La gauche laïque commence à perdre espoir en Israël
Depuis le meurtre du Premier ministre Yitzhak Rabin en novembre 1995, un rassemblement annuel est organisé sur la place centrale de Tel Aviv où il a été assassiné, qui porte désormais son nom. Ce rassemblement est devenu une sorte de test décisif pour la force du « camp de la paix » en Israël. Plus la place est remplie, plus les esprits sont orientés de ce côté de la carte politique.
Le rassemblement organisé la semaine dernière sur la place Rabin devait donc donner un nouveau souffle au camp de la paix israélien. Après plusieurs années de baisse de la fréquentation, plus de 100 000 personnes ont rempli la place. Pourtant, il y avait très peu d’enthousiasme parmi la foule, et le processus de paix avec les Palestiniens a été rarement mentionné par les orateurs.
Ce n’était pas par hasard. Les organisateurs du rassemblement ont choisi d’en faire un événement non politique. Ils ont même refusé d’autoriser l’ancien président Shimon Peres (le partenaire de Rabin lors de la signature des accords d’Oslo avec les Palestiniens, auxquels l’assassin de Rabin a tenté de mettre fin en perpétrant ce meurtre) à s’adresser à la foule. Seul l’ancien président américain Bill Clinton s’est risqué à prononcer quelques mots sur la poursuite du chemin vers la paix avec les Palestiniens amorcé par Rabin.
Plus que toute autre chose, ce rassemblement était un nouveau signe des sentiments répandus de désespoir, de frustration et d’impuissance au sein du centre-gauche libéral et laïc (juif) d’Israël. Non seulement sa représentation au parlement a chuté à 30 sièges (sur 120), mais il a également perdu presque tout espoir de constituer un programme politique cohérent en vue d’influencer le cours des événements en Israël et se sent dans le même temps indésirable voire persécuté. Le terme de « camp de la paix » a presque disparu du jargon politique israélien.
La vague de violence actuelle n’a fait qu’accentuer ces sentiments de désespoir et d’impuissance. D’une part, il apparaît plus clairement que le maintien du statu quo a un prix, non seulement en Cisjordanie occupée et à Jérusalem-Est, mais aussi à l’intérieur de la Ligne verte, à Tel Aviv, Rishon LeZion, Netanya et ailleurs. D’autre part, même ceux qui s’accrochent à l’idée d’une solution à deux États en tant qu’outil pour séparer les Israéliens des Palestiniens ne voient pas comment ils pourraient convaincre un État d’Israël de plus en plus de droite d’accepter une telle solution.
Rogel Alpher, chroniqueur israélien, a expliqué les choses de manière plutôt franche. Se référant aux propos formulés il y a deux semaines par le Premier ministre Benjamin Netanyahou, selon qui Israël est voué à « vivre par l’épée », Alpher a écrit que les sionistes religieux sont les mieux à même de vivre dans une telle réalité troublée. « Lorsque l’on croit que le sens de la vie est d’être un juif en Terre d’Israël, la terre promise aux juifs, avec la conviction que le Messie viendra un jour », a-t-il écrit dans le journal Haaretz, « ... [ceci] rend la réalité israélienne rationnelle, nécessaire et même bienvenue ».
Dans le même temps, selon Alpher, Israël est en train de devenir « un environnement hostile » pour ses laïcs. Ils éprouvent des difficultés à supporter la réalité de l’apartheid créée par la poursuite de l’occupation et « la nature cyclique » de la violence. « Les Israéliens laïcs vivent en Israël comme s’ils étaient nus au cours d’une période glaciaire. Ils n’ont pas de fourrure. Ils tremblent de froid et ont du mal à trouver de la nourriture et un abri », écrit Alpher. La seule option qu’il leur reste est d’émigrer.
Le point de vue d’Alpher peut représenter une petite minorité de gauche « post-sioniste », comme le remarquent beaucoup de ses détracteurs. Pourtant, le malaise qu’il a évoqué se propage beaucoup plus loin que ce cercle restreint. Dans un long reportage diffusé ce week-end sur la chaîne israélienne Channel 10, les organismes traitant de l’émigration depuis Israël vers des pays comme l’Australie ou le Canada ont signalé une augmentation sans précédent du nombre d’Israéliens laïcs à la recherche d’une vie meilleure à l’étranger.
Alors que par le passé, le fait de reconnaître une intention d’émigrer d’Israël était presque un tabou pour les juifs, les candidats actuels à l’émigration ont affiché leurs intentions de manière très ouverte. Interviewés par Channel 10, ils ont désigné l’impossibilité d’acheter une maison convenable comme l’une des raisons qui les ont poussés à prendre cette décision, mais il ne s’agissait pas de la raison principale. La « religionisation » progressive des écoles et de l’espace public d’Israël et surtout la « terreur des couteaux » ont été la goutte qui a fait déborder le vase.
« Nous ne détestons pas l’État [d’Israël] », a confié Esty Bar Levi, un habitant d’un village proche d’Ashkelon, dans le sud d’Israël, une zone touchée par les opérations militaires récurrentes contre Gaza. « Nous comprenons. C’est comme ça. Ce n’est pas pour nous. Nous cherchons une autre voie. »
Il est remarquable de constater que ces déclarations allaient à contre-courant de l’idéologie sioniste majoritaire, qui domine encore très largement la société juive israélienne, et selon laquelle les juifs peuvent s’épanouir uniquement en Israël tandis que ceux qui émigrent d’Israël sont quasiment considérés comme des traîtres.
Ceci est d’autant plus remarquable que les personnes interrogées ne sont pas issues de la gauche radicale comme Alpher, mais plutôt de familles laïques de la classe moyenne. Le fait que ces personnes aient pu formuler un ensemble cohérent d’explications pour leur décision, malgré la vision consensuelle des médias de masse et partis politiques israéliens allant à l’encontre de ces conceptions, peut indiquer que le malaise des laïcs israéliens est encore plus profond qu’il n’y paraît.
Les agences d’immigration citées dans ce reportage n’ont pas été en mesure de donner un nombre total d’Israéliens ayant choisi de quitter leur pays. Pourtant, il est dans tous les cas peu probable de voir bientôt une vague massive de juifs laïcs en partance pour l’étranger.
Il est néanmoins difficile de nier cette nouvelle réalité. Confrontés à une violence de plus en plus soutenue, à un sentiment d’impasse vis-à-vis de la résolution du conflit avec les Palestiniens et à un gouvernement plus à droite et d’orientation plus religieuse, de nombreux laïcs israéliens ont l’impression qu’ils n’ont pas leur place dans ce nouvel Israël et qu’ils ne comptent plus.
Pour une classe politique qui est depuis de nombreuses années l’épine dorsale du mouvement sioniste, c’est un sentiment presque insupportable. Cela ne les poussera pas nécessairement à l’émigration, mais cela les poussera certainement au désespoir.
- Meron Rapoport, journaliste et écrivain israélien, a remporté le prix Naples de journalisme grâce à une enquête qu’il a réalisée sur le vol d’oliviers à leurs propriétaires palestiniens. Ancien directeur du service d’informations du journal Haaretz, il est aujourd’hui journaliste indépendant.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : vue d’ensemble de participants à un rassemblement en mémoire de l’ancien Premier ministre israélien Yitzhak Rabin, sur la place Rabin de la ville côtière de Tel Aviv (Israël), le 31 octobre 2015. Le rassemblement a été organisé dans le cadre de commémorations marquant le 20e anniversaire de l’assassinat de Rabin par un extrémiste de droite juif (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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