Daech : un simple culte de la mort meurtrier ?
Le langage et le cadre de référence que nous utilisons pour discuter d’un problème peut soit l’illuminer et aider à l’expliquer, soit l’obscurcir et en limiter notre compréhension, et ainsi rendre hors de portée de possibles solutions.
Encouragés par la chasse aux sorcières de style maccarthiste orchestrée par les médias à l’encontre de quiconque ne dénonce pas publiquement l’État islamique (EI) en les termes les plus forts humainement possibles, les politiciens et commentateurs ont pris la dangereuse habitude de définir et rejeter l’EI de façon simpliste.
Ils constituent un « culte de la mort malfaisant », a déclaré au parlement le Premier ministre britannique en décembre 2015. Suivant l’exemple de son dirigeant, la secrétaire à l’Éducation Nicky Morgan a appelé le groupe un « culte de la mort meurtrier » sur le programme « Question Time » de la BBC. Pour ne pas être en reste, Andrew Neil, journaliste neutre de la BBC, a décrit ses membres comme « un tas de djihadistes minables » et de « pourritures islamistes » perpétrant « des décapitations, des crucifixions, des amputations, l’esclavage, le meurtre de masse […] une saleté médiévale… une barbarie de culte de la mort qui ferait honte au Moyen-Âge ». La gauche n’a fait guère mieux.
Invité à l’émission « Sunday Politics » de la BBC, l’écrivain de gauche Owen Jones a déclaré que l’EI « est un culte de la mort meurtrier… qui attire des minables pathétiques et meurtriers ». Interrogé sur la façon dont nous devrions affronter le groupe, Jones a expliqué : « Évidemment il n’y a aucune chance, jamais, de négocier avec ce culte de la mort meurtrier. Ils ne veulent pas négocier, ils souhaitent accomplir leur vision apocalyptique du monde ».
Ces déclarations décrivent certainement un aspect, très public, de l’EI. Cependant, ainsi que l’a indiqué au Guardian le général américain à la retraite Stanley McChrystal, « Si l’Occident voit l’EI comme une bande presque banale de tueurs psychopathes, il risque de gravement le sous-estimer ». Un avis partagé par Charlie Winter, responsable de recherche spécialisé sur l’EI à l’université d’État de Géorgie, qui explique : « Loin d’être une armée de fanatiques irrationnels assoiffés de sang, l’EI est une organisation politique profondément calculatrice dotée d’une infrastructure extrêmement complexe et bien planifiée ».
Écrivant au sujet des efforts de construction d’un État entrepris par l’EI, Charles Lister, auteur de The Syrian Jihad: Al-Qaeda, the Islamic State and the Evolution of an Insurgency, note que la « pratique de gouvernance standard » de l’EI inclut « l’établissement de programmes d’assistance publique, l’offre d’innombrables formes de service social, des bureaux d’inspection de la qualité des biens commerciaux, un système de perception des impôts, des sociétés de transport et bien plus encore ».
Dans un article de 2014 intitulé « The Islamic State of Iraq and Syria has a Consumer Protection Office », (L’État islamique en Irak et en Syrie a un service de protection du consommateur »), Aaron Zelin, chercheur associé à l’International Centre for the Study of Radicalisation and Political Violence, commente que la « bureaucratie sophistiquée » du groupe inclut un système de tribunaux et une force de police itinérante, ainsi que des services variés incluant la fourniture d’électricité, un bureau de poste, la réparation des routes, des écoles religieuses et des soins de santé. « L’EI aide au fonctionnement des boulangeries et approvisionne en fruits et légumes de nombreuses familles », note Zelin.
« À Raqqa, l’EI a établi une cantine pour nourrir les personnes dans le besoin et un bureau des orphelins pour aider ces derniers à trouver une famille d’accueil ». Le groupe organise aussi des campagnes de vaccination contre la polio. En outre, l’EI a apparemment créé un bureau des plaintes (incluant des boites à idées) dans le but d’éradiquer la corruption. Et récemment, le Guardian a publié un article décrivant le centre de recherche et de développement de l’organisation, dirigé par des techniciens et des scientifiques, ainsi que son équipe de communication, qui emploie jusqu’à cent 100 personnes et « a un emploi du temps et une charge de travail comparables à ceux d’une chaîne de télévision ».
Au lieu de participer délibérément au sordide petit jeu de feinte indignation morale des médias, les politiciens et commentateurs devraient regarder en face certains faits particulièrement gênants. Selon le commissaire européen à la Justice, plus de 5 000 Européens sont partis rejoindre l’EI en Irak et en Syrie. D’après de nombreux rapports, un grand nombre de sunnites ont choisi de vivre sous le contrôle de l’EI plutôt que celui du gouvernement irakien. Selon Paul Rogers, professeur d’Études sur la paix à l’université de Bradford, il y aurait des flux attestés de réfugiés en direction du territoire contrôlé par l’EI.
Des mesures positives, bien que loin d’être aisées, pourraient être prises en réponse. Pour empêcher le groupe EI de recruter en Occident, nous devons cesser d’étiqueter publiquement ceux qui le rejoignent comme des « minables pathétiques et meurtriers » et prendre en considération les complexes facteurs personnels, sociaux, économiques et politiques qui les ont en premier lieu poussés dans les bras de l’EI.
Afin de réduire le pouvoir et le contrôle de l’EI en Irak, nous devons nous demander pourquoi une grande partie de la population sunnite est aussi méfiante à l’encontre des forces gouvernementales irakiennes. Et pour diminuer l’autorité de l’EI en Syrie, nous devons diminuer la violence et le chaos que le groupe exploite dans le pays et chercher à mettre rapidement un terme à la guerre.
Le problème est que toutes ces solutions éventuelles impliquent d’assumer notre propre rôle répréhensible dans la crise. Les interventions militaires occidentales au Moyen-Orient ont sans aucun doute joué un rôle clé dans la radicalisation des musulmans vivant en Occident. L’Occident a soutenu le gouvernement irakien quand il abattait des manifestants sunnites non-armés, lançait des bombes-barils sur les zones dominées par les sunnites et laissait des milices chiites perpétrer de nombreux crimes de guerre en toute liberté.
En Syrie, l’Occident a contribué à l’escalade du conflit et gâché les tentatives de négociation d’une solution pacifique. Ainsi, en plus d’être absolument d’aucune aide dans la lutte contre l’EI, appeler le groupe « un culte de la mort meurtrier » joue aussi un important rôle politique – celui de diriger les projecteurs loin de nos propres actions destructrices.
Si nous voulons vraiment contribuer à réduire le pouvoir et le territoire de l’EI, ce dont nous avons désespérément besoin est un débat adulte, nuancé et fondé sur des preuves au sujet de l’organisation et des raisons expliquant son essor et sa persistance. Par exemple, une approche rationnelle consisterait à rejeter l’affirmation peu subtile d’Owen Jones selon laquelle « il n’y a aucune chance, jamais, de négocier » avec l’EI, nous interrogeant notamment sur les divisions et factions internes du groupe ainsi que sur le soutien dont il dispose en externe. L’EI possède-t-il une aile plus modérée ou pragmatique ? Comment peut-on persuader des groupes ou individus combattant actuellement avec l’EI ou s’y étant alliés de s’en détacher ? Pourrait-on négocier avec les acteurs étatiques et non-étatiques qui soutiennent actuellement l’EI ? Serait-il possible de persuader – c’est-à-dire de négocier avec – ceux qui prévoient de rejoindre l’EI dans le futur ?
Enfin, nous devons garder à l’esprit que les déclarations politiques souvent hystériques que les médias demandent aux politiciens et commentateurs de répéter machinalement ne sont d’aucune aide pour réduire la menace terroriste qui pèse sur le Royaume-Uni et d’autres pays.
-Ian Sinclair est un écrivain freelance basé à Londres, auteur de The March that Shook Blair: An Oral History of 15 February 2003. Vous pouvez le suivre sur tweeter : @IanJSinclair
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : les forces anti-terrorisme irakiennes patrouillent dans le quartier de Tamim à Ramadi, une ville située sur l’Euphrate à 100 kilomètres à l’ouest de Bagdad, le 9 décembre 2015. Les forces irakiennes ont récemment consolidé leurs positions contre le groupe État islamique à Ramadi après avoir reconquis une grande partie de la ville (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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