Faire revivre les institutions sunnites pour combattre le terrorisme
L’islam sunnite est dans la tourmente. Au cours des deux dernières décennies, il a été en proie à une agitation et à une fragmentation sans précédent dans sa longue histoire.
Après la vague de radicalisation qui avait balayé la communauté chiite après la révolution iranienne de 1979, ce fut au tour de l’islam sunnite, qui représente environ 80 % des musulmans dans le monde, d’attirer les projecteurs et de passer au centre de la scène avec la montée incessante de mouvements radicaux violents tels qu’al-Qaïda et l’État islamique.
Il convient de noter que les racines des maux de l’islam sunnite ne sont pas entièrement liées à la religion, contrairement à ce que la plupart des journalistes, figures politiques et « experts » en Europe et de l’autre côté de l’Atlantique ne se lassent de répéter. Plutôt que dans les Écritures et la théologie, c’est dans la politique et l’économie, les équilibres de pouvoir, les interventions étrangères et la lutte pour l’influence et les ressources que résident les causes des maux du sunnisme. Si la foi religieuse et les affiliations sectaires et ethniques sont spontanément rappelées ou volontairement exploitées dans les conflits qui secouent le monde musulman, elles ne sont en réalité ni leur cause primaire, ni la seule clé de leur résolution.
Pourtant, il existe un réel problème qui caractérise concrètement l’islam sunnite majoritaire, à savoir la profusion de voix religieuses et politiques parlant en son nom, de façon désordonnée, contradictoire et déroutante – un phénomène face auquel l’islam chiite a été en grande partie immunisé grâce au pouvoir conféré à son clergé.
Depuis des siècles, l’islam sunnite s’est imposé comme le représentant des croyances de la majorité, ou de la foi de l’Oumma musulmane, plutôt que comme un simple groupe religieux, contrairement aux autres composantes du paysage musulman qui ont endossé le rôle de dissidents ayant fait sécession du courant dominant. Cela a donné à l’islam sunnite un sentiment de confiance et la capacité à s’identifier à plus grande échelle à l’Oumma et à s’en faire l’interprète, tandis que les autres croyances sont restées des expressions limitées de factions dissidentes en colère, même lorsqu’elles se sont retrouvées au pouvoir, à l’instar des chiites fatimides qui ont régné en Tunisie et en Égypte de 909 à 1171.
Sur le plan théologique et historique, l’islam sunnite s’est révélé en grande partie égalitaire, refusant à toute personne le droit de monopoliser le texte religieux tout en instituant une relation directe entre les croyants et les Écritures, dépourvue de hiérarchie. Cela a permis une grande marge de manœuvre et un certain pluralisme dans l’interprétation du texte, et entraîné ainsi l’émergence d’innombrables écoles intellectuelles et juridiques sunnites.
Pour sa part, le chiisme a subi une sorte de catholicisme en limitant le processus d’interprétation des Écritures aux imams infaillibles et à leurs successeurs, les membres du clergé qui transmettent des exégèses religieuses aux adeptes de la secte qui les suivent avec dévotion.
L’islam sunnite a résolu le problème de l’absence d’axe de gravité ou de centre de direction religieux en instituant l’autorité d’érudits (ulama) en tant que principaux détenteurs de la légitimité nécessaire pour interpréter le texte religieux, tout en reconnaissant le droit au pluralisme intellectuel dans le cadre de l’ijtihad, c’est-à-dire la libre interprétation.
Mais l’islam sunnite a vécu un changement brutal au cours des deux derniers siècles. Le processus de modernisation dans le monde musulman a été associé à un renforcement progressif du rôle de l’État et de sa bureaucratie en tant que force principale, jusqu’à devenir finalement l’unique acteur et responsable du sort des sociétés musulmanes. Ce phénomène a coïncidé avec la fragmentation de l’autorité des érudits et l’érosion des institutions d’enseignement traditionnelles, qui étaient chargées de transmettre aux sociétés musulmanes un sens, des valeurs et des symboles, ainsi que de maintenir leur équilibre général. Cela a créé un vide qui a été rempli par la confusion et le chaos, puisque des amateurs et des imposteurs ont fait intrusion dans la sphère occupée jusque-là par des juristes et des érudits qualifiés.
Les destins des établissements religieux sunnites sont allés de l’effacement total, comme ce fut le cas en Turquie, en Tunisie, en Irak et en Syrie, à la marginalisation et à l’annexion, comme cela est arrivé en Égypte, en Indonésie et en Malaisie. En Égypte, al-Azhar est devenue le bras droit de l’État, utilisée par les dirigeants successifs pour conférer une légitimité à leur pouvoir et à leurs édits politiques. En Tunisie, Zitouna, fondée en 737, a été fermée dans les années 60 puis transformée en une simple branche marginale de l’université dans la Tunisie postindépendance.
Au milieu du vide, des troubles et de l’érosion du système d’enseignement religieux, de nombreux intrus ont pu pénétrer dans le territoire déserté et revendiquer une autorité leur permettant de parler au nom de l’islam et d’agir en tant que gardiens de ses adeptes. Oussama ben Laden était ingénieur tandis qu’Ayman al-Zawahiri était médecin ; tous deux ont été éduqués et formés dans des établissements modernes/postcoloniaux.
En effet, contrairement au récit dominant qui associe le terrorisme à l’éducation religieuse, il est rare de trouver un terroriste ayant reçu un enseignement solide dans un établissement d’enseignement religieux sunnite, même dans ceux qui ont perdu leur lustre d’antan. En fait, ce sont des diplômés de ces écoles et universités qui jouent le rôle de puissants antidotes contre les groupes extrémistes et la version de l’islam qu’ils épousent.
Il ne fait aucun doute que nous ne pouvons pas revenir en arrière. Le processus de modernisation est une réalité forte dans le monde musulman. En outre, l’intelligentsia moderne constitue désormais un facteur de la société musulmane. Elle a repris les composantes du rôle traditionnellement joué par les érudits. Le défi des musulmans consiste aujourd’hui à restaurer et à faire revivre l’énorme patrimoine religieux et savant de l’islam sunnite dans un contexte moderne, et à créer ainsi un amalgame entre les sciences islamiques profondes et riches et les méthodes et disciplines modernes.
Afin d’absorber les tensions considérables qui bouillonnent dans les entrailles de l’islam sunnite et de rétablir son équilibre, il est crucial de restaurer le statut et la fonction de l’érudit traditionnel, non pas en tant que seul acteur sur la scène ou conscience de l’islam sunnite, mais en tant qu’autorité intellectuelle disposant d’une influence morale et d’une présence importantes dans la société musulmane.
La clé de ce processus de restauration réside dans le renouveau des anciens établissements d’enseignement sunnites, réalisé dans le respect de l’esprit de modernité et des exigences de notre temps, tout en préservant leur autonomie et leur indépendance vis-à-vis des pouvoirs en place, conférant ainsi une autorité morale à leurs visions et interprétations aux yeux des musulmans du monde entier.
Seulement alors pourrons-nous ressusciter les traditions d’ouverture et de dialogue qui caractérisaient ces institutions, et ainsi préserver l’entité musulmane des tendances extrêmes de groupes terroristes violents.
Prenez par exemple le Maroc. Grâce à ses institutions religieuses actives et influentes, principalement al-Quaraouiyine et Husseiniyya, le pays a pu affaiblir les courants radicaux et les priver de toute légitimité religieuse. Cela contraste fortement avec les expériences de ses voisins, l’Algérie et la Tunisie, où le manque d’érudits religieux locaux a laissé la société, et notamment ses jeunes générations, en proie à l’influence des idées extrêmes et avec de faibles moyens pour contester et isoler leurs partisans.
Le renouveau de l’autorité des institutions d’enseignement traditionnelles ne pourrait agir de lui-même comme un remède magique aux maladies que sont le radicalisme et le terrorisme. Ces maladies se nourrissent des conflits politiques qui font rage dans la région. Mais cela contribuerait sans doute à rétablir la stabilité des sociétés musulmanes dans un monde étroitement interconnecté, où l’on ne peut plus laisser les crises sévir au loin et se rapprocher inévitablement de ses frontières. Les vagues de réfugiés infortunés qui gagnent les côtes européennes pour fuir l’abîme syrien en sont un témoignage éloquent.
- Soumaya Ghannoushi est une écrivaine britanno-tunisienne spécialisée en politique du Moyen-Orient.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : une femme traverse la cour de la mosquée Zitouna, dans la médina de Tunis, le 9 août 2012 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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