À la découverte du « paradoxe français » : le burkini et l’hypocrisie envers les musulmans
PARIS – Comme dans le film L’histoire sans fin, un film des années 1980 parlant d’un garçon persécuté, la relation entre la France et la communauté musulmane ne cesse de se répéter.
En tant que musulmans français, nous ne connaissons que trop bien cette histoire. Depuis de nombreuses années, nous avons l’impression d’être les personnages d’un mauvais film qui ne veut pas se terminer.
Au quotidien, nos politiciens, au summum de leur intelligence, qu’ils soient de gauche ou de droite, trouvent un moyen de faire en sorte que la question principale de la journée soit liée aux musulmans.
La dernière controverse en date a suscité des débats houleux à travers les médias et la société civile : l’interdiction d’un maillot de bain qui ressemble à une combinaison de plongée porté par des femmes conservatrices.
Les politiciens et les médias l’appellent communément « burkini », une terminologie inappropriée qui mêle les mots « burqa », qui désigne un voile intégral couvrant le visage, et « bikini ». Le terme a été utilisé délibérément pour porter la controverse sur la privation de la liberté des femmes musulmanes.
Ces tenues passeraient inaperçues si les femmes n’étaient pas musulmanes, comme beaucoup de gens nagent en t-shirt pour protéger leur peau contre les coups de soleil et passent inaperçus. Voilà le problème. C’est le « paradoxe français ».
Schizophrénie politique
La classe politique française est affectée par une sorte de maladie mentale. Depuis de nombreuses années, elle est obsédée par l’idée de changer la façon dont les femmes musulmanes s’habillent.
On observe un certain degré de schizophrénie politique, comme lorsque Jean-Pierre Chevènement a récemment demandé aux musulmanes françaises de rester discrètes tout en rejetant les maillots de bain discrets, et même le foulard porté par certaines femmes musulmanes.
Ils ne veulent pas libérer les femmes musulmanes. Ils veulent les déshabiller
Pour résumer, ils veulent que les musulmanes cachent leurs opinions politiques mais exposent leur corps.
Le paradoxe français est aussi de voir un pays qui s’autoproclame patrie des droits de l’homme ne pas respecter les libertés fondamentales telles que la liberté de porter ce que nous voulons et de nous divertir comme nous le souhaitons.
Le pays se définit comme le garant de la liberté d’expression uniquement lorsque ce ne sont pas des musulmans qui s’expriment. La contradiction réside dans le fait de vouloir rendre le corps des femmes visible et, dans le même temps, discréditer et isoler l’homme musulman et le rendre invisible.
Tout n’est qu’hypocrisie. Ils ne veulent pas libérer les femmes musulmanes. Ils veulent les déshabiller parce qu’en réalité, le but n’est pas, n’a jamais été, et ne sera jamais d’émanciper les femmes, mais seulement de contrôler leur corps.
Le corps de la femme musulmane a toujours été un moyen pour l’État français d’affirmer son pouvoir sur une population entière. À l’époque coloniale, le retrait du voile des femmes musulmanes était l’expression d’un fantasme orientaliste et du désir d’humilier leurs hommes.
Une femme dévoilée qui acceptait d’être civilisée par le colon représentait une victoire sur le colonisé. À l’inverse, une femme qui refusait de retirer son voile et rejetait les normes occidentales d’émancipation préconisées par les colonisateurs constituait un échec.
À ce jour, il n’a jamais été question de liberté des femmes, mais plutôt de domination des musulmans.
La liberté des femmes ?
Parlons d’égalité des sexes en France. La société française perpétue historiquement des pratiques misogynes. Combien de fois devons-nous rappeler à nos politiciens que la France est encore à la traîne en matière d’égalité entre les hommes et les femmes à de nombreux niveaux ?
Combien de femmes ont dirigé la France ? Zéro. Combien de femmes ont été Premières ministres ? Une seule.
La France est trop occupée à pointer du doigt la misogynie dans l’islam pour prendre le temps de développer une véritable parité au sein de ses institutions
Même à l’époque de la monarchie, les femmes n’ont jamais eu le droit de gouverner ou d’hériter du trône. Pendant ce temps, de nombreux pays musulmans ont été dirigés par des femmes (Bangladesh, Pakistan, Indonésie, Sénégal, Kosovo, Mali). Mais la France est trop occupée à pointer du doigt la misogynie dans l’islam pour prendre le temps de développer une véritable parité au sein de ses institutions.
Nous parlons d’un pays où moins de 10 % des PDG sont des femmes, où elles occupent moins de 30 % des sièges au Parlement, tandis qu’à l’échelle national, seulement 13 % des maires sont des femmes.
La parité commence à peine à apparaître dans les ministères, et ne parlons même pas des disparités salariales entre les hommes et les femmes. Mais le féminisme est préoccupé depuis des années par le contrôle du corps des femmes.
Il n’est pas étonnant qu’en 2016, la lutte féministe représentée par la doctrine Badinter – une philosophe et féministe française qui a appelé au boycott des marques proposant des tenues islamiques modestes – se concentre sur le corps de la femme musulmane.
Les musulmans exposés au danger
Y a-t-il des limites à l’islamophobie dans ce pays où la ministre en charge des droits des femmes compare les femmes qui couvrent leurs cheveux volontairement aux « nègres qui étaient pour l’esclavage » ?
Dans ce pays, les femmes voilées sont déjà privées d’éducation et d’emploi et ne peuvent pas accompagner leurs enfants lors des sorties scolaires à moins qu’elles ne découvrent leur tête. Maintenant, elles ne peuvent plus non plus emmener leurs enfants à la plage.
Lorsque les autorités locales invoquent le trouble à l’ordre public et l’état d’urgence pour justifier l’interdiction de l’espace public à ces femmes, elles les exposent simplement au risque d’être la cible de ceux qui établiront des liens entre elles et les terroristes parce qu’elles portent un maillot de bain qui couvre leur corps.
Ces insinuations et approximations dangereuses du gouvernement tendent à faire apparaître l’islam comme une locomotive du terrorisme et, par extension, le musulman qui pratique un islam « total » devient à leurs yeux un terroriste potentiel.
La validation des extrêmes
Se servir de l’état d’urgence pour interdire aux femmes musulmanes de porter des « combinaisons de plongée » pour nager dans la mer est de loin l’une des pires décisions prises par la France depuis des années.
Cela établit une grave confusion entre les terroristes qui ont frappé la France et les musulmans qui pratiquent un islam considéré comme « trop visible ».
Récemment, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve a demandé aux musulmans français de pratiquer un « islam du juste milieu », insinuant que la République française ne peut être compatible qu’avec une version light et édulcorée de l’islam, privant des gens de leur liberté de pratiquer leur religion selon leur propre interprétation.
En demandant aux musulmans de pratiquer un « islam du juste milieu », Cazeneuve insinue que la République est uniquement compatible avec un islam édulcoré et restreint la liberté de certains de pratiquer leur religion comme ils le souhaitent. De la même façon que cela a été demandé par le passé aux Américains noirs, les musulmans français sont désormais invités à « être bons ».
En disant qu’il y a trop de musulmans visibles en France, le pays suit un chemin très dangereux. En nous empêchant de pratiquer notre religion, en ralentissant notre développement politique et professionnel et, maintenant, en empiétant même sur nos loisirs, ce gouvernement nuit à la population dans son ensemble.
Il donne du grain à moudre à tous ceux qui pensent que les musulmans ne font pas partie de la France. Il valide les extrêmes, à la fois l’extrême droite qui croit que l’islam est incompatible avec la république et les radicaux qui affirment que les musulmans seront toujours rejetés et que leur seule option est de fuir la France.
En validant ces théories, le gouvernement socialiste a ouvert une boîte de Pandore d’islamophobie.
Et dans ce flot de haine, nous, les millions de musulmans qui vivent ici, n’avons pas d’autre choix que de nous battre pour faire valoir nos droits, parce que la France n’a pas d’autre choix que d’accepter notre présence, car nous ne disparaîtrons pas, pas plus que nous nous cacherons.
- Widad Ketfi est une journaliste française. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @widadk.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : quinze villes du sud de la France et du reste du pays ont interdit le burkini (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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