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Se souvenir du massacre de Rabia : l’histoire d’un survivant

Fuyant les snipers tandis que tombaient les corps et ricochaient les balles, Mahmoud Bondok a envoyé une capture d’écran de son testament à un ami et a couru

Il était six heures du matin, la batterie de mon téléphone affichait 17 % et je n’arrivais pas à dormir.

Au cours de l’heure qui suivit, je passais ce qui aurait pu être mon dernier appel à mon frère avant d’être témoin de ce qu’on a qualifié plus tard de la « pire tuerie de manifestants en un jour dans l’histoire moderne ».

C’était le mercredi 14 août 2013 et cela faisait deux mois que j’étais en vacances annuelles en Égypte. Mes amis et moi avions regardé le coup d’État militaire se dérouler sur les écrans de télévision à peine un mois plus tôt. Nous avons rejoint le sit-in de la place Rabia pour ajouter nos voix à celles des milliers de personnes qui s’étaient rassemblées là-bas pour demander le respect de leurs droits démocratiques.

Ce matin-là, j’ai quitté mes amis Amr et Saleh endormis dans notre tente et me suis dirigé vers un café local près du Tiba Mall qui était devenu notre point de chute quotidien pendant le sit-in. Là, je suis tombé sur un autre ami, Mohamed, qui jouait avec son appareil photo. Il vivait dans le coin, il pouvait ainsi rentrer chez lui tous les soirs, mais cette nuit-là, il avait décidé de rester.

Tandis que le soleil se levait sur le 47e jour de sit-in, j’ai vite remarqué que quelque chose était bizarre.

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De l’autre côté de la route par rapport à l’endroit où j’étais assis, un bâtiment de 13 étages appartenant à l’armée venait d’ajouter une nouvelle lourde barrière, le protégeant de haut en bas. J’ai trouvé cela très étrange, étant donné que personne n’avait essayé d’attaquer le bâtiment pendant le sit-in.

Bâtiment militaire sur la route el-Nasr (Mahmoud Bondok)

La deuxième chose que j’ai remarquée était l’apparition de sacs de sable sur le toit de l’immeuble, positionnés à quelques mètres les uns des autres, en face de moi.

Ma batterie était faible. Ce ne fut que lorsque j’ai essayé de brancher mon téléphone dans la prise que j’utilisais habituellement et que j’ai vu que l’électricité avait été coupée que je réalisais qu’il se passait réellement quelque chose. Ma batterie faible est devenue le cadet de mes soucis.

Je suis retourné au café, en regardant le toit et les tentes des manifestants plantées en dessous, quand un homme est apparu sur le toit et a pointé un fusil vers les manifestants avant de se cacher rapidement. « As-tu vu ça aussi ? » m’a demandé, éberlué, le propriétaire du café. J’ai compris à ce moment ce qui était en train de se passer. J’ai commencé à tweeter à ce sujet.

Traduction : « J’ai repéré un sniper sur le toit du bâtiment militaire à Tiba. Il y a une dizaine de personnes là-haut. Étrange car ils ne vont jamais là-haut. » – Bondok (@mamzbondok)

Il était environ six heures trente du matin à ce moment-là. J’ai quitté le café et décidé de vérifier ce qui se passait dans les petites rues, derrière le Tiba Mall de la rue Anwar al-Mofti. Les rues étaient désertes, rien ne semblait sortir de l’ordinaire.

Sur le chemin du retour, j’ai remarqué un homme et un enfant qui ont pointé quelque chose derrière moi. Je me suis retourné pour regarder et mon cœur s’est arrêté. Cela avait commencé.

Un véhicule blindé de la police est silencieusement apparu d’une rue secondaire, en grande partie dissimulé par les sacs de sable empilés par les manifestants au niveau du point d’accès pour protéger le sit-in. Je n’avais jamais vu la police utiliser un tel véhicule auparavant, il était à moins de vingt mètres de moi.

Un véhicule blindé arrive dans la rue Anwar al-Mofti (Mahmoud Bondok)

J’étais confus, mon cerveau s’est emballé, jusqu’à ce qu’une pensée devienne claire : cours Mahmoud.

Au moment où je me suis retourné et où j’ai commencé à courir, la première grenade lacrymogène a été tirée et est tombée à quelques mètres de moi.

Lorsque je suis arrivé à la tente, tout le monde était éveillé. On sentait la panique dans l’air. Avec agitation, des appels ont été passés pour réveiller nos parents et amis pour leur apprendre la nouvelle.

Zone de tentes donnant sur la rue Anwar al-Mofti alors que commence la dispersion (Mahmoud Bondok)

Des snipers et des membres des forces de sécurité sont apparus sur le toit du bâtiment militaire d’en face et ont commencé à tirer. À ce stade, notre cœur s’est arrêté et notre instinct de survie a pris le relai. Les gens couraient frénétiquement tandis que le gaz lacrymogène pleuvait sur nous. C’était le chaos.

Mes amis et moi nous sommes arrêtés pendant un bref moment pour reprendre nos esprits. Nous avons couvert nos visages pour éviter de respirer le gaz lacrymogène. Notre activisme en ligne pendant la révolution du 25 janvier nous avait enseigné que, pour désamorcer une grenade de gaz, nous devions la mettre dans une sorte de seau d’eau. Avec d’autres manifestants, nous avons commencé à rassembler tout ce qui pourrait être utilisé comme un seau et les avons remplis à un robinet dans un café à proximité.

La zone a commencé à se dégager à mesure que les gens cherchaient à se mettre à l’abri et tentaient de fuir le gaz lacrymogène. Soudain, un manifestant se tenant à quelques mètres de moi est tombé au sol, inerte. Nous n’avions pas de temps de regarder ce qui lui était arrivé : nous l’avons ramassé et l’avons porté à el-Nasr, la rue principale, où nous avons trouvé des gens à moto qui transportaient les manifestants blessés à l’hôpital de campagne.

C’était quelque chose qui avait été fait lors de précédents massacres à Rabia. Revenant en courant, je me suis aperçu que j’étais dans la ligne de mire d’une rangée de snipers sur le toit d’en face.

De retour dans les rues secondaires, nous avons continué à placer les grenades lacrymogènes dans les seaux d’eau. Les tirs se sont intensifiés. Ils tiraient désormais dans les petites rues. On entendait des coups de feu venant de la rue Anwar al-Mofti. C’était des tirs croisés. Les balles ricochaient sur les bâtiments à quelques mètres de nous. Nous nous sommes abrités dans une ruelle près du centre commercial. Nous étions coincés et encerclés.

Ruelle près du Tiba Mall. Les snipers se trouvaient sur la droite tandis que l’espace à gauche menait à la rue Anwar al-Mofti (Mahmoud Bondok)

Nous avons vite réalisé que la ruelle où nous étions avait une entrée facile d’accès pour les forces de sécurité. Nous devions partir le plus tôt possible, et le seul moyen de sortir était de courir à travers l’espace dégagé, devant les snipers.

Sniper sur le toit du bâtiment militaire de la rue el-Nasr (Mohamed)

À ce moment, avec la dernière barre de batterie de mon téléphone, j’ai passé ce que je pensais être mon dernier appel. « Cela a commencé », ai-je dit à mon frère aîné, qui était à Alexandrie à l’époque. Il était à moitié endormi et ne comprenait pas ce que je disais. « Allume la télé ! », lui ai-je dit.

J’ai raccroché et essayé d’appeler un ami proche à Londres. Pas de réponse. Je lui ai envoyé une capture d’écran de mon testament sur WhatsApp, notamment une liste de mes dettes et un message à mes amis et ma famille. J’avais commencé à le rédiger après le premier massacre dont j’ai été témoin sur la place. Je me suis dépêché de terminer le tout et l’ai envoyé.

Capture d’écran du testament envoyé via WhatsApp sur le téléphone d’un ami

Traduction : « Envoie un message à tout le monde, s’il te plaît. L’assaut est lancé. En ce moment ! »

Le temps passait et il n’y avait qu’un seul moyen de se mettre en sécurité. Sans chemin sûr pour partir, nous avons été contraints de nous enfoncer plus profondément dans la zone du sit-in.

Nous avons cherché refuge sous un escalier qui nous cachait à la vue des snipers sur le toit. Il y avait d’autres manifestants rassemblés là aussi. Un jeune homme se tenant près de nous s’est avancé un instant sur le chemin en face de nous pour jeter un coup d’œil à ce qui se passait. Il est tombé au sol instantanément.

Instinctivement, nous nous sommes précipités et l’avons attrapé. Nous avons remarqué qu’il avait été touché au cou. Le sang coulait partout. La balle avait arraché un morceau de son cou, mais il était encore en vie.

Un manifestant avec une balle dans le cou nécessitant des soins médicaux (Mahmoud Bondok)

Notre priorité était de le garder en vie lui et les autres manifestants blessés qui étaient avec nous. Quelqu’un a utilisé un T-shirt pour faire un bandage de fortune et faire pression sur la plaie.

Nous devions bouger rapidement pour évacuer le blessé. Il a été porté par un groupe de manifestants, dont Saleh. Ils ont attendu que les coups de feu s’arrêtent pour courir.

« Maintenant ! », a crié l’un d’eux et ils ont couru pour traverser la ruelle et ont réussi à passer de l’autre côté. Ensuite, avec Amr, ce fut notre tour.

Je n’imaginais pas ne pas réussir à atteindre l’autre côté – mon cerveau s’y refusait. Sans échanger un seul mot, nous avons pris de profondes respirations et avons couru. Et nous avons réussi.

Alors que je fuyais les tirs croisés, ma poitrine s’est soudain comprimée et je suis tombé au sol. Je n’arrivais pas à respirer. J’ai commencé à cracher du sang. Le gaz lacrymogène avait rempli mes poumons, mais nous n’étions pas encore en sécurité.

« Je ne pense pas pouvoir bouger », ai-je dit à Amr. « Je n’arrive pas à respirer. »

« Nous ne pouvons pas rester ici, nous devons y aller », m’a-t-il répondu.

Il a levé ma tête contre le mur, mis son inhalateur dans ma bouche et m’a dit « respire ». Après deux bouffées, ma poitrine était beaucoup plus dégagée. Je respirais de nouveau. « Allons-y », lui ai-je dit.

Nous nous sommes dirigés vers l’hôpital au centre du sit-in qu’on pouvait atteindre par l’une des deux rues qui s’offraient à nous.

Lorsque nous nous sommes approchés de la première rue, une ruelle, un agent de sécurité masqué, tout de noir vêtu et tenant un fusil a tourné dans l’allée depuis une ruelle, à quelques mètres devant nous. Nos yeux se sont croisés pendant un moment, avant qu’il ne tourne de nouveau dans la rue latérale et disparaisse de notre vue.

Nous avons immédiatement fait demi-tour et cavalé vers la rue parallèle, le deuxième chemin.

Alors que nous pénétrions dans la ruelle, un groupe de manifestants a couru vers nous. « Demi-tour », ont-ils crié. « Ils [les forces de sécurité] arrivent. Demi-tour ! ». Nous étions encerclés et pris au piège.

Nous avons couru vers un bloc d’appartements et essayé d’ouvrir la porte pour nous mettre à l’abri. La porte était verrouillée. Ce fut à ce moment que la pensée que j’avais bannie de mon esprit ces deux dernières heures ne pouvait plus être occultée. C’était ça. La mort ou la détention.

Nous nous sommes assis, résignés, derrière un abri de fortune aux côtés d’autres manifestants, en attendant l’inévitable.

J’ai vérifié mes poches et ai été soulagé de constater que j’avais pensé à garder mon passeport avec moi, de sorte que, si quelque chose m’arrivait, ils seraient en mesure de m’identifier. La batterie de mon téléphone était morte et nous ne savions toujours pas où était Saleh.

Soudain, la porte du bloc d’appartements en face de nous s’est ouverte. « Entrez », a crié un homme.

Nous avons tous couru vers lui. À l’intérieur, nous avons trouvé des dizaines d’autres manifestants cherchant refuge, dont certains étaient blessés. L’endroit n’était toujours pas sûr et nous devions continuer de bouger. Nous avons monté les escaliers en courant, en silence. Au cinquième étage, nous avons trouvé un local de stockage vide d’environ deux mètres carrés : nous nous y sommes entassés à six et nous avons fermé la porte.

Il n’y avait ni lumière ni réseau et le local comportait une seule petite fenêtre. On entendait des coups de feu incessants venant des rues dehors. Des alarmes retentissaient. Nous entendions un hélicoptère survoler la place à basse altitude et le bruit du microphone sur la scène centrale. Nous savions tous que les forces de sécurité pouvaient à tout moment tous nous trouver et nous tuer. Nous n’échangions aucun mot de peur d’être entendus et trouvés.

Une heure s’est écoulée. Nous avons décidé de vérifier si la voie était libre dans le couloir. Il y avait du réseau dans le couloir ; Amr est allé sur Internet et a vu que plus de 300 personnes avaient déjà été tuées. Il était environ midi.

Un des manifestants qui était avec nous a appelé un ami qui vivait dans l’immeuble. Nous sommes montés à toute vitesse pour rejoindre l’appartement. Quelqu’un a ouvert la porte et mis son doigt sur ses lèvres pour nous demander de nous taire.

À l’intérieur, plus de quarante manifestants se cachaient déjà. L’ambiance était étrangement silencieuse. Les rideaux étaient fermés, il n’y avait pas d’électricité et la seule chose que nous entendions était le bruit du chaos à l’extérieur. Il y avait des enfants, des personnes âgées, des jeunes. L’homme qui a ouvert la porte a confisqué nos téléphones et nous a fait signe de nous diriger vers le séjour.

« Comment ça se passe en bas ? », a chuchoté un des manifestants alors que nous avions trouvé un endroit par terre pour nous asseoir. « Ont-ils déjà nettoyé le camp ou est-ce que nous arrivons à les refouler ? »

Je n’avais pas de réponse à cette question : je suis resté silencieux.

Certaines personnes sur le sol étaient blessées par balles, d’autres était aux prises avec les effets secondaires du gaz lacrymogène. Un médecin se déplaçait parmi les blessés et les traitait avec le peu de fournitures médicales qu’il pouvait trouver. Parfois, il disparaissait dans d’autres pièces de l’appartement où il y avait plus de blessés.

Nous ne savions toujours pas si Saleh s’en était sorti sain et sauf, ni où il pouvait se trouver. Nous pouvions entendre le bruit provenant de la scène centrale de Rabia ; cela signifiait que les forces de sécurité n’avaient pas encore nettoyé le sit-in et étaient toujours à notre recherche.

Aux environs de dix-huit heures, de fortes explosions ont secoué le bâtiment ; la scène centrale s’est tue. Nous savions que c’était fini. Ils avaient réellement nettoyé le sit-in.

J’oscillais entre éveil et sommeil, me réveillant au bruit d’explosions qui retentissaient au cours de la soirée. Alors la nuit avançait lentement, les coups de feu ralentissaient et l’hélicoptère semblait s’éloigner.

Le lendemain matin, à cinq heures, nous avons tous été réveillés par l’un des manifestants qui était parti pour savoir ce qui se passait.

Il nous a dit qu’ils avaient complètement écrasé le sit-in et que le couvre-feu avait été imposé et prendrait fin à sept heures du matin. La présence des forces de sécurité diminuait et il serait bientôt sûr de partir, a-t-il expliqué.

Il a conseillé à tous les manifestants portant une barbe de se raser, puisque selon ses dires, les forces de police présentes dans la zone ciblaient tous ceux qu’ils soupçonnaient d’être impliqués dans le sit-in.

Dès que je suis sorti du bâtiment, j’ai senti une odeur de brûlé. Il y avait des nettoyeurs qui balayaient les rues, collectaient des ordures et jetaient des tentes cassées.

Une vieille femme, debout à côté du bâtiment, m’a regardé. « Avez-vous besoin de quelque chose ? », m’a-t-elle demandé.

Je lui ai dit que j’avais perdu mes chaussures ; elle a souri et plongé la main dans un sac noir qu’elle portait. Elle a sorti une paire de tongs et me l’a donnée.

Nous sommes retournés à l’endroit où notre tente se dressait autrefois. Il y avait des flaques de sang sur le sol. Des chaussures, des tongs et des vêtements laissés à l’abandon étaient éparpillés dans la rue. Il y avait des douilles de balles partout.

Nous avons retrouvé la tente : elle était broyée. Des gens l’emportaient, nos effets personnels étaient jetés sur le sol. Nous avons retrouvé nos vêtements, j’ai retrouvé ma carte de métro londonien, ma carte universitaire et mes les clés de mon appartement britannique. J’ai jeté tout cela dans un sac JD Sports déchiré que j’utilisais pour ranger mes vêtements.

Nous sommes repartis. Nous avons trouvé un itinéraire pour quitter la place, conscients que nos chemises maculées de sang et notre apparence débraillée pouvaient trahir notre identité de manifestants.

Nous avons appelé Saleh pour vérifier s’il s’en était sorti vivant. Il avait survécu et il nous attendait dans l’appartement où nous sommes restés pendant notre périple. C’est à ce moment-là que nous avons appris la mort d’un de nos amis, Ahmed Sonbol. Il était assistant d’enseignement à l’université américaine du Caire, à seulement 24 ans, et avait passé son temps au sit-in pour prêter main forte dans l’hôpital de campagne.

Nous avons appelé un taxi et fait route vers l’appartement. Les retrouvailles avec Saleh étaient douces-amères. En l’espace de quinze heures, en plein jour, nous avons appris que des centaines de personnes avaient été tuées.

Il y avait tant de funérailles auxquelles assister ce jour-là, mais nous ne pouvions pas nous y rendre. Nous sommes restés silencieux la plupart de la journée, incapables de comprendre ce à quoi nous venions d’assister, en plein cœur de la ville.

Le Caire était retournée à la normale, comme si de rien n’était. Les gens allaient travailler comme d’habitude, les rues ont rouvert comme s’il n’y avait pas eu 1 000 morts sur ces lieux.

Dans la soirée, nous avons décidé de nous rendre dans une mosquée qui servait de morgue de fortune, après que la mosquée de Rabia a été incendiée par les forces de sécurité lors de la dispersion.

Lorsque je suis entré dans la mosquée al-Iman, une forte odeur me prenait au fond de la gorge, comme un mélange de sang et de sueur, une puissante odeur de brûlé. C’était une odeur que je pouvais littéralement avaler.

À l’étage, de l’entrée jusqu’à l’arrière de la mosquée, il y avait des rangées de cadavres enveloppés dans des linceuls.

Corps de manifestants tués jonchant la mosquée al-Iman (Mosa’ab Elshamy)

Des listes de noms étaient disposées près de l’entrée pour que les familles puissent retrouver leurs proches. Il y avait des femmes assises à côté du corps sans vie de leur fils, mari ou père.

Des hommes éclataient en sanglots en trouvant leurs proches enveloppés dans un linceul. Il y avait un silence étrange, uniquement interrompu occasionnellement par les cris de choc ou les gémissements d’une personne dont le cœur venait d’être brisé.

Listes de victimes disposées à la mosquée al-Iman (Mosa’ab Elshamy)

Il y avait une section qui attirait le plus d’attention, entourée par des photographes et des journalistes. Lorsque je me suis approché, l’odeur de brûlé est devenue plus intense. D’énormes blocs de glace recouvraient les corps.

Des rangées de corps jonchaient la mosquée al-Iman, qui servait de morgue de fortune (Mahmoud Bondok)

L’un des médecins a retiré le linceul de la tête d’un des corps – ou de ce qu’il en restait. La tête était noire, une partie du crâne manquait. Il m’a fallu quelques instants pour comprendre ce qu’il me montrait : ces gens étaient tous morts brûlés.

Le corps calciné d’un manifestant dans la mosquée al-Iman (Mahmoud Bondok)

À ce jour, pas une seule personne n’a eu à répondre de ses actes à Rabia. En effet, l’homme qui a donné l’ordre de nettoyer la place, Abdel Fattah al-Sissi, alors commandant en chef de l’armée, est devenu depuis président de l’Égypte.

Deux ans plus tard, nous avons vu avec stupeur David Cameron dérouler le tapis rouge à Sissi à Londres, un homme responsable de la mort de nos amis et de milliers d’autres personnes, dont un ressortissant britannique, Mick Deane, un caméraman chevronné de Sky News.

Alors que la poussière était retombée sur la place Rabia, l’énorme cassure dans la société égyptienne était beaucoup plus profonde que nous aurions pu l’imaginer. Nous avons vu des amis, des membres de notre famille, des activistes et des personnes qui se présentaient comme des partisans des droits de l’homme applaudir le massacre, comme si le sang de leurs compatriotes ne voulait rien dire.

Ce fut une découverte dévastatrice. Ils nous ont accusés d’être des membres des Frères musulmans, ne comprenant pas que des personnes originaires de tous les horizons politiques s’étaient rassemblées à Rabia pour s’élever contre le coup d’État.

L’épreuve que j’ai traversée a cependant eu un bon côté : deux jours après le massacre, quelqu’un m’a envoyé un tweet d’espoir. Un an et demi plus tard, cette personne est devenue mon épouse. Pour nous, le 14 août sonnera toujours comme un rappel du jour qui m’a offert une seconde chance.

Le souvenir de Rabia subsiste même dans les moments les plus joyeux

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des manifestants courent pour échapper au gaz lacrymogène lancé par la police égyptienne qui tente de disperser les partisans du président égyptien déchu Mohamed Morsi, dans une rue menant au camp des manifestants de la place Rabia el-Adaouïa, au Caire, le 14 août 2013.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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