. Elle était presque aussi sombre que la nuit du 3 juillet 2013, lors de laquelle le chef de l’armée égyptienne, le général Abdel Fattah al-Sissi, a suspendu la constitution égyptienne et lancé un coup d’État militaire sanglant qui a renversé l’unique président d’Égypte démocratiquement élu, Mohamed Morsi.
En raison de la stupidité de ses auteurs, le coup d’État turc a été rapidement écrasé et les comploteurs devraient payer un lourd tribut. Le président Recep Tayyip Erdoğan a promis d’envisager la peine de mort pour les conspirateurs qui ont commis ces actes de trahison contre son pays.
Contrairement aux événements en Égypte, le coup d’État turc a été rapidement contrarié. Cela était dû à la désuétude des plans conçus par les comploteurs et à leur ignorance totale de la capacité d’un iPhone 6 et de Skype à éveiller une nation face au danger qui la menace. Cependant, le coup d’État a également été contrarié par un réalignement des institutions de la société, de ses médias, de ses partis d’opposition, de la police et des forces spéciales.
Les leaders de l’opposition savaient à l’avance ce qui se serait passé si l’armée était intervenue dans la gouvernance démocratique civile. Ils avaient vu tout cela avant. Ils avaient tous été témoins des répercussions catastrophiques des coups d’État de 1960, 1971–1973, 1980 et 1997. Les maux pénibles du peuple turc et l’angoisse résultant des précédents coups d’État sanglants étaient encore frais dans leur esprit.
Le président égyptien Sissi, ou plutôt les cerveaux de son coup d’État, étaient plus rusés et plus prudents que leurs homologues turcs, mais une fois au pouvoir, Sissi s’est avéré être un dirigeant aussi frivole et superficiel qu’ils l’auraient été, confronté aux défis politiques et économiques graves et imminents auxquels l’Égypte fait face. Sissi a réussi à hypnotiser le Front de salut national, le groupe cadre d’opposition formé pour renverser le premier président démocratiquement élu, Mohamed Morsi. Après l’éviction de Morsi, le front a disparu de façon spectaculaire.
Ces forces laïques et libérales ainsi que des sections des partis salafistes s’étaient unies pour demander – paradoxalement – l’intervention de l’armée afin de protéger la démocratie et de sauver le pays de ce qu’ils voyaient comme l’hégémonie grandissante et les politiques d’exclusion du régime islamiste radical de Morsi.
Certaines de leurs revendications étaient sans aucun doute des doléances politiques raisonnables, mais celles-ci auraient toujours pu été traitées dans le cadre et les mécanismes de la société civile démocratique. Rien ne devrait justifier qu’une quelconque entité politique qui ose se désigner comme un parti libéral ou un groupe laïc soutienne que l’intervention de l’armée égyptienne n’a pas été un coup d’État.
Le parti salafiste al-Nour prêche sans relâche au sujet de l’inéluctabilité de l’obéissance au dirigeant (« émir »), car ses partisans estiment qu’il est religieusement interdit de le trahir ou de rompre le serment d’allégeance. Ils estiment que l’on doit écouter et obéir au dirigeant, quoi qu’il fasse, même s’il les bat et s’il saisit – illégalement – leurs biens.
Heureusement, l’opposition turque ne comprend pas un parti semblable à al-Nour et a décidé de ne pas écouter le général Akin Öztürk, considéré comme le cerveau du coup d’État, lorsqu’il a déclaré que « la Turquie [était] la mère du monde et [serait] aussi grande que le monde », soit le plus célèbre cliché proféré par Sissi. Elle a choisi de lutter pacifiquement et politiquement pour vaincre son rival politique, tandis que l’opposition égyptienne a choisi de couronner un militant pour en faire un dictateur, un homme qui n’est même pas capable de s’exprimer assez clairement pour produire un discours sensé, sans parler de la gestion des affaires d’un grand pays tel que l’Égypte.
Ironiquement, au début du coup d’État turc, Erdoğan est apparu en direct sur la chaîne d’opposition la plus virulente à son encontre. Erdoğan s’est adressé à la nation sur CNN Türk dans cet appel vidéo décisif qui a complètement changé le cours des événements. En revanche, lors du coup d’État égyptien de 2013, les chaînes égyptiennes les plus notoires, ridicules sur le plan du professionnalisme, ont conspiré pour monter de toutes pièces des informations et des scènes qui se sont par la suite avérées être des inventions, en utilisant tous les moyens à leur disposition pour amplifier le nombre de manifestants opposés à Morsi.
En Turquie, en revanche, après une longue période de semi-boycott, des porte-parole, députés et ministres de l’AKP sont apparus sur des chaînes de l’opposition. Ils ont encore plus été interviewés par des chaînes qui critiquaient violemment le gouvernement que par des chaînes pro-gouvernementales. En raison de la grave polarisation politique et sociale qui a suivi les deux scrutins consécutifs survenus en 2015 en Turquie, les partis politiques s’étaient montrés de plus en plus hostiles les uns envers les autres, donnant lieu à un certain nombre d’affrontements entre législateurs au Parlement, suite à une controverse sur un projet de loi visant à supprimer l’immunité des députés.
Tout cela s’est calmé après que la tentative de coup d’État a été révélée. Erdoğan a téléphoné aux leaders d’opposition afin de les remercier pour leur attitude morale qui a joué un rôle majeur pour déjouer le coup d’État et empêcher les comploteurs de tromper la communauté internationale. En comparaison, l’opposition égyptienne a désespérément essayé non seulement d’embellir le coup d’État, mais aussi de légitimer les massacres qui ont suivi.
Après l’annonce du renversement de Morsi, les leaders d’opposition égyptiens ont applaudi sur la place Tahrir et scandé « Vive l’Égypte » dans cette scène la plus méprisable de l’histoire, tandis que Mohamed el-Baradei a déclaré que le « coup d’État » du 3 juillet avait pour but de rectifier l’issue de la révolution de 2011. Le pape copte Théodore II, le Grand imam d’al-Azhar Ahmed el-Tayeb ainsi que certains des jeunes leaders de Tamarod et du parti al-Nour se sont exprimés en faveur de l’intervention militaire. Heureusement, la Turquie n’a pas connu une tournure des événements aussi terrible, auquel cas elle serait entrée dans un tunnel sombre d’incertitude et de troubles politiques.
Contrairement à Abdel Moneim Abou el-Fotouh, fondateur du Parti « L’Égypte forte » et ancien dirigeant des Frères musulmans qui a participé aux manifestations du 30 juin qui ont ouvert la voie au coup d’État militaire du 3 juillet, Ahmet Davutoğlu, compagnon d’Erdoğan et ancien Premier ministre turc, s’est immédiatement précipité vers différents médias pour affirmer sans ambages que ce qui était arrivé était une tentative de coup d’État de certaines factions de l’armée ayant tenté illégalement d’attaquer la démocratie turque.
Il a dépassé ses différences avec le président Erdoğan, qui ont récemment entraîné sa démission, pour soutenir la démocratie, insistant sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’une attaque contre le président lui-même, mais d’une attaque contre la démocratie turque.
L’obséquiosité et la bassesse de l’opposition égyptienne a été une nouvelle fois amplifiée lorsque la tentative de coup d’État turc a commencé. De manière absurde, presque tous les médias égyptiens ont salué la nouvelle de la prise du contrôle du pays par l’armée et le fait qu’Erdoğan allait connaître le destin de Morsi.
Le pire visage de leur flagornerie invraisemblable a été incarné par leurs critiques de l’attitude prétendument hégémonique et fasciste d’Erdoğan lorsqu’il s’est exprimé en faveur de la peine de mort pour punir les conspirateurs du coup d’État.
Ils ont fermé les yeux sur les crimes contre l’humanité commis par Sissi et même légitimé le massacre de la place Rabia el-Adaouïa. Quand la Turquie se lève pour dissuader les traîtres qui cherchaient à détruire l’ensemble du pays et conspiraient en vue de détourner l’ensemble du système politique, ils l’accusent de créer un nouveau régime nazi.
Ce fait survient alors que le Parti d’action nationaliste turc (MHP) affirme qu’il approuvera la peine de mort lorsque la question sera soulevée au Parlement. En revanche, d’éminents leaders d’opposition égyptiens réclamaient des exécutions sommaires et non l’application de la loi.
Fait douloureux, aucune des figures politiques égyptiennes pro-coup d’État n’a exprimé de remords ou reconnu avoir commis une erreur de jugement qui a entraîné la mort de la vie politique et démocratique en Égypte. Espérons que le modèle turc serve d’inspiration à ce qu’il pourrait rester de leur conscience.
- Ahmed al-Burai est maître de conférences à l’Université Aydın d’Istanbul. Il a travaillé avec la BBC World Service Trust et le LA Times à Gaza. Actuellement basé à Istanbul, il se focalise principalement sur les questions relatives au Moyen-Orient. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @ahmedalburai
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Hamdine Sabahi, Amr Moussa, Mohammed el-Baradei et El-Sayed el-Badawi Shehata (de gauche à droite), membres du Front de salut national égyptien, prennent part à une réunion, le 8 juin 2013 au Caire, capitale égyptienne (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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