En Turquie, une vague d’attentats contre les Kurdes fait craindre un éventuel pogrom
ISTANBUL, Turquie – Isaac (29 ans), qui travaille dans un restaurant du centre d’Istanbul, ne se reconnaît dans aucun parti politique turc. Il n’est pas apolitique mais plutôt antipolitique : il se décrit comme un anarchiste qui a perdu ses illusions sur la politique depuis longtemps.
Pourtant, il a beau s’efforcer de s’immuniser contre la politique, il n’en reste pas moins un Kurde, dans une période particulièrement tendue de l’histoire récente de la Turquie.
Selon lui, l’accroissement de l’hostilité envers les Kurdes est palpable, parallèlement aux cas isolés mais réguliers d’agression verbale et physique de Kurdes et d’attaques de leurs commerces dans divers centres urbains. C’est pourquoi Isaac se dit réticent à parler kurde en public, en particulier dans les zones à forte tendance nationaliste.
En 2013, la signature d’un cessez-le-feu a mis fin à un conflit de plusieurs décennies entre les séparatistes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et l’armée turque, qui a fait plus de 40 000 victimes à ce jour, et a amené une amélioration des relations entre les Kurdes et les Turcs. Cependant, ce fragile accord de paix a volé en éclat à la suite d’un attentat-suicide du groupe État islamique lors d’un rassemblement de jeunes pro-kurdes à Suruç (dans le sud de la Turquie) en juillet.
Deux jours plus tard, le PKK, qui accusait le gouvernement d’approuver tacitement l’incident, a tué deux policiers dans leur sommeil, suscitant des frappes aériennes de l’armée de l’air turque sur les positions des militants kurdes dans le nord de l’Irak et l’attaque de l’armée sur les positions du PKK dans l’est de la Turquie.
Les 6 et 8 septembre, le PKK a bombardé un convoi de l’armée et un bus de la police, tuant respectivement 16 et 14 personnes. Ce sont ces attaques qui sont responsables de la forte augmentation du sentiment antikurde des dernières semaines, provoquant des émeutes antikurdes et des attaques dans de nombreuses villes turques.
Il est difficile de se faire une idée de ces tensions dans la plupart des quartiers du centre d’Istanbul, perpétuellement animés par les commerces et le tourisme. Toutefois, à seulement 20 minutes en taxi au nord de l’emblématique place Taksim, l’atmosphère du quartier ouvrier d’Okmeydanı est manifestement différente. Accueillant une importante population kurde, Okmeydanı a fait les gros titres pour de mauvaises raisons en octobre 2014, lorsque des membres de la branche jeunesse du PKK, les YDG-H, ont affronté les forces de sécurité.
Ces affrontements-là ont éclaté lorsque le PKK a accusé le gouvernement d’empêcher les Kurdes de traverser la frontière syrienne pour soutenir les combattants kurdes qui résistent au groupe État islamique à Kobané. Plusieurs résidents non-kurdes d’Okmeydanı ont néanmoins déclaré que les affrontements ne constituaient pas un incident isolé et donnaient une idée des relations entre Turcs et Kurdes dans la région.
« Les partisans du PKK arrêtent régulièrement des bus et la circulation dans le quartier pour une raison ou une autre. C’est perturbant et ça provoque des embouteillages », a déclaré Migit, un chauffeur de taxi de 32 ans basé à Okmeydanı qui, comme tous ceux interviewés pour cet article, a demandé à conserver l’anonymat. « J’ai des amis kurdes et le collaborateur de mon père est un Kurde, mais en cas de guerre, je ne me sentirai pas en sécurité près d’eux. En fin de compte, ils se rangeraient aux côtés des autres Kurdes. »
Parfois, les tensions dégénèrent davantage. « L’atmosphère à Istanbul est devenue beaucoup plus tendue [au cours des dernières semaines] », dit Bayram, un comptable de 35 ans, qui a préféré taire son nom de famille. Bayram, qui est originaire de Diyarbakir dans le sud-est mais vit à Istanbul, a cité l’exemple de Sedat Akbas, un concitoyen kurde poignardé par un groupe de nationalistes non loin d’Okmeydanı début septembre.
Bien que la police d’Istanbul ait publié un communiqué déclarant qu’Akbas avait été tué après avoir attaqué un groupe de personnes, plusieurs sources affirment qu’il a été agressé simplement parce qu’il parlait kurde au téléphone devant les mauvaises personnes.
Alors que la violence entre les Kurdes et les Turcs dure depuis des dizaines d’années, les incidents dans les villes de l’ouest de la Turquie sont un phénomène relativement nouveau selon Gareth Jenkins, un expert de la Turquie qui vit à Istanbul depuis plus de 20 ans. Le changement dans la dynamique peut être largement attribué à la migration de masse des Kurdes qui ont fui leur foyer à la recherche de la paix et d’opportunités économiques dans les années 90.
Même s’il est difficile de trouver des statistiques, Jenkins estime que près de quatre millions de Kurdes – la plus grande concentration de Kurdes à un même endroit – vivent à Istanbul, soit entre 20-25 % de sa population. Compte tenu de ces données démographiques, il n’est pas surprenant que la situation dans le sud se répercute à travers le pays.
Comme on pouvait s’y attendre, les récits et les images les plus choquantes du conflit en cours dans le sud-est sont partagés sur les réseaux sociaux. Isaac, le restaurateur, a montré plusieurs pages Facebook qui comprenaient des photos d’un garçon de 10 ans et d’une députée kurde hospitalisée, Çağlar Demirel. Cependant, la photo de loin la plus pénible pour Isaac était celle de Cemile Çağırga, une petite fille de 10 ans. Sa famille a dû garder son cadavre dans un congélateur pendant plusieurs jours jusqu’à ce que le couvre-feu d’une semaine dans la ville orientale de Cizre soit levé et qu’un enterrement puisse être organisé.
« Pouvez-vous imaginer à quel point c’est terrible pour une famille d’avoir à congeler leur propre enfant ? ».
Ces images et les rapports faisant état de violences de la part du PKK inspirent certainement des agressions individuelles des deux côtés, mais il convient de noter que les attaques du dernier mois ne se limitent pas à des incidents isolés. Au contraire, certaines des attaques les plus significatives ont été menées par des foules ayant des motifs politiques. À travers la Turquie, plus de 100 bureaux du Parti démocratique des peuples (HDP) – parti pro-kurde qui a obtenu le troisième plus grand nombre de sièges lors des élections de juillet et a fait perdre la majorité simple à l’AKP au pouvoir – ont été attaqués début septembre.
Récemment, une foule scandant des slogans pro-AKP s’en est pris au siège du célèbre journal Hürriyet. Elle accusait le journal de déformer un discours prononcé par le président Recep Tayyip Erdoğan à propos de la crise.
Ces deux dernières semaines, la situation dans les centres urbains semble s’être améliorée, peu de violences ethniques ont été rapportées. Cependant, il reste des tensions latentes et, dans des endroits comme Besiktas (un quartier d’Istanbul où joue l’une des meilleures équipes de football de Turquie), on a entendu des ultra-nationalistes réclamer un « massacre » des Kurdes, selon Jenkins.
En outre, dans la ville méditerranéenne d’Izmir, Jenkins a raconté avoir rencontré un propriétaire de magasin kurde qui a déclaré que lui et d’autres Kurdes avaient formé des plans d’urgence en cas de pogrom.
« Ne vous méprenez pas, chez certains Kurdes, de telles craintes sont bien réelles. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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