Cinq corps à l’aube : le mystère qui a laissé sous le choc une ville yéménite déchirée par la guerre
TA’IZZ, Yémen – Cela a commencé par des chuchotements au cours des repas, dans les magasins, dans la rue : un groupe d’hommes exécuterait des civils et des soldats dans l’est de la ville et les enterrerait rapidement dans le cimetière de Wadi al-Madam.
Pendant des semaines, la rumeur s’est répandue, même si personne ne voulait croire qu’une telle chose ait pu arriver.
« Personne ne s’attendait à ce que cela se produise à Ta’izz, la capitale culturelle du Yémen, alors tout le monde a été choqué de voir ces cadavres »
- Farouq al-Farea, un habitant
Mais la semaine dernière, suite aux témoignages de témoins oculaires, les forces de sécurité et une équipe médicolégale ont exhumé cinq tombes fraîches – transformant la rumeur persistante en un mystère terrifiant.
« L’exhumation a suscité la terreur parmi les habitants de Ta’izz », a déclaré Farouq al-Farea, qui a vu les corps émerger du sol jeudi dernier aux côtés d’une foule de personnes.
Pendant que lui et d’autres observaient, l’équipe a remonté cinq cadavres, dont deux décapités au couteau. Les corps sentaient mauvais mais, malgré cela, les habitants se sont rassemblés pour regarder.
« Personne ne s’attendait à ce que cela se produise à Ta’izz, la capitale culturelle du Yémen, alors tout le monde a été choqué de voir ces cadavres, tués de manière horrible. »
Après avoir emmené les corps à l’hôpital al-Rawdha, les forces de sécurité ont pu identifier trois personnes, tous soldats de la 22e Brigade, laquelle a combattu les salafistes à Ta’izz le mois dernier. Des affrontements avaient éclaté entre les bataillons d’Abu al-Abbas, commandant de la plus grande force salafiste de Ta’izz, et les forces de sécurité de la ville après l’arrestation de plusieurs combattants d’Abu al-Abbas soupçonnés d’avoir assassiné Hanna Lahoud, employé du CICR.
Les deux autres corps demeurent non identifiés.
Une source dans la police militaire qui s’est exprimée sous couvert d’anonymat a déclaré à MEE que lui et ses collègues étaient persuadés que « beaucoup d’autres » avaient été tués de la même manière. Les policiers ont en effet entendu des histoires similaires sur lesquelles ils n’ont pas encore enquêté.
Plusieurs cadavres, qui demeurent dans l’ensemble non identifiés, ont également été trouvés ces derniers mois dans les caniveaux de la ville, et la police pense que ces affaires peuvent être liées.
« Ces cinq cadavres ne constituent pas l’ensemble des personnes qui ont été massacrées par des extrémistes. Ils ne représentent qu’un échantillon du crime », a affirmé notre source.
Des témoins oculaires ont déclaré à la police que les corps avaient été enterrés tôt le matin par des hommes voilés dans une zone sous le contrôle d’Abu al-Abbas, mais la source a déclaré que la police ne pouvait accuser le groupe tant qu’elle n’avait pas de preuves flagrantes.
En octobre dernier, Abu al-Abbas a été désigné comme un partisan d’al-Qaïda et du groupe État islamique par les Saoudiens, leurs alliés du Golfe, le Qatar et les États-Unis.
L’enquête se poursuit et lorsque suffisamment de preuves auront été réunies, les forces de sécurité se lanceront à la poursuite des criminels.
« Sans les habitants, nous ne serions pas au courant de l’inhumation de ces cadavres », a déclaré la source.
« Les pires jours de leur vie »
Alors que les enquêteurs sont à la recherche des responsables, des centaines de familles de Ta’izz ont non seulement peur pour leur sécurité, mais ont aussi hâte d’apprendre si leurs proches figurent parmi les victimes.
Il y a des centaines de détenus qui se sont battus pour divers camps pro-Hadi pendant la guerre et qui sont aujourd’hui emprisonnés dans les prisons de la ville. Leurs familles ne peuvent généralement pas leur rendre visite et beaucoup ignorent même leur sort.
« Les plus effrayés étaient les familles des détenus qui n’avaient aucune information concernant leurs proches en prison »
- Abdul Ghani Mohammed, professeur de sociologie
Le professeur de sociologie Abdul Ghani Mohammed, qui enseigne dans des universités privées de la ville, a déclaré qu’il était normal que de telles informations suscitent la terreur parmi les civils et même les soldats.
« Tout le monde était terrifié par cette nouvelle, mais les plus effrayés étaient les familles des détenus qui n’avaient aucune information concernant leurs proches en prison », a déclaré Abdul Ghani.
« Human Rights Watch et les organisations internationales doivent intervenir sur cette question et au moins aider les familles des détenus à rendre visite à leurs proches dans les prisons », a-t-il ajouté.
« Après les nouvelles de jeudi, les parents des détenus ont vécu les pires jours de leur vie à attendre que l’équipe médicolégale identifie les cadavres. »
Et cette attente se poursuit.
Si la police n’a pas accusé Abu al-Abbas et ses bataillons d’avoir commis ces meurtres, des activistes politiques affirment être certains de l’implication du groupe.
Anees Mansour, activiste politique et responsable du centre d’études stratégiques Huna Aden, a tweeté jeudi dernier : « Ô, habitants de Ta’izz, ne gardez pas le silence à cause de l’exhumation de cinq cadavres de soldats de l’armée nationale, dont deux sans tête. Les bataillons d’Abbas les ont abattus dans le bâtiment des services de renseignement du quartier républicain et les ont ensuite enterrés dans le cimetière de Wadi al-Madam. »
Abbas al-Dhaleai, écrivain et journaliste yéménite travaillant à l’étranger, a accusé les Émirats arabes unis (EAU) de soutenir le groupe qui a massacré les soldats. Bien qu’il ne mentionne pas spécifiquement les bataillons d’Abu al-Abbas, il semble faire référence au groupe qui aurait été financé par les EAU.
Dhaleai a tweeté : « Ce qui se passe à Ta’izz est très préoccupant, les meurtres et les exécutions illégales ainsi que l’inhumation des cadavres dans les cimetières alors que les autorités locales ne s’occupent pas sérieusement du problème. Le gouvernement se contente d’observer, la coalition nourrit les conflits. Ce crime n’a pas été commis par les Houthis mais par un groupe de résistance soutenu par l’Émirat de la méchanceté. »
Le commandant de la 22e Brigade, le général de brigade Sadeq Sarhan, a menacé de démissionner de son poste si le gouverneur de Ta’izz et le chef de l’armée dans la ville ne donnaient pas de directives aux forces militaires et de sécurité pour arrêter les criminels.
Les bataillons d’Abu al-Abbas n’ont pas fait de commentaires aux médias et ne veulent pas aborder cette question tant que l’enquête n’est pas terminée, a déclaré l’un des combattants du groupe à MEE.
Terreur au sein de la population
Pendant ce temps, les habitants de Ta’izz craignent que le message envoyé aux extrémistes dans leur ville est qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent. Beaucoup d’entre eux évitent les zones connues comme étant des repaires salafistes et s’éloignent du cimetière.
Ali Fahmi, un réparateur de téléphones mobiles qui vit dans la ville de Ta’izz, a déclaré qu’il avait entendu la rumeur selon laquelle des gens avaient été tués, mais qu’il n’y croyait pas avant jeudi dernier.
« Nous avions entendu parler d’extrémistes à Ta’izz et nous avons entendu parler de massacre et d’enterrement de personnes, mais je n’y ai pas cru parce que ce comportement n’a rien d’humain. Nous n’avions vu ce genre de crimes qu’à la télévision et c’est devenu réalité à Ta’izz », a-t-il déclaré à MEE.
« Les nouvelles de jeudi m’ont terrifié, comme la plupart des résidents de Ta’izz, nous allons désormais faire preuve de prudence pour nous déplacer dans les zones des extrémistes, que tous les habitants de Ta’izz connaissent. »
Fahmi a déclaré que les autorités de Ta’izz devaient prendre des mesures sérieuses pour arrêter les groupes qui ciblent la ville de Ta’izz et ses citoyens : « la lutte contre les extrémistes est peut-être une décision difficile mais les autorités doivent trouver une solution à ces actions dangereuses ».
C’est la première fois que les forces de sécurité ont exhumé des tombes dans la ville de Ta’izz, et alors que de nombreux résidents pensent que c’était un bon début pour résoudre le mystère, d’autres estiment qu’il s’agit d’une pratique étrangère qu’ils ne voient pas nécessairement d’un bon œil.
Khalil al-Raseni a déclaré que l’exhumation des corps était un scandale indigne, d’autant que les photos des cadavres défigurés se propageaient sur les réseaux sociaux.
« J’espère que les gens ne déterreront pas mon cadavre pour une raison quelconque, car ma dignité ne me permet pas d’être d’accord avec cela », a-t-il affirmé.
« Les forces de sécurité ont donc commis un crime similaire à l’assassinat des soldats avec l’exhumation. »
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Au lieu de cela, ils auraient dû enquêter sans déterrer les corps, a-t-il estimé. Ou, si c’était vraiment nécessaire, déterrer les corps et les retourner immédiatement à la terre plutôt que de les emmener à l’hôpital.
Une opinion que Sami Alawi, avocat de la ville de Ta’izz, ne partage pas. Exhumer les corps, selon lui, était une étape nécessaire pour démasquer les coupables, et cela a montré que les forces de sécurité désirent sérieusement aller au fond des choses.
« Sans exhumation, les forces de sécurité ne peuvent pas enquêter sur ce crime ou démasquer les assassins et, même si les gens sont terrifiés par cette question, je suis sûr qu’ils seront heureux quand les forces de sécurité arrêteront les assassins », a-t-il déclaré.
Avant jeudi dernier, a-t-il ajouté, ceux qui avaient des tendances violentes se comportaient librement dans la ville, mais maintenant ils auront l’impression d’être surveillés et seront prudents avant de commettre d’autres crimes.
« Je pense que les forces de sécurité peuvent exhumer plus de tombes pour révéler davantage de crimes à Ta’izz et cela contribuera à combattre les extrémistes qui suscitent la terreur parmi les civils », a affirmé Alawi.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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