Les travailleurs immigrés font les frais du système de kafala archaïque de l’Arabie saoudite
Cette année a plus que jamais révélé les cruelles conséquences qui frappent les travailleurs immigrés en Arabie saoudite lorsque les choses tournent mal.
Des milliers de travailleurs – selon certaines estimations, jusqu’à 150 000 – ont été abandonnés à leur sort, pour certains sans nourriture, sans électricité et sans soins médicaux alors que certaines des plus grandes entreprises de construction saoudiennes ont rencontré des difficultés financières catastrophiques. Certains travailleurs n’ont pas été payés pendant dix mois.
Les travailleurs immigrés sont presque toujours les premiers touchés puisqu’ils se trouvent tout en bas de la chaîne de paiement
Dans l’un des pays les plus riches au monde, les travailleurs bloqués – dont bon nombre ont construit, nettoyé et soutenu l’Arabie saoudite – ont été contraints de se tourner vers leur ambassade pour obtenir des rations alimentaires.
Cette crise a atteint de telles proportions qu’à un moment, le gouvernement indien s’est senti obligé de dépêcher à Riyad le ministre qui avait organisé l’évacuation des ressortissants indiens lors des conflits au sud du Soudan et au Yémen.
Le gouvernement saoudien et les gouvernements des pays d’origine des travailleurs ont tout mis en œuvre pour les aider à rentrer chez eux. Mais de nombreux travailleurs ont refusé de partir malgré leurs conditions de vie désastreuses dans l’espoir de recouvrer les sommes leur étant dues.
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Selon un rapport publié plus tôt ce mois-ci, le gouvernement saoudien aurait alloué un milliard de dollars à une entreprise afin qu’elle verse les salaires de ses travailleurs.
Ces travailleurs ont fait les frais du ralentissement économique de l’Arabie saoudite entraîné par la chute des prix du pétrole depuis 2014. Dans certains secteurs, les problèmes de paiement ont atteint un niveau critique, à tel point que des ressortissants saoudiens et étrangers ont exceptionnellement entamé une grève commune dans un hôpital de la province orientale.
De grandes entreprises de construction, éprouvées par les coupes dans les dépenses gouvernementales, ont subi une crise de trésorerie qui a engorgé une bonne partie du secteur. Le sort de Saudi Binladin Group et de Saudi Oger a fait l’objet d’une attention particulière, mais les répercussions se sont propagées à leurs sous-traitants et à leurs fournisseurs. Les travailleurs immigrés sont presque toujours les premiers touchés puisqu’ils se trouvent tout en bas de la chaîne de paiement.
Prisonniers d’un système
Les entreprises rencontrent des difficultés dans de nombreux pays sans entraîner une crise internationale. Mais en Arabie saoudite, le ralentissement économique s’est heurté au système de kafala (« sponsoring ») archaïque qui lie les travailleurs à leurs employeurs.
J’ai rencontré des travailleurs qui ont été poussés à envisager le suicide après des mois d’incertitude, sans salaire et dans l’incapacité de subvenir à leurs besoins ou à ceux de leur famille
La kafala est associée à des violations des droits de l’homme dans la région du Golfe car elle empêche les travailleurs de s’extirper des relations de travail dans lesquelles ils sont exploités.
Lorsque les employeurs manquent à leurs responsabilités, le système de kafala ne laisse aucune échappatoire fiable aux travailleurs. Ils ne peuvent pas trouver légalement un nouvel emploi afin de subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leur famille dans leur pays sans la permission de leur employeur.
Ils se retrouvent donc face à un choix déchirant : tenir bon et essayer d’obtenir le paiement de certains de leurs salaires ou abandonner cet espoir et retourner dans leur pays pour tenter de reconstruire leur vie.
Même s’ils font ce choix, quitter le pays peut constituer un défi extraordinaire et parfois insurmontable – les employeurs en faillite doivent délivrer à leurs employés une autorisation de sortie, leur restituer leur passeport et leur remettre des billets de retour.
Les faillites d’entreprises peuvent rapidement évoluer en de véritables crises humanitaires. J’ai rencontré des travailleurs qui ont été poussés à envisager le suicide après des mois d’incertitude, sans salaire et dans l’incapacité de subvenir à leurs besoins ou à ceux de leur famille. Leurs entreprises n’ont pu leur délivrer les permis de séjour dont ils avaient besoin, ils sont donc effectivement devenus des travailleurs « clandestins », menacés d’arrestation et incapables ne serait-ce que de quitter leur camp.
Dans de nombreux cas, ces travailleurs ont accompli des tâches extrêmement exigeantes ou dangereuses avec des horaires excessifs sur certains des projets les plus prestigieux de la région.
De la nécessité d’un changement profond
L’Arabie saoudite et d’autres États du Golfe – où les travailleurs n’ont pas été épargnés par la baisse du prix du pétrole – ainsi que les pays d’origine des travailleurs immigrés doivent changer leur approche vis-à-vis de ces questions, sans quoi les prochaines années ne seront qu’une triste histoire de travailleurs à faibles revenus payant le prix de l’irresponsabilité excessive des entreprises.
Plutôt que de se contenter de gérer la crise à chaque fois qu’une autre entreprise implose, les autorités doivent prendre des mesures pour protéger activement les millions de travailleurs étrangers sur lesquels la région s’appuie chaque jour.
Les pays d’origine des travailleurs doivent considérer cela comme une question d’importance stratégique plutôt que de se contenter d’intervenir dans l’urgence. Ils doivent mettre au point des approches plus affirmées dans leurs relations avec l’Arabie saoudite, insister sur la bonne application des protections en matière de travail et réformer le système néfaste de kafala.
Ils doivent également s’investir bien davantage dans le soutien des demandes d’indemnisation de leurs ressortissants et réprimer les recruteurs sans scrupules qui envoient les travailleurs immigrés dans des environnements de travail pouvant s’avérer extrêmement abusifs.
Pour sa part, le gouvernement saoudien devrait évaluer l’énorme préjudice porté à sa réputation par la crise actuelle et entreprendre de véritables réformes afin d’éviter que davantage de travailleurs ne doivent subir un tel calvaire à l’avenir.
Il pourrait commencer par reconsidérer la facilité avec laquelle les employeurs peuvent embaucher des travailleurs étrangers sans avoir à prouver qu’ils disposent de ressources suffisantes pour subvenir à leurs besoins en cas d’annulation des contrats ou de retards de paiement. Une autre étape cruciale serait l’abolition de l’autorisation de sortie ainsi que des réformes visant à permettre aux travailleurs de changer d’employeur plus librement.
Enfin, les autorités saoudiennes doivent reconnaître que le système de kafala, qui offre des pouvoirs excessifs aux employeurs au détriment des travailleurs, n’est pas adapté et doit être profondément réformé.
- James Lynch est directeur adjoint du programme Thématiques mondiales au sein d’Amnesty International.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : une voiture remplie de travailleurs étrangers les emmène au travail à Riyad en juillet 2004 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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