Les Palestiniens « sont devenus déraisonnablement raisonnables »
« Donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort ! », avait déclaré en 1775 Patrick Henry dans un discours prononcé lors de la Convention de Virginie, en l’église St. John de Richmond (Virginie). Deux cent quarante ans plus tard, si Israël et les États-Unis étaient en mesure de fourrer ces mots dans la bouche d’un Palestinien et de crier à l’incitation à la violence, ils le feraient sur le champ.
À l’instar de « terrorisme », « incitation [à la violence] » est un terme qui fonctionne parfaitement dans les zones de conflit parce qu’il signifie tout et rien à la fois. Cependant, son utilisation abusive pour justifier la perpétuation de violations flagrantes des droits de l’homme et le maintien d’une situation illégale contribue à alimenter le conflit, et non pas à l’apaiser.
Tant Israël que les États-Unis sont coupables de faire un mauvais usage de l’accusation d’incitation à la violence dans une tentative de justification de leur punition des Palestiniens.
Qu’Israël affirme que l’incitation à la violence des Palestiniens, qui en fait n’existe pas, est la source de la violence qui sévit actuellement à travers Israël et la Palestine, est pathétique, au mieux.
Après avoir dépossédé les Palestiniens à maintes reprises et expulsé plus de la moitié d’entre eux, éparpillés à travers la région et contraints de vivre des existences de misère en tant que réfugiés ; après avoir instauré un système de discrimination institutionnalisée et structurelle à l’intérieur d’Israël à l’encontre des citoyens palestiniens, musulmans et chrétiens, qui avaient pu rester dans le pays après l’établissement de l’État d’Israël ; après avoir placé (et pressé) la botte de l’occupation militaire sur le cou des Palestiniens de Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de la bande de Gaza pendant les 48 dernières années ; après avoir étendu l’entreprise de colonisation illégale, passant de 100 000 à 580 000 colons, tout en prétendant être engagé dans des négociations bilatérales pour résoudre le conflit ; et alors que les Premiers ministres et ministres israéliens n’ont jamais cessé d’affirmer qu’ils ne permettraient en aucun cas l’émergence d’un État palestinien, en traitant au passage les Palestiniens de tous les noms, de serpents à sous-humains, Israël n’a absolument aucun droit de ne serait-ce que faire allusion à l’incitation à la violence comme facteur de cette éruption de violence.
Pour les États-Unis, le Congrès comme le gouvernement, ignorer l’histoire et la réalité sur le terrain et accuser les Palestiniens d’incitation à la violence dans une réaction instinctive face à la violence actuelle est criminel.
Le secrétaire d’État John Kerry, évoquant la détérioration de la sécurité actuelle dans la région, a déclaré à NPR News : « Il n’y a pas d’excuse à la violence. Aucune dose de frustration ne peut autoriser la violence, n’importe où et n’importe quand. Il ne doit y avoir aucune violence. Et les Palestiniens doivent le comprendre. » Vraiment ?
Les Palestiniens doivent « comprendre » quand ils sont la cible de toute la violence susmentionnée ? Et ceci prononcé par le représentant d’un pays qui signe chaque jour un chèque de l’ordre de 10,2 millions de dollars d’aide militaire à l’attention d’Israël, un pays qui vient juste d’achever la destruction totale de deux États souverains dans la région (l’Irak et l’Afghanistan), et qui est Addicted to War (accro à la guerre) depuis sa fondation.
Certes, « il ne devrait y avoir aucune violence », or malheureusement les Palestiniens ne referont pas l’Histoire en devenant le premier peuple au monde qui, après être tombé sous le joug de l’occupation militaire, se réveille un beau matin en l’acceptant et en jetant des roses et du chocolat à l’occupant. La résistance à la plus longue occupation militaire de l’Histoire contemporaine durera jusqu’à la fin de cette dernière.
Violence sans effusion de sang
Le défi de tout un chacun est de trouver un moyen de faire face de façon non violente à la violence horrifique de l’occupation, qui est en majeure partie une violence sans effusion de sang, une violence qui ne fait pas les gros titres des journaux mais qui, plutôt, mijote à feu doux, comme l’entreprise de colonisation sans fin ou l’étranglement de l’économie palestinienne.
Tout ceci ne signifie pas que s’en prendre à des civils est justifié. Cela ne l’est pas. Ceci dit, toutes les parties prenantes dans ce conflit savent pertinemment que deux dynamiques sont en jeu dans cette dernière explosion de frustration.
D’une part, l’ampleur du désespoir a poussé un très petit nombre de Palestiniens à commettre des actes violents et atroces contre des civils israéliens, ciblant souvent des colons illégaux. Ceci était totalement prévisible et l’auteur de ces lignes est l’un de ceux qui, pendant des années, ont mis en garde le public contre la possibilité d’actes de violence individuels, commis par des loups solitaires.
D’autre part, une toute nouvelle génération de Palestiniens a atteint le point d’ébullition, et certains sont descendus dans les rues sans coordination préalable et de façon disparate pour exprimer leur outrage face à leur enfermement dans des cages à ciel ouvert, face à leur suffocation économique et à leur humiliation quotidienne.
Certains affirment que la dynamique récente est une nouvelle intifada, ou soulèvement, mais quoi qu’en soient son nom ou sa durée, son message est limpide : il n’y a pas de statu quo sous l’occupation israélienne, seulement une façade de calme derrière laquelle Israël continue littéralement et figurativement à cimenter de nouveaux faits accomplis qui sont en totale violation avec le droit international.
Blâmer la victime
Pour envoyer un « message » au président palestinien Mahmoud Abbas, qu’il accuse, avec d’autres dirigeants palestiniens, de s’être livré à une incitation à la violence terrible et indéfinissable, le département d’État des États-Unis a diminué l’aide versée aux Palestiniens. Cette coupe des financements, de l’ordre de 80 millions de dollars, diminuera l’aide économique annuelle des États-Unis aux Palestiniens de 370 millions de dollars à 290 millions de dollars, une goutte d’eau dans une perspective plus large et, pour beaucoup, la source douloureuse de la béquille artificielle qui maintient en vie une Autorité palestinienne périmée.
Ainsi, alors que dégénère la situation sur le terrain et que continuent l’intransigeance et la détermination du gouvernement israélien à « vivre éternellement par le glaive », ainsi que l’aurait récemment déclaré le Premier ministre Benyamin Netanyahou lors d’une réunion du comité des Affaires étrangères et de la Défense de la Knesset, les États-Unis se rendent de plus en plus inadaptés à la réalité sur le terrain en adoptant aveuglément le mantra de l’incitation à la violence soigneusement confectionné par Israël.
L’usage par Israël de l’accusation de l’« incitation » pour couvrir ses violations flagrantes et systématiques du droit international n’est pas surprenant ; mais le fait que les États-Unis prennent le train en marche et accusent les dirigeants palestiniens de la violence actuelle est plus dérangeant que la violence elle-même. Car comme l’a résumé l’ancien diplomate palestinien Afif Safieh : « les Palestiniens sont devenus déraisonnablement raisonnables ».
J’ajouterai que si, au final, les États-Unis n’agissent pas, se contentant d’apporter un soutien de façade à la solution à deux États, personne au Congrès ne devra s’étonner lorsque les Palestiniens abandonneront leur démarche pour la reconnaissance d’un État indépendant et convertiront cette lutte pour la liberté en une lutte pour les droits civils.
- Sam Bahour est un consultant d’affaires palestino-américain qui vit en Cisjordanie occupée. Il est conseiller politique pour Al-Shabaka, the Palestinian Policy Network, et préside l’association Americans for a Vibrant Palestinian Economy. Il est né et a grandi à Youngstown, Ohio, et tient un blog intitulé ePalestine.com.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des soldats israéliens et de jeunes palestiniennes se tiennent sur les lieux d’une attaque à Hébron lors de laquelle un Palestinien a été tué par les forces israéliennes après avoir, selon ces dernières, tenté de poignarder un soldat, le 29 octobre 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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