Nous ne savons pas combien de civils ont été tués par les drones turcs. Et c’est un problème
Depuis fin octobre, les frappes de drones turcs ont tué près de cent personnes.
Au moins soixante-douze personnes ont été tuées à la fin du mois d’octobre dans la province de Hakkari, dans le sud-est de la Turquie, d’après le ministère turc de la Défense. Dix-neuf autres ont été tuées le 10 novembre à Şırnak, également dans le sud-est du pays. Enfin, deux jours plus tard, six personnes ont été tuées dans le nord de l’Irak.
Invariablement, le gouvernement turc, tout comme les principaux médias d’État tels que l’agence Anadolu, ont décrit les victimes des drones comme des « terroristes ».
Au cours de l’été 2015, le conflit entre le gouvernement turc et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – que la Turquie, les États-Unis et l’UE considèrent comme une organisation terroriste – s’est de nouveau enflammé. Depuis, le sud-est de la Turquie est en proie à la guerre.
De vastes territoires de la région, principalement habités par les Kurdes, ont été bombardés par l’armée turque. Selon les médias d’État, dix-mille « terroristes » ont déjà été tués ou capturés au cours des derniers mois.
Aucune victime civile n’a été mentionnée. Dans le discours du gouvernement, elles n’existent tout simplement pas. Pendant ce temps, des organisations de défense des droits de l’homme telles qu’Amnesty International ont vivement critiqué les agissements de l’armée turque, faisant état d’une expulsion massive et décrivant ses opérations comme une « sanction collective ».
Made in Turkey
Le discours du gouvernement turc sur sa guerre dans le sud-est du pays est problématique pour de nombreuses raisons ; il en va de même pour son recours à des drones armés, qui est devenu une tactique cruciale.
La Turquie fait désormais partie des six États qui utilisent des drones armés dans la région. Les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Iran, la Russie et Israël utilisent eux aussi ces machines meurtrières pour des chasses à l’homme ciblées.
Le programme de drones turc est relativement inconnu. Il n’y a encore que quelques années, la Turquie achetait sa technologie de drones à Israël, jusqu’à ce qu’elle commence à produire ses propres drones.
En septembre dernier, Selçuk Bayraktar, technicien en chef du fabricant d’armes Baykar Technologies, a annoncé sur Twitter le tout premier déploiement du Bayraktar TB2, un drone « 100 % turc et original ».
Plusieurs médias ont alors fièrement rapporté que le premier drone armé de la Turquie était utilisé dans des « opérations antiterroristes ».
Depuis, le gouvernement a annoncé un succès après l’autre. Il semblerait que le Bayraktar TB2 soit devenu le nouvel atout de l’armée dans sa lutte contre les terroristes. Le discours officiel, comme on pouvait s’y attendre, est que les drones ne tuent que les terroristes.
Cependant, la vérité est que, comme pour toutes les autres frappes de drones, on ne sait pas vraiment qui est tué. Et comme dans les autres cas, il existe de bonnes raisons de ne pas faire confiance aux sources gouvernementales et aux déclarations officielles.
Le terrorisme, un mot fourre-tout
Ce n’est plus un secret pour personne que la couverture médiatique en Turquie est tout sauf libre et que les régions kurdes du pays font face à une censure médiatique énorme. Le gouvernement veut dominer le discours des médias pour créer sa propre réalité.
En termes rhétoriques, la guerre de drones de la Turquie est très similaire à celle d’autres États comme Israël ou les États-Unis. L’armée turque prétend que les drones sont des armes précises qui ne tuent que les « terroristes », et c’est là que commence le problème : le terme « terroriste » n’a pas vraiment été défini. Celui-ci vient de devenir une justification pour chaque acte de violence parrainé par l’État.
Pour cette raison, il semblerait que selon Ankara, tous les individus qui sont associés d’une manière ou d’une autre au PKK à l’intérieur du pays ou à l’étranger puissent être qualifiés de « terroristes », en plus des civils qui vivent dans les zones qu’ils contrôlent.
De plus, l’armée affirme régulièrement que les combattants du PKK se servent des civils comme de « boucliers humains », une expression populaire qui est également utilisée par les États-Unis, Israël et d’autres acteurs pour se démettre de leur responsabilité lorsqu’il est question de victimes civiles.
Cependant, la réalité est que dans les pays en proie à des frappes de drones, les civils sont souvent devenus des cibles.
Un recrutement facilité
Prenez par exemple les zones tribales du Pakistan qui bordent l’Afghanistan et qui font face à des frappes de drones américaines depuis 2004. Selon le Bureau of Investigative Journalism, une organisation basée à Londres qui rend compte des frappes de drones, seulement 16 % des victimes de drones identifiées au Pakistan étaient des militants violents. Seulement 4 % d’entre eux ont été désignés comme des membres d’al-Qaïda.
Des incidents similaires se sont produits au Yémen, où des mariages et d’autres rassemblements sont régulièrement bombardés par des drones.
Entre 2014 et 2015, les frappes de drones américaines au Yémen ont tué plus de civils qu’al-Qaïda.
Pendant ce temps, les groupes militants dans la région se développent grâce à des frappes de drones capables de transformer les citoyens ordinaires en combattants militants souhaitant venger leurs proches décédés.
« Je passais trois mois à essayer de recruter et je n’avais que dix à quinze personnes. Après une attaque américaine, j’avais facilement cent cinquante volontaires », a expliqué Baitullah Mehsud, dirigeant des talibans pakistanais, au Daily Times de Lahore.
La prétendue précision des drones a souvent été scrutée par différents observateurs. Récemment, Micah Zenko, du Council on Foreign Relations, a même souligné que les frappes de drones étaient moins précises que les frappes aériennes.
Après avoir comparé les données des frappes de drones américaines au Pakistan, au Yémen et en Somalie avec celles des frappes américaines en Irak et en Syrie, Zenko a conclu que les drones armés avaient plus de vingt fois plus de chances de tuer des civils que les avions avec pilote.
Si tel est le cas avec les frappes de drones américaines, nous devrions nous demander pourquoi ce ne devrait pas être le cas avec les frappes de drones turques.
Des crimes de guerre ?
Le seul moyen de le savoir et d’identifier les victimes civiles passe par des observateurs indépendants. En temps de guerre dite moderne, leur travail est plus crucial que jamais.
Grâce à des journalistes indépendants, nous savons que les drones américains au Pakistan, au Yémen et en Somalie ont tué des civils.
Grâce à des journalistes courageux ou à des programmes comme la Mission d’assistance des Nations unies en Afghanistan (MANUA), nous savons également que des pertes civiles sont occasionnées par les frappes aériennes de l’OTAN en Afghanistan.
Récemment, les responsables ont démontré une fois de plus qu’ils ne s’intéressaient pas à cette transparence. Après que l’ONU a confirmé la mort de quinze civils tués fin septembre par une frappe de drone dans la province afghane de Nangarhar, des responsables américains auraient essayé d’interdire ou de restreindre l’accès de l’ONU à une base militaire américaine à Kaboul.
Il est tout à fait évident que les enquêtes et la transparence en général ne sont pas une priorité en Turquie, en particulier avec son gouvernement actuel. Toutefois, cela ne devrait pas décourager les personnes qui enquêtent sur de possibles crimes de guerre.
- Emran Feroz est journaliste indépendant. Né et élevé en Autriche par des parents afghans, il vit actuellement en Allemagne et écrit pour plusieurs magazines et journaux allemands. Il écrit aussi en anglais pour Al Jazeera English, The Atlantic, AlterNet et TeleSUR. Il est également le fondateur de « Drone Memorial », un mémorial virtuel en hommage aux victimes de drones.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un drone survole la ville syrienne d’Aïn al-Arab, connue des Kurdes sous le nom de Kobané, lors de frappes aériennes observées depuis la frontière turco-syrienne dans le village de Mürşitpınar (province de Şanlıurfa), dans le sud-est de la Turquie, en octobre 2014 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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