En Algérie, la rente pétrolière a aussi permis d’acheter la culture
Intellectuels et journalistes ont appelé, la semaine dernière, à boycotter le Salon international du livre à Alger (SILA), du 26 octobre au 5 novembre, l’un des plus importants du Maghreb et du monde arabe pour ce qui est du nombre de visiteurs – un demi-million selon les chiffres officiels.
Le commissaire de ce salon, Hamidou Messaoudi, également patron de l’une des plus grandes imprimeries d’État, a voulu « blaguer » lors d’une émission autour d’une brochure religieuse interdite lors du précédent salon, intitulée Comment frapper sa femme. Le commissaire du salon du livre a déclaré que ce genre d’ouvrage pouvait toutefois être « utile » car les Algériens, qui peuvent se montrer trop violents envers leur(s) épouse(s), devraient « frapper avec plus de gentillesse ».
Une vague de protestation a immédiatement secoué les réseaux sociaux, le responsable a présenté ses excuses et le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, a déclaré qu’il ne s’attendait pas « à ce que les gens transforment une plaisanterie en polémique ».
Mais au-delà de la polémique, qui démontre avec quelle légèreté scandaleuse certains responsables de la culture se comportent, c’est surtout l’état de la gestion de la chose culturelle qui choque profondément les véritables créatifs.
Le souci, pour paraphraser un libraire algérois, n’est pas qu’un tel ou un tel ait dit ou fait cela, mais que l’on permette à des apparatchiks bureaucrates de tenir les rênes de la culture. Parce que, tout simplement, la gestion basée sur l’improvisation et le clientélisme n’a fait qu’éroder le secteur culturel, poussant les « institutions » culturelles officielles à fonctionner en roue libre, imposant aux acteurs créatifs autonomes un épuisement fatidique.
Depuis les années 2000 et l’explosion de la manne pétrolière, le ministère de la Culture, sous la direction de Khalida Toumi (2002-2014), est entré dans un cycle dépensier impressionnant. Dans un entretien à la presse, le chercheur Amar Kessab précise : « Entre 2006 et 2016, le budget accumulé consacré à la culture en Algérie a atteint 3,2 milliards de dollars [2,71 milliards d’euros]. »
Clientèle et plumes amies
« C’est une somme faramineuse, mais elle n’a pas été utilisée pour mettre en œuvre une stratégie ou un plan d’action. Entre incompétence, corruption et clientélisme, aucun impact économique ou social n’a été enregistré après l’injection de cette somme dans le secteur culturel. Au contraire, cet argent a servi à restreindre la liberté d’expression artistique et la liberté d’action culturelle des citoyens », poursuit Amar Kessab.
Cette masse d’argent a beaucoup profité à une clientèle spécifique du système, notamment pour les budgets de films qui ne voient que rarement le jour, ou pour l’édition de livres que… les librairies ne recevront jamais.
Sans compter les surfacturations et autres marchés autour de la communication ou de l’hôtellerie à l’occasion des fastueux festivals officiels : on a donc assisté à la création d’un large réseau d’agents propagandistes et fidèles à l’ordonnateur principal, le ministère de la Culture.
Du coup, les pires gabegies sont « couvertes » par les plumes amies : on n’entendra pas parler du directeur de musée qui, en quittant son poste officiel, emporte avec lui tout le matériel, jusqu’à l’éclairage. On ne saura pas que l’Entreprise nationale des arts graphiques (ENAG), à défaut de pouvoir imprimer les livres scolaires, préfèrent offrir le marché à des entrepreneurs en Espagne ou à Malte. On ne polémiquera pas sur les budgets faramineux alloués à des films que même la télé gouvernementale ne passera pas. On ne parlera pas non plus du fait que la Bibliothèque nationale soit devenue un bâtiment sans vie…
Cette politique dépensière a permis aussi de créer une bulle éditoriale qui a profité à certains éditeurs grâce aux subventions et autres faveurs, comme par exemple l’attribution d’appels d’offres : mais les éditeurs sérieux et réputés, aussi bien en Algérie qu’à l’étranger, qui évoluent, eux, hors des réseaux clientélistes, ont vécu une véritable guerre d’usure.
Rigueur ciblée
L’argent dépensé sans contrôle partial et indépendant permettait de créer l’illusion d’une aura à l’étranger : on participait avec des « clips » ou des productions médiocres à de grands festivals à l’international, à grand renfort de frais de représentations et de locations de stands souvent vides (comme au festival de Cannes).
En parallèle, l’Exécutif a promulgué une série de lois et de directives portant sur les « autorisations ». « Le ministère de la Culture est devenu un gendarme, non une autorité publique censée aider à la promotion des arts et des lettres : il faut des autorisations pour ouvrir une librairie, pour importer des livres – même numériques, ce qui est une idiotie –, pour inviter un auteur, pour organiser une rencontre littéraire… », énumère un éditeur.
Seuls les festivals qui ne génèrent ni surfacturation, ni contrats propices aux détournements de fonds, paient vraiment la facture de cette nouvelle rigueur ciblée
Pire, l’actuel retour de bâton budgétaire avec la crise financière que vit l’Algérie force le ministère à éliminer certaines manifestations aux dépens d’autres, mais uniquement en se basant sur le critère du clientélisme : seuls, par exemple, les festivals qui ne génèrent ni surfacturation, ni contrats propices aux détournements de fonds, paient vraiment la facture de cette nouvelle rigueur ciblée.
Et c’est dans ce marasme actuel que s’impose une autre dérive : incapable de soutenir certaines manifestations culturelles, les autorités laissent la porte ouverte aux partenaires étrangers pour combler les vides dans la caisse.
« Cette situation peut se révéler salutaire malgré tout », commente un éditeur. « Ainsi, le secteur connaîtra une véritable décantation. Les acteurs culturels réels auront tout le champ libre pour enfin s’émanciper des tutelles officielles. »
Le chercheur Ammar Kessab, initiateur d’une carte culturelle de l’Algérie visant à identifier les projets et les sites culturels dans le pays, insiste, lui aussi dans un entretien, sur le fait que la crise financière actuelle « ouvre aussi la porte aux espoirs portés par une société algérienne qui a longtemps souffert de ne pas pouvoir créer, diffuser et distribuer librement ses expressions culturelles et y avoir accès de manière à favoriser son propre développement ».
Car le fait le plus marquant dans cette dernière décennie est que ce sont les films, livres ou projets artistiques hors circuit officiel et bureaucratique qui remportent adhésion et prix à l’international.
La jeune génération de cinéastes et de photographes en est le symbole le plus criant : leurs œuvres reconstruisent pierre après pierre l’imaginaire mondial sur l’Algérie, sa culture, son patrimoine et son présent. Loin, très loin des bureaux des fonctionnaires de la censure et des clients d’une rente crépusculaire.
- Adlène Meddi est un journaliste et écrivain algérien. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a signé deux thrillers politiques sur l’Algérie et co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese. Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : L'ex-ministre algérienne de la Culture, Khalida Toumi, visite le Salon international du livre d'Alger en septembre 2011 (AFP).
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