Frères ennemis : ces Kurdes happés par l'État Islamique
BINGÖL, Turquie – « Je déteste celle ville. Les gens sont pauvres et conservateurs », marmonne Mustafa, étudiant en littérature anglaise, tandis que l’autobus se dirige cahin-caha vers Bingöl. Le véhicule traverse une longue ligne droite ornée de parapets coiffés de barbelés, entre lesquels des soldats turcs surveillent toute intrusion, le doigt sur la gâchette. Puis il déverse son flot d'étudiants qui, comme Mustafa, viennent de Diyarbakır et étudient dans cette bourgade kurde de 267 000 habitants.
Deux mois plus tôt, cinq habitants de Bingöl ont parcouru dans l'autre sens les 150 km les séparant du chef-lieu kurde de la Turquie. Le 26 octobre, à l'aube, quand les forces de police de Diyarbakır ont forcé la porte de leur repère, deux d'entre eux ont fait sauter leur ceinture explosive. L'assaut a duré sept heures. Au final, quinze personnes ont été arrêtées et sept, dont les cinq jeunes de Bingöl, ont été tuées. Le gouverneur de Diyarbakır a plus tard déclaré qu'il s'agissait d'une cellule de l'État Islamique (EI).
« Il s'est senti important »
Des quelque 10 millions de Kurdes de Turquie vivant dans le sud-est de l'Anatolie, on connaît la lutte politique et armée face à l'État turc depuis plusieurs décennies. On sait aussi que, depuis le début de la guerre en Syrie, beaucoup de militants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ont rejoint leurs frères kurdes de Syrie sur le front contre l'État Islamique, à Kobané et Tal Abyad. Ce que l'on sait moins, c'est que de plus en plus de Kurdes rejoignent les rangs de l'EI. Une réalité qui, a priori, surprend.
« Personne ne devrait être étonné. La radicalisation des Kurdes de Bingöl et d'ailleurs ne date pas de l'apparition de l'EI. Elle est directement liée à la crise sociale et politique qui déchire la région kurde. Elle questionne d'ailleurs la vision simpliste d'une société kurde unifiée et homogène », assène Mehmet Kurt, chercheur associé à l'université Queen Mary de Londres et professeur assistant de sociologie à l'Université de Bingöl, où il travaille sur la radicalisation islamiste dans le sud-est de l'Anatolie.
Entre 2014 et 2015, 45 familles de Bingöl ont alerté les autorités turques du fait qu'un de leurs proches avait rejoint la Syrie ou l'Irak pour combattre au sein d'un groupe extrémiste, selon le journal Haberturk. Assis à la terrasse d'un salon de thé du quartier « Cinq voies », Benyamin se souvient bien de son ami d'enfance qui s'est peu à peu fait happer par l'État Islamique :
« Comme la plupart des jeunes de ce quartier pauvre, il n'avait pas de travail. En plus, il souffrait de problèmes psychologiques. D'abord, les membres de l'EI l'ont invité à leurs discussions. Puis peu à peu, il s’est mis à voyager avec eux à Istanbul et à Bursa. Il s'est senti important. Il recevait même un salaire de 300 dollars par mois. Il a subi un lavage de cerveau ! Désormais, il vit et combat à Bassora, en Irak. Ses parents ont averti les autorités, mais elles n'ont rien fait. Car pour l'État turc, l'EI n'est pas un groupe terroriste », explique, incrédule, ce gardien de sécurité de l'Université de Bingöl.
« Tu vois ce salon de thé, c'est là qu'ils se réunissent ! », lance Murad, un commerçant du quartier, en désignant une vitrine derrière laquelle sont tirés de longs rideaux noirs. « Ils ne prient pas dans la mosquée avec nous. Ils ont une salle de prière en sous-sol car ils considèrent que nous ne sommes pas de vrais musulmans. Selon moi, ils sont fous ! », s’exclame-t-il en haussant les épaules.
Suicide, drogue ou radicalisation
Pour Mehmet Kurt, cet essor résulte de facteurs sociaux, politiques et religieux bien identifiables, qui font de Bingöl un lieu de recrutement privilégié pour l'EI. « Bingöl est la ville qui connaît le deuxième taux le plus élevé de suicide en Turquie. Il y a eu une augmentation de 500 % au cours des cinq dernières années. Ici, les jeunes sont à la recherche de quelque chose. Ça se traduit par un fort taux de suicide, une radicalisation idéologique et religieuse ou l'addiction à la drogue », livre le chercheur. « Cette quête de soi peut mener un ancien drogué à devenir salafiste, ou membre du PKK. Il y a d'ailleurs des ponts entre ces groupes, parfois au sein d'une même famille. »
À l'origine de ces comportements extrêmes, le chercheur revient sur la paupérisation d'une région exsangue, après trois décennies de guerre entre le mouvement kurde et l'État turc. « Sur une carte géographique, le Kurdistan turc n'existe pas. Mais si on prend les indicateurs de développement humain, que ce soit le niveau d'éducation, l'accès aux soins ou la pauvreté, alors on peut facilement distinguer la région kurde de la Turquie : c'est là où tous les indicateur sont au plus bas ! », résume Mehmet Kurt.
Une région traversée par le salafisme
Reste que la pauvreté n'est pas la seule raison qui pousse les jeunes kurdes à s'enrôler dans les rangs de la milice dirigée par Abou Bakr al-Baghdadi. « C'est l'une des raisons, mais la principale est le travail sans relâche des salafistes ces dix dernières années pour attirer la jeunesse. Certaines de leurs recrues ont d'ailleurs abandonné une position sociale tout à fait enviable », nuance Kamal Chomani, co-fondateur de Pasewan, plateforme bilingue sur le Kurdistan.
La région de Bingöl est en effet l'un des fiefs du Hezbollah, groupe islamiste kurde fondé dans les années 80 (à ne pas confondre avec le Hezbollah libanais, ndlr). « Il y a d'anciens membres du Hezbollah parmi les recrues de l'EI, mais pas uniquement », précise Mehmet Kurt, lui-même auteur d'un ouvrage sur le Hezbollah. Mais les djihadistes de Bingöl ont été puiser leur inspiration hors des frontières kurdes : « D'après mes sources, l'un des principaux recruteurs de l'EI a obtenu un diplôme de théologie islamique en Arabie saoudite. Auparavant, sa famille avait des problèmes financier et deux de ses frères souffraient de troubles mentaux », précise Mehmet Kurt. Selon Aaron Stein, chercheur au Centre Rafic Hariri pour le Moyen-Orient et spécialiste de la Turquie, « certains jeunes de Bingöl ont formé une cellule djihadiste après avoir étudié au Pakistan dans les années 90 ».
Les régions kurdes sont au croisement régional entre les courants fondamentalistes d'Égypte, du Pakistan, d'Iran et d'Arabie saoudite. « La version kurde de l'islam n'a jamais été extrémiste, précise Kamal Chomani. Mais au début des années 90, l'idéologie wahhabite en provenance d'Arabie saoudite s'est étendue au Kurdistan. À une période de crise économique et d'oppression politique dans toutes les régions kurdes, certains jeunes ont embrassé l'idéologie salafiste comme le seul moyen d'exprimer leurs griefs. »
Face à l'EI, la Turquie « ferme les yeux »
Bingöl n'est pas la seule bourgade kurde depuis laquelle de jeunes kurdes sans perspectives partent combattre en Syrie ou préparer des attentats-suicides. Le 20 juillet à Suruç et le 10 octobre à Ankara, deux attentats à la bombe dirigés contre des manifestations pacifistes et pro-Kurdes ont bouleversé la Turquie. Les autorités ont identifié l'État Islamique comme le principal suspect des deux attaques, qui ont fait respectivement 32 et 102 victimes et des centaines de blessés. Endeuillés par la mort de nombreux militants politiques, les Kurdes ont appris avec effroi l'identité de deux des poseurs de bombes : deux frères originaires de la ville kurde d’Adıyaman.
Dans une enquête sur la cellule de l'État Islamique d’Adıyaman responsable de ces attaques, Aaron Stein et le journaliste américain Noah Blaser soulignent que « les échecs répétés de la police turque et des services de renseignement nationaux à arrêter les membres clés du groupe ont permis à la cellule de se réunir presque quotidiennement et de recruter plus de membres ». Par la suite, la vague d'arrestations contre l'EI enclenchée en mars 2015 n'a pas empêché l'organisation de l'attaque du 10 octobre, le pire attentat de l'histoire de la Turquie.
Selon Mehmet Kurt, l'incurie de la police turque face à l'EI s'explique par deux raisons : « Pour l'État turc, l'ennemi a toujours été le séparatiste kurde laïc. L'idée que la violence puisse provenir d'un discours radical basé sur la religion était donc inconcevable. En plus, il faut se souvenir de la volonté du régime d’Erdoğan de voir la chute de Bachar al-Assad à tout prix. L'EI étant l'opposant le plus puissant au régime syrien, la Turquie a voulu faciliter son combat… en fermant les yeux lorsque ses membres traversaient la frontière, par exemple. »
Alors que le conflit entre l'État turc et le mouvement kurde a été ravivé par les attentats de Suruç et d'Ankara, comment empêcher que l'État Islamique n'en profite pour accroître sa campagne de recrutement auprès des jeunes kurdes désœuvrés ? « Tout d'abord, il faut éduquer les gens à travers les médias, en insistant sur le fait que les crises politiques et économiques au Kurdistan doivent se résoudre démocratiquement. Ensuite, le processus de paix devrait redémarrer et l'État turc ne devrait plus ignorer les revendications du peuple kurde », estime Kamal Chomani, avant de conclure : « Mais par-dessus tout, les activités des salafistes djihadistes devraient être limitées. Or malheureusement, ces derniers sont souvent soutenus par les gouvernements en place dans la région. »
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