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Chez les libraires de Bagdad, Sherlock Holmes et Harry Potter sont des best-sellers

« La Ferme des animaux » de George Orwell est aussi très populaire parce que cet ouvrage décrit une situation semblable à celle de l’Irak
Baraa al-Hadi est fière d’être la première femme en Irak à avoir ouvert une librairie (Tom Westcott/MEE)

Tous les vendredis, une rue à Bagdad est bordée de livres. Ils sont soigneusement disposés sur les trottoirs par les vendeurs, qui attendent la foule hebdomadaire de clients, assoiffés du divertissement attendu des traductions de romans étrangers ainsi que d’ouvrages modernes de développement personnel et de biographies politiques.

« Celui-ci, j’en vends plus de dix exemplaires par semaine », affirme le libraire Ali, 48 ans, en montrant du doigt un livre de Richard Dawkins « L’illusion de Dieu », traduit en arabe.

« En Irak, c’est en ce moment le livre non-romanesque le plus populaire chez les jeunes. Le problème, ici, ce n’est pas l’islam, mais la politique islamique et le gouvernement irakien. C’est pourquoi les gens se mettent à chercher les réponses ailleurs. Les théories darwiniennes de l’évolution sont aussi très populaires, et la philosophie dialectique de Marx et de Hegel aussi. »

Bagdad, Irak : des passionnés de lecture fouillent les piles de livres d’occasion (Tom Westcott/MEE)

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L’humble étalage de livres qu’Ali tient toute la semaine – pas seulement le vendredi, jour où des bouquinistes s’installent à quelques mètre les uns des autres et où les rues regorgent de chalands – donne une idée des questionnements, du côté optimiste de l’Irak et de sa profonde soif de culture. Cette facette du pays a été occultée par quatorze ans de conflits et d’agitation politique presque permanents.

Les biographies de Winston Churchill, Che Guevara et du général nazi Erwin Rommel sont rangées près de « 1984 » de George Orwell, du « Mein Kampf » d’Adolf Hitler, et des recueils des œuvres de William Shakespeare, ou encore du livre plus moderne de développement personnel, « Le Secret ».

En lisant ces livres, j’ai appris que nous détenons le pouvoir de nous changer nous-mêmes et donc, le monde autour de nous

- Helen Fadel, bibliophile irakienne

Ali vient de vendre son dernier exemplaire des « Versets sataniques » de Salman Rushdie – le roman controversé qui a conduit l’ayatollah Ruhollah Khomeini à lancer en 1989 une fatwa exigeant la mort de Rushdie. Ali attend le renouvellement de son stock.

« Des citoyens lambda achètent ces livres, pas seulement des étudiants », relève-t-il en se penchant sur son étalage pour remettre de l’ordre dans les livres disposés sur des palettes. « J’offre de la littérature non-romanesque autant que de la fiction, mais les romans se vendent généralement mieux ».

Holmes, Harry Potter et Hercule Poirot

Al Mutanabbi, le quartier culturel de Bagdad, a pris le nom du poète irakien du Xe siècle, Abou Tayeb Ahmad ibn al-Husayn al-Mutanabbi, célébré comme l’un des plus grands poètes arabes.

La zone a été piétonnisée après l’attentat à la voiture piégée qui, en 2007, tua plus de 100 personnes, dont tous les enfants du propriétaire du plus vieux café du quartier. En leur mémoire, il a rouvert plus tard.

L’interdiction des véhicules a attiré de plus en plus de libraires à mi-temps, puisqu’ils pouvaient dès lors disposer leurs marchandises sur les trottoirs. Comme les passants peuvent s’amasser autour des étals de livres, cela profite aussi au commerce florissant des librairies installées dans cette rue.

La vendeuse Helen Fadel range des livres d’Agatha Christie (Tom Westcott/MEE)

Les étagères remplies de livres, au sous-sol de la Librairie Al-Murtadha, la plus grande à Mutanabbi, en font un paradis souterrain pour les bibliophiles.

Le fils du propriétaire Murtadha Ali Hadi, qui a donné son nom à la boutique quand elle a ouvert il y a vingt ans, indique que ses best-sellers sont des romans policiers traduits en arabe.

« Dan Brown est vraiment très populaire parce que les Irakiens aiment les mystères et les énigmes, et ce livre en regorge », relève-t-il en tapotant les jaquettes rouges d’une pile de plus de 50 exemplaires du « Da Vinci Cod »’.

« Les étudiants et les jeunes adorent les romans policiers, surtout en anglais – Arthur Conan Doyle et Agatha Christie, tout particulièrement ». Murtadha attend qu’un stock de romans de Sherlock Holmes lui soit livré par un éditeur d’Égypte, où sont imprimés un grand nombre des livres qu’il vend.

« Dan Brown est vraiment très populaire parce que les Irakiens aiment les mystères et les énigmes, et ce livre en regorge »

- Murtadha Ali Hadi, librairie Al-Murtadha

« ‘’La Ferme des Animaux’’ de George Orwell est aussi très populaire parce que le contexte de ce livre ressemble étrangement à ce qui se passe en Irak », explique-t-il. D’autres clients – des enfants comme des adultes – recherchent l’évasion promise par la littérature. Le magasin a en stock tous les livres de Harry Potter, en anglais et aussi traduits en arabe.

Dans un coin, la dernière recrue du magasin, Helen Fadel, 32 ans, remet de l’ordre au rayon des romans d’Agatha Christie – meurtres et suspense garantis.

« Ma passion pour les livres m’est venue il y a deux ans, quand j’ai lu le livre d’Ibrahim al-Fiki [le défunt gourou égyptien des livres de développement personnel] intitulé ‘’Lancez-vous avec confiance dans la Vie’’ » explique-t-elle, en énumérant les titres d’autres ouvrages du même auteur qu’elle a eu aussi envie de lire. Dans ses nombreux livres de développement personnel, al-Fiki promeut la pensée positive et encourage ses lecteurs à croire qu’en poursuivant leurs rêves et leurs ambitions avec détermination, ils positiveront leur vie et la transformeront.

« De nombreux habitants de pays comme l’Égypte, l’Irak et la Syrie sont un peu perdus et c’est le chaos dans leur vie », explique Fadel. « Ici, par exemple, la situation est très mauvaise depuis sept ans, mais la première des choses à faire pour pacifier sa propre vie c’est de faire un travail sur soi et ainsi contribuer à mettre un terme à toutes ces guerres ».

La librairie Al-Murtadha propose 25 titres différents d’al-Fiki, en piles de 30 chacun. « Passer d’une dictature à une démocratie c’est comme tomber d’une montagne. Et l’atterrissage ne s’est pas fait en douceur, en Irak », rappelle Fadel.

Deux éditions différentes de « la Ferme des Animaux » : les libraires constatent que les Irakiens s’identifient aux ouvrages de George Orwell (Tom Westcott/MEE)

« Nous aurions dû disposer de beaucoup plus de temps pour mettre en place un environnement convenable et sûr où puisse s’épanouir la démocratie mais, à la lecture de ces livres, j’ai compris que nous détenons le pouvoir de nous changer nous-mêmes, et ensuite le monde autour de nous. Les livres d’al-Fiki donnent beaucoup d’astuces et de conseils à toute personne désireuse d’améliorer sa vie en faisant les bons choix et en prenant les bonnes orientations ».

Certains clients cherchent des démarches moins conventionnelles de développement personnel. Certains achètent « Dites-le comme Obama », qui propose au lecteur de s’entraîner à parler à la manière de l’ancien président américain pour améliorer ses propres compétences de communication et de leadership « en proposant un but et une vision ». Obscurément, c’est un autre best-seller du moment.

« Depuis quelques temps, nous vendons beaucoup de livres de développement personnel. Mais la championne incontestée reste Agatha Christie – ses romans se vendent toujours mieux que tous nos autres best-sellers », se réjouit Murtadha.

La première femme libraire

Nichée à l’ombre d’un bâtiment de l’ère ottomane, l’une des plus récentes librairies ouvertes dans le district est dirigée par une femme, et c’est la première.

Baraa Al-Hadi, petite femme de 27 ans, est assise à son bureau derrière lequel se détachent les lettres en bois peint composant le mot AMOUR, et autour d’elle fleurissent partout des décorations aux couleurs vives qui pendent aussi du plafond. « Je ne suis pas seulement la première libraire à Bagdad, mais la première de tout l’Irak », affirme-t-elle fièrement.

« Saddam a détruit la culture de la lecture en Irak : il craignait qu’une jeunesse qui lise remette en cause son autorité »

- Abdul Al-Hadi, juge à la retraite

« J’aime les livres, j’aime lire et j’aime ce marché depuis toujours. Alors, après mon diplôme de génie civil, j’ai décidé de poursuivre mon rêve et de faire autre chose ».

Elle n’évoque pas volontiers les problèmes qu’elle a rencontrés depuis l’ouverture de la librairie, il y a quatre mois. Baraa reconnaît que ça n’était pas évident et un homme de sa famille est toujours présent avec elle dans le magasin. Un de ses amis confie que, sinon, elle serait harcelée de propositions inopportunes de la part d’habitants du coin autant que de touristes venus dans son magasin.

Son père, Abdul al-Hadi, juge à la retraite, passe désormais le plus clair de son temps à Al Mutanabbi. « Je reste ici toute la journée, tous les jours, pour protéger ma fille des hommes mal intentionnés et des maux de notre société », dit-il. « Je l’ai soutenue quand elle était à l’école, ensuite à l’université, et maintenant qu’elle est libraire, je la soutiens toujours ».

Il explique que depuis la chute de Saddam Hussein, en 2003, la lecture et l’achat de livres comptent parmi les rares activités prospères en Irak. « Saddam a détruit la culture de la lecture en Irak : il craignait qu’une jeunesse qui lise remette en cause son autorité. Il a détruit beaucoup d’ouvrages uniques et saccagé ensuite l’Irak, avec ses guerres à répétition ».

L'État islamique a confisqué des cartons entiers de livres de droit

Au bout de la rue se trouve la dernière librairie, une bâtisse en bois appelée « la Bibliothèque de Muhakim », installée à cet endroit depuis 1950. On n’y trouve que des livres de droit. « J’en ai hérité de mon père. Ici se trouve 100 ans de droit irakien, de 1917 à 2017, et nous sommes l’un des principaux fournisseurs de livres de droit en Irak ».

Shahi rappelle que les affaires marchent bien à Bagdad, mais il a quant à lui fermé son entreprise de ventes par correspondance, pourtant très lucrative ces dernières années.

« J’ai arrêté quand Daech [État islamique] est entré en Irak : rien n’était plus pareil et un phénomène nouveau est apparu : j’expédiais aux gens leurs livres mais ils n’envoyaient pas leur règlement », témoigne Shahi.

Une statue du poète irakien du Xe siècle, Al Mutanabbi, le bras tendu, donne l’impression de déclamer éternellement ses poèmes (Tom Westcott/MEE)

« J’ai envoyé 50 cartons de livres de droit à Mossoul, juste avant l’arrivée de Daech, qui a volé tous les livres. Je ne sais pas ce qu’ils en ont fait mais ils les ont probablement détruits, parce qu’ils ne reconnaissent pas les lois irakiennes et que seules leurs propres lois font autorité à leurs yeux ».

La rue Al Mutanabbi, bordée de librairies, mène vers quelques-uns des bâtiments historiques les plus anciens de la ville et à des galeries d’art, pour déboucher ensuite sur une place pavée, qui borde le large cours du Tigre.

Des centaines de gens se rassemblent ici le vendredi, pas seulement pour acheter des livres, mais aussi pour visiter des expositions d’art ou se balader entre amis et prendre des « selfies » au bord du fleuve.

Une statue d’Al Mutanabbi lui-même domine tout le quartier, le bras tendu, donnant l’impression de déclamer éternellement ses poèmes.

Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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