Comment la contrebande alimente les fêtes illégales d’Iran en alcool
HAJI OMRAN, Irak – Irfan enlève d’un coup sec ses bottes défoncées et retire six couches de chaussettes, révélant des pieds meurtris. Lui et son équipe ont marché pendant dix heures à travers les montagnes enneigées pour atteindre un repère de contrebandiers en Irak. Mais il n’a guère le temps de se reposer : le temps, c’est de l'argent, et un trajet retour pour l’Iran plus dangereux encore l’attend, avec 40 kilos de cargaison.
« Yaser, neuf de Chivas et six de Grey Goose. Xerzat, neuf de vin et neuf de Grey Goose », énumère le chef d’équipe, faisant la liste des cargaisons tandis que les hommes chargent leur fardeau l’un après l’autre et se préparent. L’équipe n’a pas de matériel de randonnée spécifique et la seule technologie dont ils disposent est un téléphone portable qui leur servira à appeler leur rendez-vous.
Lors de leur trajet retour à travers les sommets hauts de 3 000 mètres des montagnes de Zagros, ils devront affronter, outre les éléments, des gardes-frontières nerveux, des mines et même des loups vicieux.
Nous travaillons en toute saison. Nous ne nous arrêtons jamais
- Xerzat, contrebandier d'alcool
Mais c’est leur travail : Irfan est un trafiquant d’alcool irano-kurde qui, depuis dix-sept ans, apaise une soif iranienne jamais étanchée.
« Nous faisons ce travail en dépit des difficultés et des risques énormes auxquels nous sommes confrontés parce que nous n’avons même pas 25 dollars en poche », explique Irfan.
« Nous n’avons aucune alternative pour nourrir nos familles. À chaque voyage, nous gagnons environ 70 dollars [64 euros]. »
« Si la météo est bonne et qu’il n’y a pas de problème, nous pouvons faire jusqu’à trois expéditions par semaine. »
« Nous travaillons en toute saison. Nous ne nous arrêtons jamais », ajoute son collègue Xerzat, 18 ans, les joues rougies. « Chaque fois que la voie est libre, nous devons être prêts à partir. »
Pour un pays qui interdit l’alcool, le milieu de la fête en est inondé. Le pays est confronté à un grave problème d’alcool. Le gouvernement a estimé que 200 000 Iraniens, au bas mot, ont des problèmes d’alcoolisme, et a rapporté que 2 900 personnes avaient été arrêtées en 2015 à Téhéran seulement pour conduite en état d’ivresse.
Un réseau de centres de désintoxication a été mis en place pour faire face au problème.
Irfan et son groupe sont au point de transit d’une grande partie de ce qui parvient à atteindre Téhéran et au-delà. Leur repaire, à quelques kilomètres seulement de la ville kurde irakienne de Haji Omran, est rempli de caisses de contrebande attendant d’être livrées : du whisky de premier choix Chivas Regal, de la vodka premium Grey Goose et du vin rouge hongrois.
Trois hommes armés de AK47 gardent la planque – mais plutôt que les gangs rivaux ou les gardes-frontières iraniens, leur principale préoccupation sont les bandes de loups qui rôdent dans la montagne.
Pour ces produits de qualité, les Iraniens paient le prix fort – une bouteille de 70 cl de Chivas, qui coûte 24 dollars (21 euros) dans le commerce habituellement, peut-être vendue 200 dollars (183 euros) à Téhéran. La vodka se vend pour 100 dollars (91 euros), et le vin pour une somme plus modeste de 50 dollars (45 euros).
« Plus on est loin de la frontière irakienne, plus le produit coûte cher », explique Ismail. À 52 ans, il est le plus âgé du groupe et affiche à son compteur une dizaine d’années d'expérience.
« Une bouteille de whisky ne coûte pas la même chose à Tabriz qu’à Téhéran. »
Le difficile chemin du retour
Alors que le groupe se prépare pour le chemin du retour, les hommes pensent aux dangers qui les attendent. Selon un rapport publié par Hengaw, un site internet irano-kurde spécialisé dans les droits de l’homme, 25 hommes ont perdu la vie au cours des trois premiers mois de 2017 en traversant les montagnes.
« Le chemin du retour est le plus difficile et le plus dangereux », observe Xerzat.
Chaque contrebandier dispose désormais d’un paquet contenant quinze à dix-huit bouteilles d’alcool.
« Le poids que nous portons dépend de la capacité de chacun et de la météo. Mais nous transportons habituellement entre 30 et 40 kilos par personne », précise Ismail.
« Les gardes-frontières iraniens nous attaquent toujours au moment du retour en Iran parce qu’ils savent que nous sommes chargés et qu’il nous est plus difficile de fuir.
« Un jour, des soldats iraniens nous ont repérés et ont commencé à nous tirer dessus. Nous avons dû nous cacher toute la nuit, sans faire de bruit, sans rien à manger. Je n’avais presque plus d’énergie et j’ai souffert d’engelures aux orteils.
« Nous ne pouvons ni fumer, ni utiliser de lampe pour nous guider parce que les gardes-frontières pourraient nous détecter », poursuit Ismail.
Vous ne voyez même pas à deux mètres devant vous. C'est pourquoi certaines personnes se retrouvent à la traîne et meurent de froid
- Ismail, contrebandier d'alcool
Les trafiquants expliquent qu’un autre danger se cache sous la neige : les mines enterrées pendant la guerre entre l’Irak et l’Iran (1980-1988) rendent nécessaire la présence d’un guide connaissant chaque recoin du trajet comme sa poche.
« Lorsque les tempêtes de neige sont intenses, vous ne voyez même pas à deux mètres devant vous. C’est pourquoi certaines personnes se retrouvent à la traîne et meurent de froid », poursuit Ismail.
« Quand il n’y a pas trop de neige et que les conditions météorologiques sont bonnes, nous utilisons des chevaux pour transporter les paquets. Mais les gardes iraniens tirent aussi sur les animaux, qui sont par ailleurs vulnérables aux attaques des loups. »
Pourquoi, alors, des hommes comme Irfan, Ismail et Xerzat entreprennent-ils une tâche aussi périlleuse pour satisfaire les modes de vie interdits des consommateurs d’alcool clandestins d’Iran ? On en revient toujours à l’argent.
Tout le groupe est de Piranshahr, une ville d’environ 100 000 habitants située à quelques kilomètres de la frontière irakienne.
Ses taux de pauvreté et de chômage sont beaucoup plus élevés que la moyenne iranienne, et même les emplois offrant le salaire minimum de 248 dollars (227 euros) par mois sont difficiles à trouver.
Irfan et son équipe gagnent beaucoup plus que cela, mais, inévitablement, la part du lion des bénéfices revient aux hommes qui se trouvent au sommet de l’organisation : les patrons qui laissent les autres faire le sale boulot.
Ceux qui nous tirent dessus sont les plus grands acheteurs et consommateurs d'alcool
- Irfan, contrebandier d’alcool
Les contrebandiers s’acquittent également d’une « taxe révolutionnaire » auprès du Parti démocratique du Kurdistan iranien (PDK-I) et du Kurdistan Free Life Party (PJAK) pour s’assurer que la voie est libre et que leurs petites affaires ne rencontrent aucune autre difficulté.
Selon Irfan, cette situation est due à la répression de la minorité kurde d’Iran.
« Si vous rejetez le système du régime, vous n’avez aucune opportunité d’emploi », affirme-t-il. « C’est pourquoi la situation dans les régions kurdes d’Iran est si terrible. »
Quant aux hommes qui essaient de les tuer, il relève : « Ceux qui nous tirent dessus sont les plus grands acheteurs et consommateurs d'alcool. »
Mais les pensées de l’équipe ne s’attardent pas sur la révolution ou l’hypocrisie à laquelle ils disent être confrontés – tous se concentrent sur la survie ici et maintenant.
« Une fois traversée la frontière iranienne, nous arriverons dans un village d’où nous passerons un coup de fil et, quelques minutes plus tard, plusieurs véhicules arriveront pour charger tous les paquets – et nous disparaîtrons », résume Irfan.
Si tout se passe bien, l’équipe enverra un message Telegram à ses responsables du côté irakien dans les deux jours. En attendant, ils sont seuls, et dans les montagnes, ils n’ont aucun ami.
Traduit de l'anglais (original) par Monique Gire.
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