Les élections locales en Tunisie, le début possible d'une véritable politique démocratique
Depuis sept ans, les Tunisiens vivaient une anomalie. Après avoir renversé le régime de Ben Ali et organisé trois élections démocratiques, ils n’étaient toujours pas en mesure d’élire leurs représentants municipaux, historiquement nommés par le Premier ministre et le gouvernement central à Tunis.
Cela a changé dimanche, lorsque des millions de Tunisiens se sont rendus aux urnes et pour accorder leurs suffrages à 2 074 listes de candidats dans 350 municipalités différentes. En dépit d’une faible participation (33,7 %), se trame ici une affaire bien plus importante – qui échappe à beaucoup.
L’élection de plus de 7 200 représentants élus est en soi un jalon démocratique
Ces élections, reportées quatre fois ces trois dernières années, sont les prémisses d’une vie politique véritablement démocratique en Tunisie. Plus de 57 000 candidats se sont présentés – pour 49 % d’entre eux des femmes, et pour plus de la moitié, des moins de 35 ans – ce qui est déjà bon signe.
L’élection de plus de 7 200 représentants élus est en soi un jalon démocratique, puisqu’elle instaure un nouvel ensemble d’institutions élues capables de parer à tout retour en arrière autoritaire, ce qui s’est produit dans d’autres pays de la région.
Plus important encore, les élections ont promis de révolutionner la carte politique, de deux façons.
Jusqu’à présent, les Tunisiens ont eu l’occasion de voter pour 217 membres du Parlement et un président, qui tous, remplissent leur mandat politique à Tunis. La vie politique et les partis sont tous centralisés – ceux qui sont impliqués se désintéressent plus ou moins des affaires locales. Ils se préoccupent davantage des questions nationales et se consacrent aux luttes politiques à l’échelle du pays.
La plupart des quinze partis au Parlement ont un faible ancrage local : la plupart d'entre eux n’ont même pas réussi à présenter des candidats dans plus d’un cinquième des municipalités.
Des politiques, pas des idéologies
En forçant les partis à se consacrer au niveau local et à apporter des solutions concrètes aux problèmes quotidiens, ces élections pourraient bien conduire à l’émergence d’authentiques partis politiques en Tunisie. Jusqu’à présent, la plupart des partis ont continué à fonctionner pour des raisons idéologiques, plutôt que de proposer idées innovantes ou solutions politiques.
Les idéologies représentées par les trois grandes familles politiques tunisiennes dominent la vie politique – la doctrine islamique, défendue par Ennahdha, l’idéologie étatiste, nationaliste, représentée par Nidaa Tounes, et l’idéologie laïque de gauche incarnée par le Front populaire et Machrou Tounes – mais sans vraiment se traduire en politiques concrètes impactant la vie quotidienne.
Tous les partis ont lutté pour, de défenseurs des identités (qu’elles soient islamiques, nationales ou laïques), devenir des fournisseurs de solutions à des problèmes réels.
C’est l’une des raisons principales qui ont, ces dernières années, détourné les citoyens de la politique. Les partis d’opposition, comme le Front populaire d’extrême gauche, continuent d’agir en tant que groupes de protestation, s’opposant à toute politique gouvernementale, sans offrir la moindre solution de leur côté. Plutôt que d’appliquer les politiques qu’ils ont choisies, les partis au pouvoir agissent davantage comme des pompiers, contraints de gérer en urgence de multiples crises économiques et sociales, sans parvenir à les résoudre.
La politique locale serait précisément un moyen de sortir de ce bourbier. La gouvernance locale s’attache à résoudre les problèmes concrets, quotidiens, plutôt que de mener les guerres idéologiques auxquelles de nombreux partis préfèrent se livrer.
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Si vous demandez au Tunisien lambda ce qu’il attend des représentants élus, il y a de fortes chances que ses priorités concernent le niveau local – nettoyage des rues, installation d’éclairages publics, amélioration des infrastructures indispensables, routes et installations sanitaires, entre autres.
On est bien loin des débats polarisants et souvent fabriqués de toutes pièces autour de questions culturelles ou identitaires.
L’élection des conseils municipaux, dont la responsabilité est de concentrer leurs efforts sur les problèmes de terrain, à petite échelle mais non moins essentiels, obligera les partis à se concentrer sur les petits détails quotidiens, en vue de trouver des solutions politiques à des problèmes concrets.
Une nouvelle vague politique
Les élections municipales promettent également de renouveler la classe politique en faisant émerger une nouvelle génération de personnalités politiques – 7 206, pour être exact. Non seulement de nombreux candidats étaient jeunes et de sexe féminin, mais même des candidats handicapés, auparavant exclus de la vie politique, ont été placés têtes de dix-huit listes électorales.
La plupart de ces candidats n’ont jamais fait de politique. Au fil de dizaines de débats et d'événements impliquant ces candidats, j’ai observé que la plupart des candidats incarnent un nouveau style de politique « indépendante ». Comme me l’a confié un candidat : « J’appartiens à la liste d’un parti, mais si je me présente ici, c’est parce que je veux œuvrer pour le bien de ma région, et non servir les intérêts d’un quelconque parti. Je suis disposé à travailler avec toutes les parties prenantes de ma région, quelle que soit leur appartenance partisane ».
Bien sûr, les nouveaux conseils municipaux se heurteront à d’énormes difficultés. La plupart des municipalités sont en situation de déficit budgétaire et consacrent plus de 80 % de leur budget aux coûts fixes, ne laissant pas grand-chose en faveur des investissements locaux. Elles manquent cruellement de personnel et seulement 10 % du personnel local possède des qualifications universitaires ou des compétences techniques.
La corruption demeure un problème grave, ce qui contribue à la méfiance des citoyens à l'égard des autorités locales. Les initiatives visant à faire participer les citoyens aux prises de décisions ont connu un succès relatif, mais la plupart des citoyens restent indifférents, et sceptiques quant à la possibilité de tout changement.
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Néanmoins, la diversité et l’énergie des milliers de candidats ont été porteuses d’espoir. L'émergence d’une nouvelle vague de représentants politiques préoccupés par les questions locales contribuera peut-être à faire tomber les clivages politiques qui ont embourbé la politique dans des affrontements idéologiques, sans grand intérêt pour les citoyens ordinaires – l’une des causes de la totale désaffection des citoyens à l’égard de la politique.
Cela peut aussi ouvrir la voie à des solutions réalistes à la foule de défis à relever en Tunisie, en donnant aux responsables politiques la possibilité de gouverner et de s’attacher à apporter des solutions politiques de faible envergure à des problèmes locaux – solutions susceptibles d’ailleurs de se généraliser au niveau national.
-Intissar Kherigi est une chercheuse tuniso-britannique doctorante à Sciences Po Paris en sociologie politique comparative. Elle est titulaire d’une licence en droit du Kings College (université de Cambridge) et d’un master en droits de l’homme de la London School of Economics. Elle est avocate et a travaillé à la Chambre des Lords, aux Nations unies et au Parlement européen.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Des Tunisiens font la queue dans un bureau de vote, dimanche 8 mai (AFP).
Traduit et actualisé de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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