France – Algérie : la fin de la guerre de la mémoire ?
ALGER – La récupération des archives françaises sur toute la période coloniale, le dossier des disparus, l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français dans le Sahara algérien… : du 3 au 11 février, trois groupes de travail franco-algériens se sont penchés sur ces dossiers en suspens qui encombrent depuis des années la relation entre Alger et Paris. Les questions de « mémoire », ce petit mot valise où l’on range les années de colonisation française en Algérie (1830-1962), dont l’histoire de la guerre d’Indépendance (1954-1962), ne seront-elle bientôt qu’un mauvais souvenir ?
Du côté algérien, où le pouvoir tire sa légitimité de la guerre de Libération, et où l’histoire officielle enseignée reste donc un enjeu important, la question mémorielle a toujours fait l’objet de crispations. Quand en 2005, Paris approuve une loi évoquant le « rôle positif de la présence française outre-mer », Alger proteste, indirectement, via les organisations de ce qu’on appelle « la famille révolutionnaire », représentante des anciens combattants.
L’article polémique est abrogé sur décision du président français de l’époque, Jacques Chirac, mais la tension ne retombe pas pour autant, se déplaçant vers d’autres points de litiges, notamment la création de musées ou l’installation de stèles dans le sud de la France glorifiant l’OAS (organisation clandestine paramilitaire hostile aux accords entre les Algériens et De Gaulle) ou rendant hommage aux « victimes du FLN », le Front de libération nationale algérien…
D’autant que, cette « guerre mémorielle » entre la France et son ancien département se double souvent d’une tension sur le plan politique ou économique. « Chaque fois qu’une bagarre entre Alger et Paris se déclenche autour de la question de la mémoire, il faut chercher en parallèle ce qui ne va pas entre les deux pays dans d’autres domaines, économiques ou politiques », témoigne à Middle East Eye un diplomate français basé à Alger qui a souhaité gardé l’anonymat.
« C’est une sorte de menace que l’on brandit des deux côtés à chaque fois que la machine de la coopération est grippée. »
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En France aussi – où la guerre d’Algérie n’a été reconnue comme telle qu’en 1999 –, l’histoire de la présence française en Algérie plus généralement a longtemps été (et reste encore) un sujet de controverses, capable de raviver les tensions chez ce que l’historien Benjamin Stora appelle « les groupes mémoriaux » : pieds-noirs (anciens habitants français de l’Algérie), harkis (supplétifs algériens de l’armée française), nostalgiques de l’OAS, etc.
Manuel scolaire commun
Pour toutes ces raisons, la visite du ministre des Moudjahidine (anciens combattants algériens de la guerre d’Indépendance) en France, fin janvier, a été qualifiée d’« historique » aussi bien par Alger que par Paris.
« Jamais un ministre des Moudjahidine algérien n’est venu en France pour une visite officielle. C’est là le sens de l’apaisement de nos mémoires respectives », a déclaré alors Jean-Marc Todeschini, secrétaire d’État chargé des Anciens combattants et de la Mémoire. « Il est temps de mettre nos actes et nos gestes dans les paroles des deux chefs d’État qui demandent à ce que les mémoires douloureuses des deux pays soient apaisées ».
Mémoires douloureuses, le mot est dit.
Car un autre fait inédit dans l’histoire entre les deux pays depuis 1962 a marqué les esprits l’an dernier : le déplacement de Jean-Marc Todeschini à Sétif (dans l’est algérien), en avril dernier, pour rendre hommage aux victimes des massacres du 8 mai 1945, lors de la répression des manifestants nationalistes fêtant la victoire des Alliés et réclamant l’indépendance. Une première.
« Il faut faire en sorte que, sans rien oublier des victimes, des drames qui nous ont opposés, nous sachions aussi voir ce qui nous rassemble et qui peut nous aider à avancer », avait alors déclaré le responsable français.
« C’est une excellente chose. Il faut dépassionner l’histoire. Regardons ce qu’a fait la France avec l’Allemagne au point d’élaborer un manuel scolaire commun entre les deux pays », commente à MEE Amar Mohand Amer, docteur en histoire. « Il faut faire sortir l’histoire de la politique car on ne peut faire la guerre éternellement à la France ».
À Paris fin janvier, le ministre algérien a insisté : « Il est grand temps pour nous de traiter de tous les dossiers liés à la question de la mémoire commune ». À décoder : en finir avec la politique des petits pas inaugurée par Jacques Chirac et suivie par Nicolas Sarkozy et François Hollande.
Tergiversations
Car sur une période d’une dizaine d’années, les plus hauts responsables français ont au mieux reconnu, à la demande des autorités algériennes, le caractère « injuste » et « brutal » de la colonisation, pour reprendre les mots de François Hollande en 2012 lors de sa visite d’État à Alger.
« Les présidents français et algérien sont déterminés à avancer concrètement, au-delà des déclarations fortes. L’inédite participation de soldats algériens au défilé du 14 juillet en 2014 a déjà été un signal fort », assure-t-on du côté de l’ambassade de France à Alger.
« Dès son installation comme ministre des Moudjahidine en 2014, Tayeb Zitouni a eu des consignes précises d’Abdelaziz Bouteflika », confie un conseiller du président algérien à MEE. Pour résumer, il lui a dit : ‘’Je veux que la question de la mémoire soit réglée définitivement, vous avez carte blanche’’ ».
Une source française confirme, en off, à MEE : « À la première rencontre avec le ministre des Moudjahidine, on s’attendait au discours habituel. Tergiversations et tabous étaient la règle dans ce genre d’échanges. Mais là, il a commencé par nous dire : ‘’Bon, posons tous les sujets tabous sur la table et avançons dossier par dossier’’. On n’attendait que cela ».
Sujets tabous ? « Nous avons dit au ministre que la question des disparus français lors de la guerre d’Algérie a toujours été éludée par Alger », poursuit la même source. « Il a répondu qu’il était disposé à discuter de la question, car il y a aussi des disparus du côté algérien, notamment Maurice Audin, Larbi Tebessi, Ahmed Bouguerra et d’autres militants de la cause nationale ».
Autre sujet tabou : la question des archives, objet de tous les fantasmes dans les débats algéro-algériens durant des décennies : les archives françaises « classifiées » devaient dévoiler les identités des Algériens qui travaillaient pour la France coloniale et qui se sont retrouvés ensuite aux postes les plus importants de l’Algérie indépendante.
En réalité, une partie des archives militaires françaises est déclassifiée depuis les années 1990. Mais elle n’aurait, d’après les chercheurs qui travaillent sur ce sujet, rien de « sensationnel ».
« La question des archives revêt une certaine sensibilité en Algérie. Plus que la récupération de documents historiques, c'est surtout la création d'un climat favorable à leur consultation, leur discussion et leur publication qui apparaît importante », nuance l’historien Nedjib Sidi Moussa, sollicité par MME. « Les chercheurs doivent pouvoir travailler sans autocensure et sans pesanteurs idéologiques. »
Amar Mohand Amer partage son point de vue : « Il faudra mettre en place un projet scientifique ambitieux, étalé sur dix ou quinze ans, pour travailler sur cette histoire commune. Un projet qui mutualise les débats en Algérie et en France. Il nous faut aussi former de jeunes historiens pour cette nouvelle approche ».
Reste que cette « nouvelle approche » n’est pas encore dans l’agenda officiel des autorités des deux pays. « Une approche "pragmatique", "dépassionnée", pourra sans doute apporter des progrès indéniables sur des questions limitées », atteste Nedjib Sidi Moussa. « Mais les enjeux sont éminemment politiques et pas uniquement "techniques". Chaque société est aux prises avec ses propres groupes mémoriels, ses controverses historiques et ses agendas politiques. D’autant plus que dans le contexte actuel, avec la réforme constitutionnelle en Algérie et l’approche de la présidentielle en France, les autorités des deux pays n’ont pas intérêt à exacerber les tensions entre elles ».
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