Les dangers de la polarisation en Turquie
Les élections turques du 1er novembre ont débouché sur une victoire du parti AKP déjà au pouvoir, qui a obtenu 49 % des voix, soit une majorité de 316 députés, pour former un nouveau gouvernement. La plupart des suffrages pré-électoraux avaient annoncé un résultat bien différent, tablant sur une issue peu concluante proche de celle des élections de juin, où l’AKP avait obtenu seulement 41 % des voix, ce qui lui avait permis de prendre les rênes dans une tentative de formation d’une coalition qui s’était finalement soldée par un échec.
Le président controversé Recep Tayyip Erdoğan avait appelé à des « élections anticipées » afin de sortir de l’impasse, dont beaucoup le rendent responsable. Mais pour parler de « victoire » de l’AKP, il faudra que ce parti parvienne à engager un processus de dépolarisation, et, pour l’instant, peu de membres de l’opposition se montrent prêts à réfléchir à cette éventualité.
Les accusations de fraude, pour lesquelles il n’existe actuellement aucune preuve crédible, ne risquent pas d’assainir le débat. Lorsque les résultats sont si éloignés des prévisions et que la méfiance envahit la scène turque, les perdants sont prêts à crier « faute » de différentes manières. Ceci aura tendance à intensifier la polarisation, au moins de manière temporaire, ce qui amènera probablement une atmosphère de crise.
Il y a deux pistes principales qui expliquent la victoire de l’AKP : une plus importante campagne d’incitation à voter pour l’AKP, et un sentiment rationaliste répandu parmi les votants, selon lequel seul l’AKP serait en mesure d’apporter l’unité et la stabilité nécessaires pour redémarrer l’économie stagnante et gérer les problèmes de sécurité posés par le militantisme kurde et le terrorisme de Daech. Il y a également de grandes problématiques liées au déferlement de réfugiés en provenance de Syrie, qui risque de s’abattre une nouvelle fois sur la Turquie en conséquence de l’intervention russe.
Malgré la gravité de ces questions de sécurité, je pense que la plus grande épreuve sera de trouver des moyens de contrer la spirale de la polarisation toxique qui tire le pays vers le bas. L’opposition laïque continue d’expliquer que le président turc est responsable de tout ce qui a mal tourné. Recep Tayyip Erdoğan est accusé de détruire la démocratie turque, de relancer le conflit kurde, d’imposer sans succès une politique en Syrie, et même d’être responsable au moins indirectement des terribles explosions qui ont eu lieu à Ankara. Par-dessus tout, l’opposition insiste sur le fait que Recep Tayyip Erdoğan est en quête de pouvoir absolu, et qu’il fait pression sur le parlement pour obtenir une révision de la constitution qui mettrait fin à la démocratie parlementaire et qui instaurerait une autocratie présidentielle totale.
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Des discours en conflit
La réponse du gouvernement à ces accusations est variée, mais elle se concentre explicitement sur l’impératif national d’unité politique dans une lutte aux multiples facettes contre divers problèmes qu’il diabolise de façon provocante en les qualifiant de « terrorisme », mettant dans le même panier la résurgence des violences kurdes, Daech et les tactiques contre-révolutionnaires du régime syrien de Bachar al-Assad.
Immédiatement après la publication des résultats électoraux, la direction politique d’Ankara a renouvelé ses appels à l’unité, affirmant que le principal vainqueur de ces élections était la nation turque ; mais, à moins que Recep Tayyip Erdoğan ne modère ses propos et ses ambitions de manière convaincante, la polarisation va empirer, et ses conséquences négatives deviendront plus probables de jour en jour. La dépolarisation requiert des actes plus que des paroles, et la reconnaissance mutuelle en toute bonne foi lorsque des efforts sont faits.
De mon point de vue, aucun de ces pôles ne doit être entièrement tenu pour responsable de cette situation périlleuse. À mesure que la situation a empiré, aucun des pôles n’a fait preuve du moindre intérêt à trouver un terrain d’entente ou une certaine quiétude politique. Entre 2002 et 2011, la polarisation n’allait que dans un sens, elle était principalement le fait des partis d’opposition qui exprimaient leur mépris pour tout ce qui était accompli sous la présidence de Recep Tayyip Erdoğan, insistant sur le fait que certaines réformes impressionnantes traduisaient en fait des manœuvres pragmatiques visant à satisfaire les critères d’admission dans l’UE, et qu’elles n’étaient qu’une couverture pour dissimuler des intentions secrètes de faire du pays une république islamique, « un deuxième Iran ».
Cette perpétuelle hostilité des débuts n’a pas affaibli pour autant le soutien populaire au gouvernement conduit par l’AKP. De telles attaques furent ignorées par la majorité des Turcs de tout le pays. L’AKP a continué à gagner une succession d’élections en améliorant toujours ses résultats. Beaucoup ont pu profiter des grandes performances économiques, des mesures de protection sociale, et d’une politique étrangère dynamique qui a affirmé l’indépendance diplomatique de la Turquie, ouvert des opportunités d’échanges et d’investissements, et élargi les relations avec l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie.
Au cours de ces années, l’AKP et Recep Tayyip Erdoğan n’ont pas réagi de manière agressive à cette pluie de critiques sévères et la plupart du temps irresponsables, qui s’accompagnaient souvent d’espoirs de coup d’État militaire. Il devenait de plus en plus évident que l’opposition manquait du soutien populaire nécessaire pour reconquérir le pouvoir par des moyens démocratiques, donc les alternatives devenaient alléchantes. Cette dérive générale vers une polarisation de plus en plus profonde s’est encore intensifiée du point de vue international après que la Turquie a brusquement rompu ses relations avec Israël en 2009.
Erdoğan riposte
Suite aux élections de 2011, lors desquelles l’AKP a obtenu sa victoire électorale la plus retentissante, Recep Tayyip Erdoğan a finalement commencé à riposter. Il a alors affirmé avoir reçu le soutien de la nation turque, faisant comme si l’opposition n’existait pas, et a semblé déterminé à imposer sa volonté à tous ceux qui s’y opposeraient.
Au cours des dernières années, Recep Tayyip Erdoğan s’est mis à balayer grossièrement toutes les critiques d’un revers de la main. Surtout après qu’il a abusé de la force pour maîtriser les manifestations du parc Gezi en 2013, l’opposition, qui se trouvait d’un coup assaillie et aigrie, a surenchéri en remettant ouvertement en cause la légitimité de Recep Tayyip Erdoğan à diriger le pays.
Une société polarisée amène la plupart des citoyens à s’identifier à l’un des deux pôles antagonistes, de sorte qu’il est impossible de poursuivre le débat sur les choix politiques, la coopération et les compromis, sans lesquels une démocratie ne peut fonctionner. En conséquence, tous les efforts visant à présenter des problèmes communs aux intérêts turcs sont la cible d’un discours de récriminations et d’accusations ; une pluie continuelle de commentaires incendiaires est dirigée contre le gouvernement, ce qui laisse libre cours à la paranoïa politique. C’est cette interaction qui a conduit à l’actuelle polarisation toxique, l’opposition faisant preuve de mépris à l’égard de la légitimité du gouvernement, et ce dernier s’attaquant aux droits des citoyens.
L’AKP doit maintenant faire face à de sérieuses menaces à l’ordre public démocratique. Si les violences kurdes persistent, le pouvoir pourra être tenté de déclarer l’état d’urgence, accompagné de la loi martiale. Ou, à l’inverse, cela pourrait pousser l’armée à justifier un coup d’État qui bénéficierait d’un grand soutien au sein des laïques d’Istanbul et d’Ankara. De telles évolutions pourraient également mener le mouvement kurde déjà frustré à décider qu’en présence d’une Turquie si divisée, c’est le bon moment pour lancer une guerre civile généralisée. Daech pourrait aussi s’engager dans diverses actions terroristes pour effrayer la population turque, ce qui rendrait impossible toute activité économique normale.
Malgré ces nombreux nuages noirs dans le ciel turc, la victoire de l’AKP permet aussi d’envisager des alternatives optimistes, dont la concrétisation dépendra de la prise de conscience du fait que la polarisation à son niveau actuel n’est pas tenable.
Ahmet Davutoğlu doit agir
Dans mon évaluation de la situation, je n’ai pas encore évoqué le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu. Or son rôle est indispensable, si tant est qu’un virage vers une politique modérée soit envisageable. C’est potentiellement un bon moment pour Ahmet Davutoğlu, mais il lui faut se montrer prêt à faire ce qu’il n’a pas encore fait ouvertement jusqu’à présent : affirmer son pouvoir de dirigeant et dire à Recep Tayyip Erdoğan de ne pas se mêler de la formation du nouveau gouvernement.
Seul Ahmet Davutoğlu dispose de la stature et de la flexibilité qui pourraient donner à cette approche une chance de fonctionner.
Dans l’année qui a suivi l’arrivée d’Ahmet Davutoğlu au poste de Premier ministre, ce dernier a vu l’opposition le traiter soit comme un pantin de Recep Tayyip Erdoğan, soit comme une nouvelle recrue docile. Le bien-fondé éventuel de cette image importe peu car les médias de masse et l’opinion publique voient surtout dans ces conflits politiques un président Erdoğan qui divise, et qui s’oppose aux défenseurs de la république turque telle qu’elle fut établie par Kemal Atatürk en 1923.
Les membres de l’opposition conçoivent leur mission comme celle d’arrêter Recep Tayyip Erdoğan à tout prix et par tous les moyens. De l’autre côté, les partisans de Recep Tayyip Erdoğan pensent que seule une présidence forte sous sa direction pourra garantir l’ordre dans le pays et que l’opposition a la ferme intention de rendre ce pays ingouvernable, quelles qu’en soient les conséquences.
Il ne tient qu’à Ahmet Davutoğlu de saisir cette opportunité historique pour mettre en avant une vision politique constructive en affirmant un dévouement modéré et non partisan à l’unité et à la sécurité du pays, qui doit passer par un appel crédible à la paix et à la réconciliation avec les Kurdes et le HDP.
Bien que ce résultat électoral soit principalement décrit comme le triomphe de Recep Tayyip Erdoğan, son rôle historique de plus grand dirigeant turc depuis Kemal Atatürk n’aura de valeur que s’il réfrène son ardeur entêtée à vouloir étendre les pouvoirs du président. C’est cette combinaison de l’assurance d’Ahmet Davutoğlu et de la prudence de Recep Tayyip Erdoğan qui pourra peut-être redresser la barre et permettre de rejoindre la trajectoire qui avait fait de la première période de gouvernance de l’AKP un épisode positif de l’histoire turque.
Seuls de tels mouvements improbables permettraient le démarrage d’un processus de dépolarisation curative. Peut-être de telles conjectures ne sont qu’un rêve irréalisable. Mais sans rêves d’un meilleur avenir pour la Turquie, il ne nous reste qu’à craindre un certain nombre de cauchemars.
- Richard Falk est un spécialiste du droit international et des relations internationales qui a enseigné à l’université de Princeton pendant 40 ans. En 2008, il a également été nommé par les Nations unies pour un mandat de six ans au poste de Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme dans les territoires occupés palestiniens.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Image : une partisane du Parti turc de la justice et du développement (AKP) célèbre les résultats de l’élection législative devant le quartier général de l’AKP, dans le district d’Abana, province de Kastamonu (Turquie), le 1er novembre 2015 (AA).
Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.
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