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L’état d’urgence en Turquie est justifié, mais comporte des risques

Il est compréhensible que le gouvernement turc ait instauré l’état d’urgence, mais la répression doit avoir des limites

La décision du gouvernement turc d’instaurer l’état d’urgence est une réponse prudente et assez prévisible à la situation dans laquelle il se trouve.

Environ 240 personnes ont été tuées et le gouvernement presque renversé par un coup d’État le 15 juillet dernier qui, selon le président Recep Tayyip Erdoğan, a été encouragé par le mouvement Gülen, une confrérie religieuse secrète au sein de l’armée turque.

Il ne semble faire aucun doute qu’un groupe important existe bel et bien au sein des officiers, s’étendant au moins jusqu’au niveau des officiers intermédiaires, et que celui-ci est le principal responsable de la conspiration, même si d’autres s’y sont joints plus tard.

Voilà du moins ce que des officiers de l’armée à la retraite disent en privé. Le plus grand mystère est peut-être que les autorités n’ont pas agi plus tôt contre les militaires gülenistes.

Étant donné le risque d’une deuxième tentative de coup d’État – peu probable dans les circonstances actuelles peut-être, mais pas impossible –, toute administration espérant survivre introduirait des mesures d’urgence comme l’a fait la Turquie.

Mais des questions demeurent concernant la nature des pouvoirs accordés par l’état d’urgence et la façon dont ils seront utilisés, ainsi que la rapidité avec laquelle un retour à des conditions normales est possible.

Dans le cas de la Turquie, la question est compliquée du fait de souvenirs vivaces de régime militaire strict en vertu de la loi martiale dans un passé relativement récent, et parce que, cette fois-ci, les militaires constituent eux-mêmes l’un des principaux groupes sur lesquels il faut enquêter. Cela signifie que le processus doit être géré par une structure entièrement civile.

L’état d’urgence sera administré par le ministère de l’Intérieur et les gouverneurs provinciaux (appelés « valis » en turc) des 81 provinces du pays. Leur principale tâche sera d’identifier des partisans du mouvement Gülen – une fraternité sunnite hanafite, classique sur le plan théologique, mais avec certains signes extérieurs modernistes et pro-scientifiques – et apparemment de les purger.

Ceci est très problématique en soi, car avoir une sorte de lien passé avec le mouvement n’implique pas nécessairement une actuelle sympathie à son égard ni plus particulièrement un lien avec ses activités criminelles.

Ici, les Gülenistes ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes en quelque sorte puisque (contrairement à d’autres confréries soufies en Occident), ils opèrent comme une société secrète à l’extérieur comme à l’intérieur de la Turquie. Leurs amis et alliés en Europe et en Amérique ont cru pouvoir commenter publiquement dans les médias occidentaux les événements en Turquie au cours des derniers jours sans mentionner de relations personnelles avec le mouvement, même lorsque celles-ci peuvent être rapidement vérifiées sur internet. Un tel comportement accroît le climat de suspicion en Turquie.

L’état d’urgence a été instauré pour une période relativement courte de trois mois et les porte-parole du gouvernement ont évoqué une durée de seulement un mois ou deux. Mais si l’on prend comme référence les derniers états d’urgence, il est probable qu’il restera en vigueur pendant bien plus longtemps que cela. Pendant ce temps, tous les freins et contrepoids constitutionnels seront suspendus, y compris l’application de la Convention européenne des droits de l’homme. Il est possible que la peine de mort, qui n’est plus utilisée en Turquie depuis 1984, soit réintroduite et peut-être rétrospectivement – mais il faut noter que les appels pour son rétablissement se sont fait moins fréquents au cours des derniers jours qu’ils ne l’étaient immédiatement après le putsch.

Cela peut refléter la prise de conscience des avertissements de la chancelière allemande Angela Merkel, qui a prévenu que le rétablissement de la peine de mort enterrerait la candidature de la Turquie à l’Union européenne. Il y a aussi d’autres restrictions qui semblent alarmantes : la presse ne sera pas autorisée à publier des informations « exagérées » ; on parle de confisquer les biens et avoirs des traîtres condamnés, et (bien que ce ne soit pas à proprement parler dans les pouvoirs accordés par l’état d’urgence) il semble que ces « traîtres » pourraient même se voir refuser une sépulture religieuse normale.

L’inconvénient de tout type de système d’état d’urgence est que, sans droit d’appel, les pouvoirs illimités se révèlent souvent avoir été utilisés d’une manière inutilement draconienne, surtout lorsque les autorités réagissent aux piques d’écrivains critiques dans la presse ou agissent sur les dénonciations anonymes d’ennemis personnels comme c’est souvent le cas en Turquie.

Le mouvement Gülen est relativement petit par rapport à d’autres confréries soufies en Turquie, même s’il se concentre dans certaines parties de la fonction et du secteur publics. Parce que les confréries religieuses sont vaguement définies comme des associations et non comme des entités juridiques claires, le gouvernement a pendant un certain temps fait allusion au mouvement Gülen comme le « FETÖ » ou le « mouvement terroriste Fethullah Gülen ». Néanmoins, prouver qu’une personne qui n’a pas participé directement à la tentative de coup d’État a commis une activité criminelle en relation avec ce mouvement pourrait être problématique.

Ses adhérents sont invariablement connus au niveau local et toutes ces personnes à travers le pays sont donc très exposées à une possible chasse aux sorcières, d’autant plus qu’ils sont, pour autant qu’on puisse en juger, souvent impopulaires auprès de leur mosquée locale et doivent l’être d’autant plus à l’heure actuelle.

Parmi les premiers civils à avoir été arrêtés jeudi par exemple figuraient Orhan Kemal Cengiz, un avocat idéaliste des droits de l’homme et journaliste, et sa femme. Ils ont toujours été farouchement opposés au régime militaire dans le passé. Tant que des preuves ne seront pas présentées au tribunal, il sera impossible de juger du poids d’une quelconque accusation à son encontre, mais ce cas ressemble de manière inquiétante à une répression aveugle.

La prochaine question à se poser est : quels tribunaux poursuivront les milliers de personnes placées en état d’arrestation ? Avec près de 3 000 juges licenciés et plusieurs centaines d’autres accusés d’infractions et en prison, ainsi qu’environ un tiers des membres de la Cour suprême d’appel renvoyés, il devra y avoir de nouvelles nominations et peut-être même de nouveaux tribunaux.

La question peut-être la plus décisive pour la Turquie est toutefois de savoir si les autorités utiliseront maintenant ces pouvoirs spéciaux pour s’en prendre à leurs autres adversaires, et en particulier peut-être aux libertaires qui ont soutenu les manifestations du parc Gezi en 2013. La répression du grand nombre de gülenistes dans les établissements d’enseignement pourrait facilement aboutir à des arrestations d’intellectuels, d’universitaires, de journalistes et d’écrivains : la caractéristique la plus néfaste de la loi martiale sous les généraux. Plusieurs recteurs d’université ont déjà été licenciés et trois autres arrêtés. Les 1 577 doyens des universités du pays ont tous respecté l’ordre de démissionner de leur poste. Tout le personnel du corps professoral est actuellement interdit de voyage à l’étranger, une restriction qui pourrait suggérer qu’ils sont considérés comme une catégorie hostile. Les écoles et les enseignants (où les gülenistes étaient encore forts jusqu’à cette semaine) sont également une cible clé avec plus de 20 000 enseignants suspendus.

La loi martiale après les révolutions de 1960 et 1980 en Turquie a dans les faits produit une refonte et reconfiguration de la société turque, au prix d’une grande souffrance et d’injustices. Il semble certain que l’armée turque sera restructurée, mais les choses s’arrêteront-elles là ? Si l’état d’urgence s’étend au-delà de son délai d’origine, l’histoire pourrait se répéter, mais peut-être encore plus douloureusement.

David Barchard a travaillé en Turquie en tant que journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire de la Turquie et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des policiers turcs assistent aux funérailles de l’officier des forces spéciales de la police Meriç Alemdar, tué au cours du coup d’État manqué du 15 juillet, à la mosquée Kocatepe, à Ankara le 21 juillet 2016 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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