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La nouvelle question d’Orient : le Liban et l’implication russe en Syrie

L’intervention de Poutine en Syrie est vue par les partisans d’Assad comme une manœuvre bienvenue contre le terrorisme, et comme un désastre par d’autres

Une vieille dame qui habitait dans un village isolé avait un problème chronique de rongeurs. Sa voisine lui suggéra un jour de s’adresser aux deux superpuissances de l’époque, l’URSS et les États-Unis, afin qu’ils trouvent une solution. Désespérée, la vieille dame se rendit dans les ambassades respectives de ces deux pays et demanda à rencontrer un représentant officiel. Fou de joie, le diplomate américain se leva d’un bond, serra la main de la vieille dame et déclara que le gouvernement américain se tiendrait à ses côtés dans sa lutte contre les rongeurs. Après l’avoir écoutée, le diplomate russe quitta brièvement la pièce et revint quelques instants plus tard avec un chat qui suffirait à la débarrasser des rongeurs.

Cette parabole de la guerre froide semble tout à fait adaptée à la situation actuelle en Syrie et à la façon dont les superpuissances du moment (les États-Unis et la Russie) gèrent les conflits en Syrie et dans la région.

La Russie – et l’URSS avant elle – a toujours soutenu la Syrie de diverses manières. Cependant, la récente décision de Vladimir Poutine de déployer des troupes en Syrie marque une rupture importante vis-à-vis de la pratique précédente consistant en une implication indirecte évitant le scénario toujours périlleux d’une présence directe sur le terrain.

Il s’agit peut-être de la première fois depuis la fin de la question d’Orient que l’Empire russe s’investit autant dans les affaires du Levant et de la Syrie. Tout comme les cinq superpuissances du XIXe siècle qui s’étaient intéressées de près au sort de l’Empire ottoman en plein effondrement et de ce qui s’ensuivrait, la Russie s’intéresse de près au sort de Bachar al-Assad et de la région.

Naturellement, on s’attend à ce que l’implication de la Russie en Syrie déborde jusqu’au Liban en raison des liens organiques et historiques existant entre les sphères politiques de ces deux pays voisins. Après plus de 477 jours de vacance du pouvoir, l’élite politique libanaise n’a pas réussi à élire un nouveau président. Cette impasse politique a laissé le Liban dans les mains d’un gouvernement qui a échoué à maintes reprises à mener à bien les tâches les plus élémentaires de l’administration du pays, ainsi que l’illustre parfaitement la récente crise de la gestion des déchets.

Les motivations de Poutine varient entre son désir de rétablir l’ancienne gloire de l’Empire russe et des objectifs stratégiques plus réalistes de politique étrangère, comme par exemple détourner l’attention de sa guerre en Ukraine ou, de façon plus décisive, maintenir une présence russe en Méditerranée via la base navale de Tartous. Des motivations qu’il tente de faire oublier en présentant l’intervention militaire russe comme faisant partie de la lutte de la Russie contre le terrorisme mondial incarné par Daech et le Front al-Nosra.

Les implications réelles de cette intervention russe risquent d’aggraver le schisme entre sunnites et chiites qui a dominé tous les événements de la région au cours de la décennie passée et qui est devenu un élément central de l’impasse politique libanaise.

Les différentes factions libanaises – les anti-Assad (les Forces libanaises, le Courant du futur et le Parti socialiste progressif) et les pro-Assad (le Hezbollah, le Courant patriotique libre et le mouvement Amal) – ont accepté au départ de se dissocier techniquement des événements en Syrie et au Yémen afin d’empêcher tout débordement violent de ces défis régionaux à l’intérieur du Liban. Or, ceci s’est révélé impossible suite à l’implication croissante du Hezbollah dans les opérations militaires visant à défendre Assad.

Initialement, l’implication du Hezbollah s’était limitée à protéger le flanc occidental du régime et à empêcher l’encerclement de la capitale Damas par l’opposition syrienne via la région de Zabadani. Cependant, lentement mais sûrement, le Hezbollah s’est retrouvé impliqué dans les combats faisant rage dans toutes les régions syriennes où la survie du régime d’Assad dépend de chaque combattant.

D’autre part, les factions anti-Assad – principalement le Courant du futur et le Parti socialiste progressif – ont dès le départ, et de manière constante, soutenu l’opposition. La position de force de la Russie fait donc monter la pression dans un contexte déjà délicat alors que les pro-Assad libanais pourraient être tentés d’exploiter la situation en interne : d’abord en élisant un président pro-Syrie/Iran, puis en neutralisant ce qu’il reste de l’opposition à laquelle ils font face.

Naturellement, Hassan Nasrallah, le secrétaire-général du Hezbollah dont les troupes ont été immergées dans les combats, a accueilli favorablement la manœuvre russe. Il s’est même réjoui récemment du fait qu’« à la lumière des développements nationaux, régionaux et internationaux, nous avons passé la zone de danger en Syrie, et un nouveau chapitre s’ouvrira bientôt dans le cas syrien ». En prédisant que l’intervention directe de la Russie garantira la victoire finale de l’axe Assad-Iran-Russie, Nasrallah a jeté de l’huile sur le feu de la rupture grandissante entre sunnites et chiites.

Ironiquement, en 2005, Nasrallah avait à plusieurs reprises prévenu les factions libanaises pro-occidentales du danger d’une possible utilisation d’éléments occidentaux, en l’occurrence l’administration Bush, en vue de forcer l’avènement de changements locaux et régionaux. Il ne semble pas que Nasrallah soit désireux de mettre en pratique ce qu’il prônait autrefois.

Une autre faction libanaise pro-Assad qui a été atteinte d’euphorie par l’implication de la Russie en Syrie est le Courant patriotique libre (CPL) et son indéfectible candidat à la présidence, Michel Aoun. Le weekend dernier, Aoun et ses partisans ont commémoré le 25e anniversaire de son expulsion du palais présidentiel par l’armée syrienne, qui avait mis fin à sa mutinerie.   

Il est intéressant de constater que la principale attraction de la journée n’a pas été le discours de ce politicien vieillissant mais plutôt les bannières et les pancartes que certains de ses supporteurs ont brandies durant la marche.

De façon plutôt amusante, plusieurs partisans d’Aoun avaient décidé d’associer leur leader à son équivalent russe, Vladimir Poutine. On a pu voir ainsi des cortèges d’automobiles du CPL arborant la photo d’Aoun et de Poutine, qu’ils perçoivent comme les puissants dirigeants chrétiens du XXIe siècle.

Encore plus alarmante était une image de Poutine, apparue durant le rassemblement, accompagnée du slogan « Poutine est venu pour vous, espèces de dépravés ». Il s’agissait d’une référence directe à la façon dont Poutine s’est présenté en protecteur des chrétiens du Levant face à la persécution des islamistes (Daech et l’opposition syrienne) qui massacrent les chrétiens de Syrie.

Ce thème de guerre sainte contre les forces du mal et le terrorisme en Syrie, qui a été relayé par le chef de l’Église orthodoxe russe, semble avoir été intégralement adopté par Aoun et ses partisans. Ce paradigme semble cadrer parfaitement avec « l’alliance des minorités » de Michel Aoun dans la mesure où il croit qu’en s’associant avec les puissances non orthodoxes (chiites, alaouites et peut-être juifs) de la région, il protégera les chrétiens de la tyrannie de la majorité sunnite.

Bien que les autres factions anti-Assad libanaises aient condamné les agissements de la Russie en Syrie, aucune n’a le pouvoir ni la volonté d’empêcher la Russie de faire encore plus de ravages dans un navire libanais déjà en perdition. Une vision que leurs homologues ne semblent pas partager.

Les événements de la crise syrienne présentent ainsi tous les éléments d’une guerre civile traditionnelle avec son cocktail d’éléments régionaux et internationaux. Alors que la Russie peut se permettre de jouer ce jeu régional et d’aller à l’encontre des souhaits des sunnites et de leurs alliés, Michel Aoun et le Hezbollah ont tout à perdre du pari risqué de la Russie s’il est perdu.

Bien que l’allégorie susmentionnée donne plus de crédit au chat russe qu’à la poignée de main américaine, peut-être que la meilleure façon pour les Libanais et leurs voisins syriens de se débarrasser des rongeurs est de faire le ménage chez eux plutôt que de s’en remettre aux étrangers pour faire le travail à leur place.

- Makram Rabah est doctorant en histoire à l’université de Georgetown. Il est l’auteur de A Campus at War: Student Politics at the American University of Beirut, 1967–1975, et coopère régulièrement comme éditorialiste pour le site d’information Now Liban.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des membres du Comité sunnite d’érudits musulmans manifestent contre l’intervention russe en Syrie le 14 octobre 2015 devant l’ambassade de la Russie à Beyrouth (AFP).

Traduction de l’anglais (original).

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