Cuisine, art et littérature : comment Israël vole la culture arabe
En tant que pays colonialiste, Israël s’est activement efforcé d’effacer l’existence des peuples autochtones sur les terres qu’il occupe, de manière à mieux s’approprier ces aspects de leur culture qui le font paraître « local » plutôt qu’implanté.
La cuisine étant historiquement une production culturelle locale, Israël ne s’enorgueillit pas de bagels, de saumon fumé ou de carpe farcie – tous d’origine européenne – mais plutôt de fallafels, de houmous, d’huile d’olive et de la salade de tomates et de concombres simple mais délicieuse qui accompagne la plupart des repas palestiniens.
Plus récemment, Israël a étendu la portée de son vol culturel au-delà des frontières historiques de la Palestine, pour atteindre divers pays arabes voisins. Ce vol, reconnu comme tel avec insolence, a été présenté en juillet à Tel Aviv, où une nouvelle galerie a inauguré sa première exposition, effrontément intitulée « Stolen Arab Art » (« Art arabe volé »).
« Nous exposons les œuvres en Israël sans que les artistes le sachent ou y consentent, et nous sommes parfaitement conscients de cet acte de dépossession. En délimitant ces frontières politiques et géographiques, nous souhaitons attirer l’attention sur l’exclusion d’Israël de la famille du Moyen-Orient », ont déclaré les organisateurs dans un communiqué.
Prendre l’art en otage
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Ceux-ci affirment que cette « exclusion » est en partie due au succès du mouvement de Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), qui appelle à un boycott universitaire et culturel d’Israël jusqu’à ce que cet État cesse de violer le droit international et les droits humains des Palestiniens. « Nous souhaitons promouvoir une réalité commune marquée par un dialogue ouvert et des échanges à travers le Moyen-Orient, sans guerre, sans occupation, sans frontière », clament les organisateurs.
Dans une interview pour Hyperallergic, un site web consacré à l’art et la culture basé à New York, le commissaire de l’exposition « Stolen Arab Art », Omer Krieger, a déclaré que l’objectif était de prendre l’art en « otage » afin d’obliger les artistes à « négocier ». « Nous voulons briser le boycott […] J’espère que les artistes apprécieront la sophistication de cette action, qu’ils comprendront son objectif et établiront un contact avec nous. »
En volant des œuvres dans divers pays arabes, Israël confirme ce qu’il est – un étranger sans respect des frontières culturelles et une jeune nation coloniale mue par des aspirations de grandeur impériale
Krieger est surtout connu pour son travail en tant que directeur artistique du festival artistique Under the Mountain à Jérusalem, de 2011 à 2015. Selon Hyperallergic, ce projet, financé par des mécènes de droite et le gouvernement israélien, a été critiqué pour avoir « artwashé », c’est-à-dire dissimulé sous le vernis de l’art, la réalité violente de la ville, notamment le nettoyage ethnique de sa population palestinienne.
Les organisateurs de l’exposition ne comprennent clairement pas qu’Israël ne saurait se faire accepter par « la famille du Moyen-Orient » en violant les droits des artistes à leur propre travail intellectuel. En fait, c’est précisément l’histoire israélienne de vol, de dépossession et d’appropriation qui a conduit à l’exclusion du pays. Répéter les mêmes crimes n’est pas la solution.
Pourtant, la même chose se répète actuellement dans un autre domaine artistique : une maison d’édition israélienne a récemment publié une anthologie de nouvelles écrites par 45 femmes de divers pays arabes et de la diaspora arabe mondiale sans leur consentement. L’anthologie, intitulée Hurriya (liberté), n’a pas été annoncée comme un livre « d’histoires volées », alors même que l’éditeur aurait par la suite reconnu ne jamais avoir demandé à nombre des auteures la permission d’inclure leur travail.
« Nous le voyons comme leur salut »
L’écrivaine palestinienne Khulud Khamis, qui vit à Haïfa, dit avoir été informée de ce vol lorsqu’elle a été invitée à participer à une table ronde sur le livre. En parcourant la table des matières, elle a soupçonné que les autre auteures n’avaient pas non plus été informées du fait que leur travail serait traduit et les a contactées.
Parmi elles figurent des écrivaines de renom telles que la Tunisienne Farah El-Tunisi, l’Algérienne Ahlam Mosteghanemi et la Koweïtienne Buthaina al-Issa. La couverture du livre serait en outre illustrée par le travail volé de l’artiste libanais Hussein Bleibel.
Khulud Khamis s’est servie de sa page Facebook pour dénoncer cette appropriation, tandis que nombre des auteures incluses dans l’anthologie ont exprimé un mécontentement extrême face au vol de leur propriété intellectuelle. La maison d’édition a depuis retiré le titre de son catalogue en ligne.
Alors que Khulud Khamis s’est activée en ligne et a contacté les auteures concernées, la militante Roni Felsen a pour sa part sollicité la maison d’édition – pour se faire dire au final que celle-ci pensait leur rendre service, et même les sauver !
Felsen a publié les détails de sa conversation avec les éditeurs, qui lui ont apparemment dit : « Ces femmes lancent un appel au monde […] Qui entendra les pleurs de ces femmes ? Par le passé, ces femmes pouvaient pleurer dans leur cuisine… ou dans les champs, entendues seulement par Dieu peut-être ? À présent, quelqu’un recueille ces pleurs, les traduit et les exprime ici, en Israël… Il est important pour nous que la voix de ces femmes soit entendue… Nous le voyons comme leur salut. »
Comment le fait de voler les récits de ces femmes et les traduire – mal, selon Khamis, qui parle couramment l’hébreu – sans les consulter peut-il « sauver » la vie de ces femmes ?
Comme l’a indiqué Khamis à Hyperallergic : « Ces écrivaines ne crient pas dans leurs cuisines ni dans les champs, et elles n’attendent certainement pas que les sauveurs blancs les ‘‘sauvent’’. Ce sont toutes des femmes fortes – des militantes, des défenseures des droits de l’homme, dont beaucoup sont titulaires de diplômes universitaires dans divers domaines et dont les œuvres créatives ont été reconnues à l’échelle nationale et internationale.
Le vol est au cœur de toute entreprise coloniale. Les musées des anciennes puissances impériales sont remplis d’art volés aux anciennes colonies, de l’Afrique à l’Asie et au-delà
« Prendre les mots et les créations de ces écrivaines, les traduire et les publier en hébreu – à leur insu ou sans leur consentement – est le contraire même de les ‘’sauver’’. Ils [la maison d’édition] ont volé ces femmes de leur pouvoir d’action, les ont réduites au silence et ont ignoré leur droit de faire leur propre choix concernant leurs œuvres. »
Le cœur du colonialisme
Le vol est au cœur de toute entreprise coloniale. Les musées des anciennes puissances impériales sont remplis d’art volés aux anciennes colonies, de l’Afrique à l’Asie et au-delà.
En volant des œuvres dans divers pays arabes, Israël confirme ce qu’il est – un étranger sans respect des frontières culturelles et une jeune nation coloniale mue par des aspirations de grandeur impériale – plutôt que ce qu’il voudrait si désespérément être aux yeux du monde, à savoir un des « pays du coin ».
La publication d’une anthologie de textes de femmes arabes, édités et traduits sans leur permission, montre un aspect particulièrement offensant de l’hubris impérial. Gayatri Chakravorty Spivak a très bien décrit cette attitude dans son ouvrage Can the Subaltern Speak?, un classique des études postcoloniales qui évoque ces « hommes blancs qui sauvent les femmes brunes des hommes bruns ».
Les auteures inclues – le terme habituel, « contributrices », serait erroné dans ce contexte – ne « pleurent » pas dans leurs cuisines mais agissent de manière efficace. La seule chose dont elles peuvent se plaindre est le vol de leur propriété intellectuelle.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : la traditionnelle salade arabe à base de tomates et de concombres hachés a été rebaptisée salade israélienne en Israël (Flickr).
Traduit de l’anglais (original).
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