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Une abstraction sur un champ de tir

Le 6 avril, la « grande Marche du retour » s'est abîmée dans un bain de sang. Marie Bardet, auteure d'un premier roman hanté par la Shoah et la tragédie du peuple palestinien, pose son regard singulier sur ces violences

Ce pourrait être l’œuvre d’un artiste conceptuel. Devant « Abstraction sur un champ de tir », on serait prévenu : « Âmes sensibles, s’abstenir ! ». 

Ceux qui seraient tentés de s’approcher de la toile pour y voir plus clair, pour y comprendre quelque chose, en seraient pour leurs frais. Le frisson promis et attendu n’aurait pas lieu. C’est en reculant de plusieurs pas que les taches, peu à peu, s’ordonneraient, se ligueraient et prendraient vie jusqu’à composer un motif. C’est alors seulement que, pris d’épouvante, l’horreur se peindrait sur nos visages. 

Je n’ai pas vu tomber Yasser Mourtaja aux abords de Khan Younès lors de la seconde « grande Marche du retour » dans la bande de Gaza, vendredi 6 avril. 

Depuis le 30 mars, des dizaines de milliers de Palestiniens ont manifesté près de la frontière entre la bande de Gaza et Israël en lançant des pierres ou en brûlant des pneus face aux soldats israéliens qui ont tué 31 manifestants (MEE/Mohammed Al Hajjar)

Je n’ai pas vu de mes yeux comment la balle israélienne a fauché le journaliste palestinien. Ce que je sais, parce que c’est un métier, que l’on soit journaliste, écrivain ou poète, c’est qu’il aura choisi méticuleusement l’endroit où poser le trépied de son appareil photo ou de sa caméra, qu’il aura décidé de l’angle de sa prise de vue et réglé son objectif. C’est à cela que reviennent inlassablement le journaliste, l’écrivain, le poète, au choix de la distance entre le monde et soi, entre soi et le monde. 

À quelle distance est-ce que je me tiens ? À quel endroit de l’image je choisis de faire la mise au point ? Yasser Mourtaja, je te le demande à genoux. Si les morts sont doués de parole, réponds-moi, dis-nous, car nous ne savons plus et nous sommes perdus.

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Ce même jour, l’envoyé spécial du journal Le Monde, Piotr Smolar, était à un kilomètre de la bordure entre Israël et la bande de Gaza, au nord du territoire, côté israélien.

Embedded, il a regardé devant lui, depuis l’implantation militaire de Nahal Oz et constate, amer : « D’ici on voit bien, mais on ne comprend rien ». Et plus loin, « comme on ne voit rien de là où l’armée propose de regarder, mieux vaut s’éloigner ». Quelle est donc cette chose qui lui paraît nette au premier regard, mais dont la signification échappe au point qu’à la chose vue se substituent finalement le rien, le vide, la vacuité ? 

Il faut que ça leur rentre dans leur crâne

Des milliers de civils marchent droit devant eux. Des jeunes gens, mais aussi des mères de famille, des gamins, des vieillards… Certains brandissent des drapeaux. La plupart ont les bras le long du corps. Ce corps est tout ce qui leur appartient en propre, au demeurant. Corps en mouvement, mais corps exposé, fragile, infiniment vulnérable. 

Ces exilés n’emportent aucun bagage, pas de valise, rien qui laisse présager qu’une fois le soir venu, une halte familière attend le voyageur. Il sera contraint de rebrousser chemin, la clé de sa maison cousue dans sa poche – plus d’un Gazaoui sur deux est un réfugié et peut prétendre à retrouver sa demeure et ses terres perdues lors de la création d’Israël en 1948, soit 1,3 million de personnes.

Des élèves palestiniens commémorent le 67e anniversaire de la Nakba, à Gaza, le 13 mai 2015 (AA)

De là où se trouve l’envoyé spécial, ce sont des centaines de petites taches noires, indistinctes, qui maculent le sol. Des hommes réduits à l’état de fourmi, est-ce que ce sont encore des hommes ? Les balles sifflent. L’état-major a des yeux pour nous qui ne voyons rien, qui les écarquillons en vain.

Ces dix-huit corps fauchés ce 6 avril sont des terroristes, et qu’importe si l’un d’eux portait bien en vue son brassard presse, s’il s’appliquait à régler consciencieusement son objectif à défaut de hurler, de s’arracher les cheveux, d’invoquer un ciel vide, les soldats casqués reviendront la semaine prochaine, et les suivantes, et ils tireront à balles réelles parce que ce sont les consignes, il faut que ça leur rentre dans leur crâne. 

Je ne peux qu’approcher en tremblant, me tenir tout au bord, dans cette zone grise où reposent, inertes, parfois vaguement effarouchées, rarement révulsées, nos bonnes consciences occidentales

Je ne suis pas dans leur tête. Je ne peux qu’approcher en tremblant, me tenir tout au bord, dans cette zone grise où reposent, inertes, parfois vaguement effarouchées, rarement révulsées, nos bonnes consciences occidentales. Un vertige me saisit. 

Entre cette réalité insaisissable et moi, un chemin de sable blanc hérissé de copeaux de crayon rouge. Ils sont en forme de pétales de fleurs, ce que confirme le titre de l’installation de l’artiste, « Hannoun » (coquelicot). Je ne peux pas marcher sur ce sol. Mon regard est attiré par une photographie placée dans l’axe. 

Performance/installation de Taysir Batniji, photographie couleur (jet d'encre) sur papier affiche (150 x 100 cm), copeaux de crayons, dimensions variables (Taysir Batniji)

Elle représente une pièce nue, on distingue des cadres sur les côtés. C’est l’atelier de l’artiste gazaoui Taysir Batniji. En 2006, après l’enlèvement du soldat israélien Shalit, le blocus du territoire est total. L’artiste alors en déplacement à l’étranger ne peut pas réintégrer Gaza. Il laisse tomber les pinceaux et se met à tailler des dizaines, des centaines, des milliers de crayons rouges avant d’en répandre les copeaux lors d’installations éphémères dans les grandes capitales européennes. On s’extasie sur la beauté, la poésie intacte de cette œuvre. A-t-on conscience que son cœur saigne ? 

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Dans la symbolique palestinienne, le coquelicot est associé au souvenir de ceux qui sont tombés en luttant pour leurs droits. Ces taches rouges qui ancrent la réalité d’un sol, le souvenir d’un lieu et l’impossibilité de le rejoindre, se superposent dans mon vertige avec les taches noires que l’envoyé spécial s’est trouvé forcé de contempler, sans rien comprendre, sans rien voir. 

Ces rouges et ces noirs perdent leur caractère d’abstraction. Les couleurs s’ordonnent, se liguent, prennent vie jusqu’à constituer un motif. C’est alors que, prise d’épouvante, l’horreur se peint sur mon visage.

- Marie Bardet est une journaliste et écrivaine française. Elle est l’auteure d’un premier roman, À la droite du père (éditions Emmanuelle Collas, Paris, mars 2018), qui questionne la filiation et l’ambiguë notion d’héritage, et contribue à la revue de littérature et de réflexion Apulée (éditions Zulma, Paris).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Funérailles du caméraman Yasser Mourtaja, décédé des suites de ses blessures après avoir été touché par balles lors d’affrontements à l’est de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza (MEE/Mohammed Asad).

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