Comment soutenir un gouvernement libyen – et le tuer en même temps
Pour sonder les profondeurs de la folie de la politique britannique en Libye, des rapports factuels ne suffisent pas. Un jour après sa démission de son siège de député, la commission des affaires étrangères a anéanti la réputation de David Cameron en tant que chef de guerre.
L’enquête parlementaire britannique estime que « la responsabilité de protéger » a servi de prétexte pour un changement de régime (argument russe) ; que la menace imminente posée par les forces de Kadhafi aux civils à Benghazi a été surestimée ; que les renseignements étaient insuffisants et que la Grande-Bretagne a suivi la France sans être capable de l’influencer. Cela semble familier ? Mais même ces jugements ne font pas jaillir toute la vérité. Pour cela, il faut se tourner vers la fiction.
La contribution de Joseph Heller aux études de guerre fut le personnage de Milo Minderbinder dans son livre, Catch 22. L’officier du mess sur une base aérienne américaine en Italie a déclaré que, puisqu’il n’y avait rien qu’un soldat ne puisse faire à propos de la guerre, excepté y mourir, la seule chose rationnelle à faire était d’en tirer profit. Alors, quand Milo s’est retrouvé avec une surabondance de coton égyptien, il a invité les Allemands à bombarder son propre aérodrome.
Milo s’est défendu avec force : « Oh, je sais ce que vous allez dire. Bien sûr, nous sommes en guerre avec eux. Mais les Allemands sont également des membres du syndicat et il est de mon devoir de protéger leurs droits en tant qu’actionnaires. Peut-être ont-ils commencé la guerre et peut-être sont-ils en train de tuer des millions de personnes, mais ils paient leurs factures beaucoup plus rapidement que certains de nos alliés que je pourrais nommer. Ne comprenez-vous pas que je dois respecter le caractère sacré de mon contrat avec l’Allemagne ? »
Le personnage inventé par Heller est-il une parodie ou un euphémisme ?
Minderbinder modernes
Quelques heures avant le rapport de la commission spéciale, Middle East Eye a publié des enregistrements de conversations entre des pilotes émiratis sur des missions de bombardement autour de Benghazi et la tour de contrôle de l’aéroport de Benina, le siège du général rebelle Khalifa Haftar.
Il est clair, sur la base des enregistrements précédemment publiés, que les pilotes ne bombardent pas des cibles liées à l’État islamique (EI) à Syrte. Les coordonnées indiquent à la place un quartier de Benghazi appelé Souq al-Hout, le marché aux poissons, un champ de bataille crucial lors de l’intervention en 2011 contre Kadhafi et l’une des principales zones de combats entre les forces de Haftar et les islamistes depuis 2014.
Il est contrôlé par le Conseil de la Choura des révolutionnaires de Benghazi, une coalition de forces qui comprend Ansar al-Sharia, classé comme une organisation terroriste par les Nations unies, les États-Unis, le Royaume-Uni et la Turquie, mais aussi des groupes qui sont fidèles au ministère libyen de la Défense à Tripoli, tels que la Brigade des martyrs du 17 février.
On entend sur ces mêmes enregistrements les contrôleurs aériens des armées britannique, américaine, française et jordanienne. Ils sont assis aux côtés des Émiratis dans la salle de contrôle de Haftar.
Cela signifie que les Milo Minderbinder d’aujourd’hui aident les camps opposés de la même guerre à se combattre les uns les autres. La Grande-Bretagne fait un pari gagnant-placé.
Comme MEE l’a révélé lors de la publication d’un briefing du roi Abdallah de Jordanie aux dirigeants du Congrès des États-Unis en janvier, les forces spéciales britanniques sont déployées en Libye aux côtés des forces spéciales jordaniennes, dont l’accent arabe, selon le roi, est proche de l’argot libyen.
Nous savons d’après les rapports sur le terrain en Libye que les soldats britanniques aident les milices de Misrata, qui sont fidèles au gouvernement de Tripoli, à chasser le groupe État islamique de Syrte.
Auto-consécration
Mais en même temps, les contrôleurs aériens, les pilotes et les avions de l’armée britannique aident les forces de Haftar à prévaloir à Benghazi dans cette bataille. Haftar n’est pas, et n’a jamais été, engagé dans la lutte contre l’EI à Syrte. Sa guerre est contre le gouvernement de Tripoli.
Ses actions, comme celles de l’EI, sont destinées à montrer aux Libyens que le Conseil présidentiel, négocié sous l’égide de l’ONU et reconnu par la communauté internationale, et son Gouvernement d’union nationale (GNA) ne peuvent pas contrôler les principales infrastructures de l’État, comme les ports pétroliers, et que lui, Haftar, devrait être pris au sérieux.
Mardi, cela a conduit à un événement dont Milo Minderbinder aurait été fier. Deux jours après que sa soi-disant Armée nationale libyenne (ANL) a pris le contrôle des quatre ports du croissant pétrolier (Ras Lanouf, Sidra, Zueitina et Brega) aux milices contrôlées par Ibrahim Jadhran, commandant de la garde des installations pétrolières, Haftar s’est fait consacrer maréchal.
Une confrontation s’est ensuivie. Haftar a exigé que la National Oil Corporation (NOC) lève la force majeure et autorise l’exportation de pétrole, tandis que le Conseil présidentiel, les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, l’Espagne et l’Allemagne ont réaffirmé leur soutien au GNA et leur intention d’appliquer des sanctions contre les exportations illégales de pétrole. L’interdiction d’exportation a été levée jeudi après que le président de la NOC Mustafa Sanalla « a accepté une cession des ports » de la part des hommes de Haftar.
Il est difficile de savoir ce que cela signifie puisque la prise de contrôle par Haftar des ports dimanche était plus une question de négociation entre les milices qu’un combat réel. Sanalla a aussi semé les graines du doute sur le contrôle du GNA quand il a dit que la prise de l’ANL pourrait « conduire à une nouvelle phase de coopération » entre les factions libyennes. Le contrôle est une fête mobile en Libye.
Il y a quelques semaines, un diplomate occidental en Libye a rejeté comme théorie du complot l’idée que la Grande-Bretagne, la France et l’Italie œuvraient à diviser la Libye en trois – que la Grande-Bretagne prendrait la Cyrénaïque, les Italiens Tripoli et la France le Sud. Il a admis que le risque de division existait, à cause d’acteurs comme Haftar, mais que toutes les résolutions du Conseil de sécurité avaient réaffirmé la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’indépendance de la Libye et que l’effort collectif consistait à essayer à réunir toutes les milices en une même organisation.
De quelle façon précisément ? Le même diplomate a admis que son pays utilisait les Émiratis comme un intermédiaire dans l’est de la Libye.
Intervention catastrophe
L’Égypte et les Émirats sont des dictatures avec un passif de répression de l’opposition politique. Tous deux ont été très actifs à l’étranger, en particulier en Libye, pour faire en sorte que les gouvernements islamistes n’accèdent pas au pouvoir ni qu’ils y restent. Le GNA n’est pas islamiste, mais le fait que les groupes islamistes s’en sont remis à contrecœur à son autorité est suffisant pour amener les Émiratis à faire tout ce qu’ils peuvent pour le renverser.
Permettre aux Égyptiens et aux Émiratis de se tailler un riche petit État pétrolier client dans l’est de la Libye, tandis que d’autres Libyens combattent l’EI, n’est pas une formule sur laquelle l’unité nationale peut être forgée. Les milices soutenant le gouvernement négocié par l’ONU ont le droit de se sentir trahies.
Cameron et Sarkozy ne sont plus au pouvoir. Leurs forces spéciales continuent cependant de fournir une protection individuelle à Haftar, tandis que leurs gouvernements publient des déclarations condamnant son mépris du gouvernement de Tripoli reconnu par la communauté internationale. S’il devait l’emporter, un dictateur, en la personne de Kadhafi, aurait été remplacé par un autre.
La Grande-Bretagne, la France et l’Italie ont effectivement cédé la franchise de leurs intérêts en Libye aux États arabes de la région, qui y ont injecté leur propre agenda politique. Cet autre ex-maréchal, Abdel Fattah al-Sissi, a fait des groupes djihadistes dans l’est de la Libye sa priorité en matière de politique étrangère dans les mois suivant son coup d’État en Égypte.
Cela avait à l’époque rendu perplexes les experts, parce que cela se produisit bien avant que les djihadistes en Irak ne prennent le nom d’État islamique et s’implantent à Syrte. Il ne s’agira pas d’un désastre occidental ni libéral, mais le désastre de l’intervention se poursuivra.
Milo Minderbinder : « Nous allons sortir riches de cette guerre ! »
Capitaine Yossarian (personnage de Catch 22) : « Tu vas en sortir riche. Nous en sortirons morts ».
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des Libyens font le signe de la victoire et agitent un drapeau libyen tandis qu’un chasseur survole le terminal pétrolier de Zueitina, le 14 septembre 2016. Les forces opposées au gouvernement d’unité, dirigées par Khalifa Haftar, ont remis la direction des quatre ports pétroliers vitaux à la National Oil Company après s’en être emparés en portant un coup aux fragiles efforts de paix (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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