Des familles pleurent leurs enfants pris entre deux feux dans le sud-est de la Turquie
Rozerin Çukur était une étudiante en journalisme kurde de 17 ans originaire de la ville de Diyarbakır, dans le sud-est de la Turquie.
Dans les années 1990, avant la naissance de Rozerin, sa famille faisait partie des centaines de milliers de Kurdes qui avaient fui leurs villages lorsqu’a éclaté la guerre de guérilla entre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) séparatiste et l’État turc.
Ces dernières années, tandis qu’un cessez-le feu était entré en vigueur entre le gouvernement et le PKK, les Çukur essayaient de reconstruire leur village, détruit pendant les combats, et Rozerin avait commencé à écrire un livre sur leurs efforts et sur ce village qui n’a jamais été chez elle.
« Elle n’avait jamais vu notre village, mais posait toujours des questions à ce sujet pour apprendre ce qui s’est passé », a rapporté son père, Mustafa, à Middle East Eye cette semaine.
Mais fin décembre, l’adolescente est partie étudier chez un ami et elle n’est jamais rentrée.
Plus d’une semaine plus tard, sa famille a reçu un appel : leur fille avait été tuée et son corps était dans une rue du quartier de Sur où, pris au milieu des affrontements en cours entre militants kurdes et services de sécurité turcs, il est resté depuis.
Cette adolescente fait partie des 198 civils qui ont été tués à la suite de combats dans le sud-est depuis août, selon la Fondation turque des droits de l’homme. Beaucoup de victimes sont jeunes et sont, comme Rozerin, issues d’une nouvelle génération de Kurdes nés dans des villes peuplées de familles d’anciens réfugiés.
Beaucoup de jeunes tués dans le sud étaient des manifestants ou des militants armés, d’autres étaient de simples passants.
Avec des sièges, des couvre-feux et des violences militantes incessants, beaucoup de corps ont été laissés dans les rues, les proches n’ayant pas la possibilité de les récupérer.
La dernière fois qu’ils l’ont vue en décembre, Rozerin quittait le domicile familial dans la banlieue de Fiskaya à Diyarbakır pour rendre visite à un ami à Sur.
Comme sa famille l’a découvert plus tard, alors qu’elle était à Sur, le gouvernement a imposé un couvre-feu, censé réprimer « l’aile jeunesse » du PKK, le Mouvement patriotique de la jeunesse révolutionnaire (YDG-H), qui avait mis en place des barricades et creusé des tranchées dans de nombreuses villes du sud-est.
« Elle est allée chez son ami pour étudier », a déclaré son père, Mustafa. « Lorsqu’elle est partie, elle avait ses cahiers et des crayons. Elle portait son uniforme scolaire. Je l’ai laissée aller chez son ami pour étudier, mais je ne savais pas qu’elle allait à Sur. »
« Elle avait un portable. Quand j’ai entendu parler du siège, j’ai appelé ma fille, mais elle n’a pas répondu. Dix à quinze jours plus tard, nous avons perdu notre fille. »
Le corps de Rozerin serait dans la rue depuis le 8 janvier. Personne ne sait qui est responsable de sa mort ou comment elle est morte.
Une brève levée du couvre-feu de Sur le 13 janvier dans le but de retirer les corps des personnes tuées a échoué, peut-être en raison de tirs de snipers.
Le service de presse du gouvernorat de Diyarbakır a déclaré à MEE qu’il ne pouvait pas vérifier l’état des corps tant que les violences continuaient.
« Tout ce qu’on sait sur la zone de couvre-feu n’est qu’allégation, nous ne pouvons pas entrer et nous ne pouvons pas vérifier si les corps sont dans la rue ou pas », selon le service. « Nous ne pouvons rien dire avant que les terroristes soient éliminés de la région. Après cela, nous pourrons apporter des réponses. »
« La mentalité est la même, mais la violence est différente », a déclaré Mustafa à propos du conflit actuel qui lui a pris sa fille. « Par exemple, dans les années 1990, les personnes étaient tuées dans la rue, mais nous pouvions récupérer leurs corps. Aujourd’hui, ils augmentent notre douleur. »
Lundi soir, il a été signalé qu’un autre jeune, Hakan Aslan, était mort à Sur suite à une hémorragie après avoir été abattu le 22 janvier.
Plusieurs familles qui ont perdu des enfants dans la fusillade ont entamé des grèves de la faim, réclamant la restitution de leurs corps.
Un gréviste de la faim, Mehmet Oran, a perdu son fils, Isa Oran, dont le corps est resté dans les rues de Sur pendant 28 jours avant qu’il puisse le récupérer.
« Ils [les autorités locales] nous ont dit que nous devions signer un accord et déclarer que nous étions responsables de nos propres actions si nous allions dans les rues sous couvre-feu et que nous devions prendre un véhicule pour récupérer les corps », a-t-il expliqué à MEE.
« Après cela, ils nous ont dit que nous pouvions récupérer les corps de nos enfants. Ils nous ont déclarés que s’il y avait des snipers et que ceux-ci nous tuaient, ils ne seraient pas responsables. »
Les funérailles d’Isa Oran :
Villages détruits
Cette violence n’est pas nouvelle pour Mustafa ou sa famille. Dans les années 1990, leur village dans la campagne de Diyarbakır a fait l’objet d’un siège par l’armée turque avant d’être détruit dans le cadre de la campagne anti-PKK.
« La veille du jour où notre village a été dépeuplé, il a été la cible de l’artillerie à 5 km de là », a-t-il déclaré.
« Le jour où les villages ont été dépeuplés, les forces spéciales sont arrivées avec les gardes de village d’autres villages », a-t-il poursuivi, faisant référence aux Kurdes ayant accepté de travailler pour les milices soutenues par l’État qui ont collaboré avec l’armée.
« Ils ont placé des gardes aux portes des maisons et ont forcés les habitants à quitter le village. S’ils ne partaient pas, ils brûlaient les maisons. Les gens quittaient les villages avec ce qu’ils pouvaient emporter. »
Environ 2 000 villages ont été détruits par les forces de l’État turc dans les années 1980 et 1990, dans le but affiché de les empêcher d’abriter des militants du PKK qui utilisaient souvent les villages ruraux et montagnards pour s’y réfugier et se nourrir.
Toutefois, les démolitions ont finalement fourni des arguments à la propagande du PKK, qui a affirmé que le gouvernement turc s’était engagé dans un programme de nettoyage ethnique.
« Jusque-là, personne de notre village n’avait rejoint le PKK », a déclaré Mustafa. « Après ces pressions, les jeunes ont commencé à rejoindre ses rangs. »
La banlieue de Fiskaya où vivent Mustafa et sa famille est très majoritairement peuplée par des réfugiés kurdes.
Certains ont fui la violence dans les années 1990 lorsque le conflit entre la Turquie et le PKK a atteint son apogée et que jusqu’à 2 millions de Kurdes ont fini comme réfugiés, affluant des villages démolis dans les grandes villes comme Diyarbakır, Istanbul et Ankara.
D’autres sont arrivés plus récemment : les Kurdes syriens fuyant les assauts de l’État islamique (EI) et leurs compagnons de voyage du nord de la Syrie, région connue parmi les Kurdes sous le nom de Rojava et maintenant largement contrôlée par le Parti de l’union démocratique (PYD) lié au PKK.
Une violence cyclique
Beaucoup avaient espéré – et cru – que l’extrême violence qui a ravagé la Turquie dans les décennies précédentes, faisant plus de 40 000 victimes, ne reviendrait plus affliger leurs enfants.
Lorsque le Parti Justice et Développement (AKP) est arrivé au pouvoir en 2002 avec des promesses de la création d’une « nouvelle Turquie », de nombreux Kurdes étaient optimistes, pensant que le parti serait le signe d’un avenir meilleur, avec la suppression des restrictions concernant la langue et l’expression culturelle.
Cependant, suite à la rupture - après une série d’attentats à la bombe visant principalement des militants d’extrême gauche et kurdes - en juillet d’un cessez-le-feu qui était en place depuis deux ans, les combats ont repris dans les rues du sud-est de la Turquie.
« Le PKK a été très gêné par le fait que l’État poursuit, depuis le début du cessez-le feu, ce qu’il appelle ‘’la préparation de la guerre’’ », a déclaré la journaliste Frederike Geerdink qui était basée à Diyarbakır mais a été expulsé de Turquie en septembre, accusée par un gouverneur de la province d’aider les militants kurdes.
« [Les services de sécurité turcs] développent les postes militaires dans le sud-est de la Turquie. Ils développent les infrastructures militaires. Des civils sont morts dans le sud-est, y compris pendant les manifestations de Gezi et la législation en matière de sécurité nationale qui a été adoptée par le Parlement plus tôt cette année n’était pas non plus une étape vers la démocratisation. »
Bien que le PKK ait déclaré la fin du cessez-le-feu en juillet, le groupe militant n’a pas été la principale force motrice derrière les violences qui ont coûté la vie à des centaines d’agents de sécurité en Turquie.
Les jeunes qui composent l’YDG-H et les Unités de protection civile (YPS) – ces dernières sont calquées sur les Unités de protection du peuple (YPG) en Syrie – opéreraient en grande partie sans directives du siège du PKK dans les montagnes de Qandil de l’Irak et sont principalement composés de jeunes militants kurdes et de gauche.
Le week-end dernier, les groupes YPS qui sont désormais établis dans au moins huit districts du sud-est ont annoncé la formation d’un organe de coordination conjointe pour organiser leurs opérations.
« Depuis 93 ans qu’a été fondée la République de Turquie, de nombreuses régions du Kurdistan du Nord ont fait face à des attaques militaires génocidaires visant le peuple kurde », indiquait le communiqué. « Ces attaques se sont fortement poursuivies au cours du XXe siècle et se sont axées sur l’expulsion des Kurdes de leurs terres au cours des 30 dernières années. »
Sertaç Kayar, un photojournaliste qui a eu Rozerin Çukur comme élève dans un cours de journalisme, a déclaré que ce qui se passait maintenant était une poursuite de la violence cyclique qui affligeait la Turquie depuis des décennies.
« Les enfants des familles qui ont perdu leurs maisons dans les années 1990 ont grandi maintenant », a-t-il déclaré à MEE.
« Des enfants meurent encore aujourd’hui, comme dans les années 1990. Les membres de la résistance armée sont des jeunes du même quartier. »
Il a également été sans équivoque sur les responsables de la mort de Rozerin.
« Le pouvoir de l’État est aux mains du gouvernement, ils sont responsables de tout. »
Enfants sacrifiés
La semaine dernière, Amnesty International a qualifié les actions de l’État turc dans le sud-est de « sanction collective » et a mis en garde contre les risques pour les civils dans les zones résidentielles, y compris à Sur où Rozerin a été tuée.
« Les mesures de sécurité, y compris celles visant à arrêter des membres présumés de l’YDG-H, doivent se conformer aux obligations de la Turquie en vertu du droit international des droits de l’homme », a déclaré Amnesty.
Malgré la mort de Rozerin et le chaos constant, la famille Çukur garde encore l’espoir d’être toujours en mesure de poursuivre le travail de reconstruction de leur village et de préserver leur histoire.
« Nous voulons nous rendre dans notre village afin de poursuivre la reconstruction », a déclaré Mustafa, mais il a ajouté que « l’État dit qu’il n’a pas de fonds pour la reconstruction et nous attendons ».
Pour Mustafa, la douleur due à la perte de Rozerin s’est transformée en colère et la responsabilité peut être largement partagée.
« Ici, tout le monde blâme (le président turc) Erdoğan, la Turquie et le gouvernement pour cela », a-t-il ajouté. « Oui, c’est juste, mais l’ONU et l’Union européenne sont aussi à blâmer. »
Il a mentionné la dépendance de l’UE sur la Turquie pour prévenir le flux de réfugiés vers l’Europe comme un exemple de son côté conciliant et de sa réticence à prendre des mesures contre les activités du gouvernement turc dans le sud-est.
« Les États (de l’UE) sacrifient nos enfants pour les leur ! » a-t-il expliqué. « Ils utilisent nos enfants comme barricade pour sauver leurs enfants ! »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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