Gorran, une autre histoire kurde en Irak
SOULEIMANIYE, Irak – À l’issue de la session historique du 29 octobre dernier au parlement kurde irakien, lors de laquelle les acteurs politiques de la région préparent la succession de Massoud Barzani, président démissionnaire du GRK (Gouvernement régional du Kurdistan), la situation dégénère. En direct sur la chaîne NRT, des militants du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Barzani agressent un député de Gorran (Mouvement pour le changement) et s’en prennent aux journalistes présents.
Soz Abdulrahman, femme politique et haute responsable du parti au sein du parlement, raconte à MEE : « Des membres du PDK armés de couteaux, de bâtons et de pierres ont attaqué le parlement. Ils ont pénétré dans l’enceinte par l’entrée principale, qui était surveillée par des gardes de leur propre parti. »
Vingt-trois députés du groupe parlementaire de Gorran sont retenus dans le bâtiment pendant plusieurs heures, avant que la situation ne se stabilise. Dans le même temps, plusieurs sièges du parti sont attaqués, comme à Zakho, où des manifestants incendient les bureaux de la section locale.
Ces manifestants, furieux que le président du GRK soit contraint de démissionner suite à l’escalade politico-militaire avec le gouvernement central provoquée par le référendum d’indépendance du Kurdistan irakien, tiennent le Mouvement pour le changement responsable de la situation. S’il est vrai que Gorran réclame depuis plusieurs années cette démission, celle-ci se fait toutefois dans un contexte très particulier, celui d’un échec politique sans précédent pour le PDK, et d’un désaveu international.
Un parti devenu gênant
Au Kurdistan irakien plus qu’ailleurs, la politique est souvent l’affaire de personnages charismatiques. Gorran n’échappe pas à la règle. Le Mouvement pour le changement doit son existence à Nawshirwan Mustafa, ancien compagnon de route de l’ancien président irakien Jalal Talabani au sein de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK).
Sachant que la fin de sa carrière politique s’approche, Nawshirwan Mustafa décide en 2006 de quitter l’UPK, las de ne pouvoir réformer le parti. Épaulé par quelques fidèles compagnons de route, il pose en 2009 les premières pierres de Gorran, qu’il présente comme un mouvement politique civil engagé contre la corruption.
Pour Adel Bakawan, chercheur en sociologie politique à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et grand spécialiste du Kurdistan irakien, cette création ne s’inscrit pas dans une démarche idéologique : « Les cadres dirigeants de Gorran ont été fédérés autour d’un projet qu’ils pensaient post-idéologique, car il devait dépasser l’islamisme et le nationalisme qui n’avaient entraîné que des catastrophes et des tragédies au Kurdistan. L’idée fondatrice était de regrouper tous les acteurs qui dénonçaient la corruption dans un projet de justice sociale. »
Gorran se fait très rapidement une place dans le champ politique du Kurdistan irakien, jusqu’au point de devenir la deuxième force politique de la région en dépassant son rival de l’UPK lors des élections législatives de 2013.
« Il m’a été rapporté que les États-Unis avaient clairement menacé de réduire Gorran au silence s’il déstabilisait Barzani. […] Ce n’était ni juste, ni démocratique, mais cela révélait de manière très juste les rapports de force »
- Adel Bakawan, chercheur en sociologie politique à l’EHESS
En octobre 2015, les principaux dirigeants du parti sont exclus du parlement et des ministères et sommés de quitter Erbil, la capitale régionale, accusés d’être à l’origine de manifestations hostiles à Massoud Barzani. Gorran, qui demande la démission du président du GRK, dont le mandat s’était achevé quelques mois plus tôt, devient gênant autant pour les élites kurdes que pour leurs alliés stratégiques.
Nous sommes alors au plus fort de la guerre contre l’organisation État islamique (EI). Soixante pays sont engagés dans une coalition internationale qui a pour centre opérationnel la capitale du Kurdistan irakien. De fait, la stabilité du GRK devient une priorité absolue pour les acteurs internationaux engagés en Irak et en Syrie. Les États-Unis, qui considèrent le Kurdistan irakien comme leur territoire d’influence, entrent donc dans la partie pour appuyer l’assise du Parti démocratique du Kurdistan.
« Il m’a été rapporté que les États-Unis avaient clairement menacé de réduire Gorran au silence s’il déstabilisait Barzani. C’est dans ce contexte que les ministres ont été évincés. Ce n’était ni juste, ni démocratique, mais cela révélait de manière très juste les rapports de force », résume Adel Bakawan pour MEE.
Gorran, voix de l’opposition au référendum
Alors que l’UPK et le PDK font campagne ensemble pour mener le référendum d’indépendance du Kurdistan irakien, Gorran se positionne contre la tenue de la consultation, comme l’explique le représentant des relations diplomatiques du parti, Hoshyar Omar Ali, à MEE : « Le Kurdistan se trouve dans une situation d’impasse démocratique. La fermeture du parlement en 2015 [par Barzani et le PDK suite aux initiatives de réforme du système politique menées sous l’impulsion de Gorran] est pour nous une claire répudiation des progrès démocratiques que nous avions faits jusqu’alors. Le parlement a un mandat démocratique, c’était à lui de décider des enjeux qui concernent chacun de nos citoyens, pas à des partis politiques ».
Gorran ne se positionne pas pour autant contre l’indépendance du Kurdistan irakien : « Pour nous, poursuit Hoshyar Omar Ali, il y a qu’un seul chemin possible vers l’indépendance, et il passe par la construction d’un système démocratique. Et puis, moralement, en tant que peuple opprimé, il est inacceptable que les leaders kurdes imitent les autres régimes de la région, en établissant un régime sultanistique ».
Le taux de participation pour le référendum à Souleymanieh, qui n’a guère dépassé les 50 %, atteste de l’influence de Gorran dans la deuxième ville du Kurdistan irakien.
À LIRE : Le référendum sur l’indépendance kurde, un moyen pour l’élite du GRK d’accaparer le pouvoir
Depuis la mort de Nawshirwan Mustafa en mai 2017, différentes mouvances très hétéroclites continuent leur cohabitation au sein du parti, malgré de fréquents désaccords. Ainsi, les compagnons de route historiques du fondateur de Gorran étaient plutôt favorables au référendum, à la différence des marxistes et d’une nouvelle génération désenchantée par les problèmes économiques et sociaux.
La veille du référendum, Gorran n’a pas donné de consigne de vote précise, laissant « le peuple kurde libre de décider ».
Omar Saïd Ali, le successeur de Mustafa, a pourtant voté pour l’indépendance du Kurdistan devant les caméras du monde entier. Une décision qui a provoqué quelques critiques au sein du parti. « Quand on est un mouvement homogène, on doit pouvoir prendre une position claire. Mustafa a donné les clés du parti à Saïd Ali, qui a 70 ans. On est loin de l’image d’un parti composé et dirigé par les jeunes », commente Adel Bakawan.
Hoshyar Omar Ali assume parfaitement cette pluralité politique et sociale au sein du parti : « Notre coalition dans la plateforme démocratique est essentielle, et tous les leaders et électeurs s’accordent de manière collective en faveur de solutions visant à démocratiser la politique kurde. »
« Aucun sentiment national irakien »
En dépit de leur opposition au calendrier et à la stratégie de Barzani, le ressenti des membres de Gorran au sujet de leur incorporation à l’État irakien ressemble à celui de beaucoup de Kurdes, comme le décrit Hoshyar Omar : « Ma génération ne parle majoritairement pas l’arabe. Nous ne ressentons aucun sentiment national irakien, nous avons été forcés d’intégrer l’Irak ».
Pour Gorran, comme pour les autres partis kurdes d’Irak, une partition du pays en trois administrations distinctes est la meilleure solution afin de mettre un terme aux souffrances des peuples qui composent la nation irakienne. Cette idée, qui s’est démocratisée ces dernières années, tendrait à revenir sur les frontières dessinées par l’accord Sykes-Picot en octroyant un État aux chiites d’Irak, un aux sunnites, et un aux Kurdes.
« En Irak, les chiites voteront toujours pour les chiites, les sunnites pour les sunnites, et les Kurdes pour les kurdes. Aucun parti ne peut honnêtement prétendre dépasser ces divisions »
- Hoshyar Omar, représentant des relations diplomatiques de Gorran
Pour Hoshyar Omar, c’est la seule solution pour sortir du chaos : « En Irak, les chiites voteront toujours pour les chiites, les sunnites pour les sunnites, et les Kurdes pour les Kurdes. Aucun parti ne peut honnêtement prétendre dépasser ces divisions, tout simplement car la réalité est que chacun vote pour le groupe auquel il appartient, et qui sera en mesure de le défendre ».
La place des Kurdes au sein de l’actuel État irakien semble un problème insoluble. Pour le chercheur Adel Bakawan, la situation est grave : « Aucun politicien irakien ne peut se faire élire sans passer par le filtre de la diabolisation des Kurdes ». L’enjeu est très actuel : Haïder al-Abadi est d’ores et déjà en campagne pour les futures élections de mai 2018.
Sortir de l’impasse ?
Le référendum qui s’est tenu le 25 septembre dernier est le point de départ d’un tournant politique au Kurdistan irakien. Soz Abdulrahman estime que Massoud Barzani reste omniprésent dans le champ politique, malgré sa démission : « Barzani a démissionné sous une vaste pression régionale et internationale mais cela ne veut absolument pas dire que c’est la fin de sa carrière politique ».
« Barzani a démissionné sous une vaste pression régionale et internationale mais cela ne veut absolument pas dire que c’est la fin de sa carrière politique »
- Soz Abdulrahman, députée de Gorran
Le départ de Massoud Barzani peut-il alors créer les conditions nécessaires pour construire les piliers de la démocratie et débuter le transfert du pouvoir ? Pour cette responsable de Gorran, rien n’est acquis, bien au contraire : « Si la population et les partis politiques de l’opposition ne poussent pas pour une vraie transition démocratique, il [Barzani] continuera de promouvoir des mesures anti-démocratiques, grâce à sa position de leader au PDK ».
Ce rôle d’opposition, Gorran compte bien le tenir, et, pourquoi pas, profiter de l’apparente faiblesse de l’UPK depuis la mort de Jalal Talabani et de la perte de Kirkouk.
La situation très particulière du Kurdistan irakien, terre stratégique enclavée entre l’Iran, l’Irak, la Turquie et la Syrie, rend la situation encore plus compliquée pour le parti d’opposition. Aucune réforme du champ politique kurde en Irak ne semble pouvoir se faire sans l’aval des États-Unis. Gorran, qui souhaite mettre à terre le PDK, se heurte ainsi à Washington et à Ankara, qui, en dépit de leurs gesticulations et de la crise diplomatique de ces dernières semaines, ont plus que jamais besoin de l’appui du parti de Barzani pour contrer l’influence de l’Iran dans la région.
Parallèlement, les alliances stratégiques sont déjà dessinées depuis longue date autour de rapports de force. Sans puissance militaire, Gorran peine à trouver des alliés stratégiques : si le parti entretient des relations cordiales et régulières avec l’Iran, la République islamique reste l’allié traditionnel de l’UPK.
La cogestion du Kurdistan par l’UPK et le PDK est un autre frein majeur pour Gorran, qui se trouve parfois dans l’impossibilité de mettre en place ses réformes. À titre d’exemple, entre 2014 et 2015, un membre de Gorran, pourtant ministre des Peshmergas, n’est jamais parvenu à nationaliser les forces kurdes, qui appartiennent toujours à 73 % au PDK et à l’UPK.
« J’ai parfois l’impression que les dirigeants de Gorran pensent que le Kurdistan ne fait pas partie du chaos irakien, de ce Moyen-Orient où la démocratie n’existe pas. Or, le Kurdistan n’est ni un État, ni indépendant, et il n’a jamais eu non plus de culture démocratique »
- Adel Bakawan, chercheur en sociologie politique à l’EHESS
Pour le sociologue Adel Bakawan, le parti, en plus des risques de dislocation auquel il doit faire face, évolue dans un contexte politique très défavorable : « J’ai parfois l’impression que les dirigeants de Gorran pensent que le Kurdistan ne fait pas partie du chaos irakien, qu’il ne fait pas partie de ce Moyen-Orient où la démocratie n’existe pas. L’existence d’une pluralité politique n’est en rien synonyme de démocratie. Gorran pense que l’on peut changer de gouvernance par la voie démocratique, comme c’est le cas ailleurs. Or, le Kurdistan n’est ni un État, ni indépendant, et il n’a jamais eu non plus de culture démocratique. »
Malgré son caractère progressiste et une représentativité incontestable, Gorran semble toujours évoluer dans l’ombre des deux colosses du Kurdistan irakien. L’avenir du parti est inévitablement lié au futur politique de la région du Kurdistan, mais aussi à celui de l’Irak. Les mutations en cours à Erbil, Souleymanieh et à Bagdad, associées à la frustration évidente d’une jeunesse sans horizon, décideront du futur de Gorran, qui ne semble pas être totalement maître de son destin.
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