L’État islamique et l’âge de la brutalité
Je pensais auparavant que la violence poursuivie par al-Qaïda depuis les années 90 et plus récemment par l’État islamique n’était rien de plus qu’une extension des révoltes qui ont touché l’islam au VIIe siècle, à savoir les rébellions kharidjites contre les califats omeyyade et abbasside. Ce n’est qu’au cours des derniers mois que j’ai compris que mon interprétation de ce phénomène comportait des lacunes et était peut-être complètement erronée.
Les attentats de Nairobi et Dar es-Salaam dans les années 90, les attentats du 11 septembre aux États-Unis, les attentats de Londres, Casablanca et Madrid, la mutilation de vies humaines en Irak et en Syrie, les attentats du 10 octobre à Ankara et du 13 novembre à Paris... Tout cela est né d’une vision déformée du monde et de la politique. Les auteurs de ces attentats ont justifié leurs actes avec un discours qui comporte une sorte de relation avec l’histoire de l’islam. Pourtant, ils n’ont qu’un lien fragile avec le modèle kharidjite. Il s’agit d’un phénomène véritablement moderne, qui fait preuve d’une brutalité moderniste. Les idéologues de l’État islamique, malgré toute la psychopathie de leur manière de penser, qualifient l’ère dans laquelle nous vivons d’âge de la brutalité.
Le projet nazi visant à anéantir les juifs d’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale était la première tentative de mise en œuvre d’un génocide à grande échelle par le biais de l’esprit moderne. Le régime nazi n’aurait pas pu créer sa machine à tuer à échelle industrielle qui a entraîné le massacre de millions de juifs, de Tziganes et de Russes entre autres, sans les évolutions sans précédent de la gestion, de l’enregistrement, de l’archivage et du transfert de données. Cela n’aurait pas pu avoir lieu sans un système de communication rapide et capable de manipuler de gros volumes de données. La physique et la chimie ont permis de développer le massacre de masse comme l’humanité ne l’a jamais vécu auparavant.
Les cercles nazis n’auraient peut-être pas pu imaginer le processus de mise en œuvre du génocide s’il n’y avait pas eu les technologies disponibles. Bien entendu, l’État islamique n’est pas le régime nazi. Cela représenterait un énorme danger pour la sécurité du monde si l’État islamique était en effet l’un des régimes militaires les plus puissants dans l’histoire du monde moderne.
Un phénomène politique
Il est cependant difficile d’ignorer le contexte essentiellement moderniste dans lequel l’État islamique est né et dans lequel sa vision du monde et de son rôle au sein de celui-ci ont été conçus. Nous vivons dans l’ère du transfert rapide des images, des êtres humains et des outils, dans l’âge de l’aliénation et de la perte de la compassion humaine. Les données sont disponibles comme jamais auparavant, tout comme la surveillance, cependant. En effet, le contrôle de celles-ci a entraîné la perte de tous les privilèges qui leur étaient autrefois associés.
En cette ère de brutalité dans laquelle vit l’État islamique, il n’y a guère de distinction entre la foi et la perte de la foi, entre les valeurs du sacrifice et l’absence de toute considération pour l’existence humaine, entre le respect de la vérité et la brutalité bestiale.
Pourtant, il serait également trompeur de voir le phénomène du massacre aléatoire d’innocents promu par l’État islamique uniquement comme un reflet de la modernité, de la conscience humaine qui se retourne contre elle-même. L’État islamique est aussi un phénomène politique né de contextes politiques spécifiques dans des lieux et des époques spécifiques.
Au cours des quelques mois qui ont suivi la victoire des révolutions en Tunisie et en Égypte, aucune mention n’a été faite d’al-Qaïda : son organisation semblait disparaître complètement de la scène arabe et islamique. Ces deux révolutions ont montré une nouvelle méthode de changement et un nouvel horizon pour les peuples de l’Orient arabo-islamique, ainsi que le potentiel qu’ont ces peuples pour exprimer leurs souhaits et se faire entendre dans le monde, pour retrouver leur droit de décider et de vouloir les choses comme ils le souhaitent.
Malgré les pertes et les violences, ces deux révolutions incarnent le plus haut niveau de l’action civile populaire. Dans un tel monde, la violence irréfléchie d’al-Qaïda n’avait pas sa place. Cependant, l’interaction de ramifications de cette première vague des révolutions arabes a rapidement exposé la région à toutes sortes de possibilités. À peine la révolution arabe avait-elle achevé sa première année d’existence que les forces de la contre-révolution s’étaient mobilisées à travers le Moyen-Orient, noyant les rues et les places des villes arabes dans la mort et la destruction.
Les motivations sectaires de l’Iran
Porté par des motivations essentiellement sectaires et en partie géopolitiques, l’Iran a été le fer de lance des contre-révolutions en Syrie, en Irak et au Yémen. Au lieu d’encourager ses deux alliés à Damas et Bagdad à répondre aux revendications de leur peuple, l’Iran a consacré l’intégralité de ses capacités d’armement et de son expertise militaire et de renseignement à son objectif d’assurer la victoire de ces deux régimes minoritaires contre le peuple qu’ils gouvernent.
Dès le premier jour, lorsque les enfants barbouillaient des slogans appelant à la chute du régime sur les murs de leur école à Deraa, le régime syrien s’est opposé à son peuple avec des armes, des massacres de masse et des détentions massives. Le régime a continué de hausser le niveau de répression jusqu’à l’oblitération totale de quartiers et de villes et jusqu’à l’utilisation d’armes chimiques et de bombes barils larguées au hasard.
Dès le premier jour de la révolution du peuple syrien, longtemps avant que la moindre arme soit apparue entre les mains des rebelles syriens, mais aussi bien avant l’organisation de milices d’al-Qaïda ou de l’État islamique, l’Iran et son pion principal dans le voisinage, le Hezbollah, se tenaient du côté du régime. Dès qu’il est apparu que le régime avait perdu ses capacités militaires et que ses forces armées étaient susceptibles d’entraîner sa chute, l’Iran et ses alliés sont intervenus directement pour combattre au nom de la machine militaire du régime.
La situation n’était pas si différente en Irak, où l’on a également vu un mouvement populaire réclamer des réformes en 2011. Malgré la modestie des revendications formulées lors des protestations populaires irakiennes, l’Iran a placé toute sa puissance et son influence politiques derrière la politique adoptée par le Premier ministre de l’époque, Nouri al-Maliki, visant à réprimer le mouvement en ayant recours à la force armée. Quant au Yémen, qui était réellement en route vers un système de gouvernance libre et démocratique, l’Iran a soutenu et contribué à la guerre menée par les Houthis contre les Yéménites de tous horizons et de toutes tendances.
Le soutien des États arabes à la contre-révolution
Dans d’autres pays arabes, certains États arabes ont hissé l’étendard de la contre-révolution et ont engagé leur puissance financière et politique dans le but de faire avorter le mouvement du changement et de la transition démocratique. En coalition avec les hommes d’affaires et la classe politique de l’époque révolue, les États arabes où la contre-révolution a été fomentée ont fait pression pour provoquer un coup d’État militaire contre la marche vers la démocratie en Égypte.
Ils ont essayé d’atteindre le même objectif en Tunisie. Ils ont également encouragé l’explosion de la Libye post-révolution de manière à l’enfoncer dans la guerre civile. Ces efforts contre-révolutionnaires n’ont pas été sans coût. En Égypte, des milliers de partisans de la démocratie et d’activistes ont été tués au cours des quelques mois qui ont suivi le coup d’État. La machine de répression et de massacre est toujours en marche et est toujours utilisée contre les adversaires du régime post-coup d’État.
En Libye, les auteurs du coup d’État n’ont pas hésité à détruire totalement certaines villes, dont Benghazi, ainsi que des millions de vies libyennes. Au Yémen, il est vrai que l’intervention arabe a permis d’y limiter l’influence de l’Iran et de ses alliés. Cependant, la guerre se poursuit toujours et le coût humain et matériel reste encore à calculer.
L’Iran et les États arabes de la contre-révolution ont semé le chaos, la mort et la destruction partout et sans aucune hésitation. Ils ont combattu et continué de combattre avec une brutalité sans précédent aux côtés des régimes minoritaires. Ce faisant, ils ont laissé la place à des entités pas moins brutales. La période de mépris et d’absence imposée aux mouvements populaires au cours des premiers mois de la révolution arabe a permis la résurrection de ces groupes contre-révolutionnaires ainsi que de leur violence primitive et de leurs pratiques sauvages.
La France pourrait opter pour des réactions similaires à celles que les États-Unis ont adoptées suite aux attentats du 11 septembre. Elle pourrait déclarer bêtement une guerre contre le terrorisme dans laquelle s’entremêlent le bien et le mal tout comme le vrai et le faux, et pourrait ce faisant, en raison de la confrontation avec l’État islamique, tenter d’agir en dehors de sa sphère de sécurité naturelle. Une telle option placerait les Français, tout comme les Américains l’ont été, en confrontation totale avec une portion énorme des Arabes et des musulmans du monde entier, et nuirait gravement à des millions de citoyens français musulmans, menaçant ainsi la stabilité de la société française.
Sans l’ombre d’un doute, une telle politique ne ferait que nourrir la vision du monde de l’État islamique. Ce que la France et les autres pays occidentaux majeurs doivent voir, c’est le contexte qui a entraîné la naissance et la montée de l’État islamique et la collaboration désastreuse avec les forces contre-révolutionnaires au Moyen-Orient. Dans le même temps, en délaissant les peuples et en ignorant leur désir de changement, ces politiques ont créé un climat de mort et de destruction et provoqué le passage à l’âge brutal de l’État islamique.
- Basheer Nafi est chargé de recherche principal au Centre d’études d’Al-Jazeera.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des Syriens inspectent un bâtiment endommagé après une attaque aérienne du gouvernement contre des quartiers résidentiels de la ville d’Ain Tarma, dans la région de la Ghouta orientale (province de Damas, Syrie), le 20 novembre 2015 (AA).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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