Gucci, c’est fini : la modest fashion fait un tabac à Istanbul
ISTANBUL, Turquie - Devant un train abandonné sur une défunte voie ferrée, musique à plein volume, un public majoritairement féminin s’est installé dans une relique de ce qui fut le nœud ferroviaire le plus actif de l'Empire ottoman.
Aujourd'hui, la gare Haydarpasa à Istanbul, exemple spectaculaire d’architecture néo-classique, est devenue un pseudo-château vide, dédié à la réception d’événements. Beaucoup espèrent qu’elle retrouvera un jour sa fonction d'origine mais, pour le moment, elle réceptionne la Semaine de la Modest Fashion à Istanbul, premier événement international de mode visant à lancer une tendance mondiale en faveur d’une mode décente pour la femme musulmane conservatrice.
La plupart des participantes arborent des hijabs en soie colorés et se tiennent prêtes à enregistrer sur leurs smartphones dernier cri ce qui va se passer. Quand les lumières s’allument, des modèles venus du monde entier se lancent sur le podium de fortune, revêtues de tenues modest fashion.
Parrainé par Modanisa, vendeur en ligne turc de modest fashion, le spectacle présenté le 13 et 14 mai a réuni à Istanbul environ 100 stylistes et marques venus de plus de 30 pays différents.
« [Ceci] constitue une étape clé pour la Turquie et la modest fashion, secteur constamment dominé jusqu’ici par les modes nationales », commente fièrement Ozlem Sahin, co-organisatrice de l'événement, et ancienne promotrice du premier défilé de mode hijab en ligne.
Un rapport de Thomson Reuters sur l'économie islamique mondiale indique que les musulmans du monde entier ont, en 2013, dépensé 266 milliards de dollars en vêtements et chaussures. Ce chiffre devrait passer à 484 milliards de dollars en 2019, ce qui représente davantage que les 350 milliards dépensés au cours de 2012 en vêtements et chaussures par les États-Unis – la plus grande société de consommation du monde.
Ancienne banquière récemment devenue créatrice de mode, Samar Murad du Bahreïn présente sa collection, sophistiquée, d’inspiration Sufi. « Nous [femmes musulmanes] avons souvent du mal à trouver du prêt-à-porter qui nous mette en valeur. On en est souvent réduites à prendre un article ici, un autre là, pour en faire un ensemble assorti », dit-elle en souriant, les yeux baissés sur sa robe noire, qui lui tombe jusqu’aux pieds.
« Mes créations comprennent plusieurs articles, et si l'on veut enlever le vêtement porté sous une longue et douce robe de soie, on se retrouve en robe décolletée de cocktail. Mon idée c’est de faire les choses à l’envers des habitudes ».
Les modèles d’Amérique, de Russie, d’Europe, du Moyen-Orient et d’Asie du Sud-est sont à l’honneur. Elles présentent toute une gamme de coiffures, allant de hijabs, noués de façon créative, à des châles culminant en une sorte de casquette de baseball en satin, en passant par des voiles portés sous des chapeaux de paille. Ces tenues se combinent à l’infini et conviennent à une grande variété de styles.
Sont aussi présentées pour la première fois des créations originales de chaussures. Les couleurs vont du noir aux rose et jaune vifs ; certaines ont un talon sculpté, large ou étroit, si haut pour la plupart qu’ils fragilisent les chevilles de certains modèles ; elles ont donc un peu de mal à garder leur équilibre sur la piste.
Vania, modèle brésilienne de vingt-quatre ans venue de Sao Paolo s’est installée à Istanbul. Elle est venue ici il y a un an pour stimuler sa carrière, mais c’est la première fois qu'elle défile sur le podium en vêtements modest fashion. « Ça fait un peu bizarre ; rien à voir avec ce que je portais plus jeune », plaisante-t-elle.
Hilal Oguzkan, créatrice de mode turque propriétaire de trois boutiques mono-marque à Istanbul, affirme que ses clientes type sont des femmes âgées de 15 à 60 ans. « Quel que soit leur âge, les femmes turques aiment généralement se faire conseiller au moment de choisir leurs vêtements. La plupart de mes clientes viennent donc avec des amies, peu d’entre elles viennent avec leur mari. »
Ainee Suhaidi a fait le voyage de Kuala Lumpur pour présenter sa première collection de modest fashion. « Ce fut un énorme défi pour moi de produire cette collection, car ma façon de m’habiller n’a rien de commun avec la modest fashion », confie-t-elle en souriant, dans sa robe longue rouge vif. « Pendant que je la concevais, je ne cessais de me demander comment une femme pouvait se sentir à l'aise dans ces vêtements. Pour moi, la modest fashion revient à couvrir d’une manière élégante ce qui doit être couvert. »
Esra Sezis Kigili était rédactrice en chef d’Ala Dirgi, premier magazine de modest fashion en Turquie. Lors du lancement en 2011, elle était la seule employée à porter le hijab. « J’étais la candidate idéale pour devenir l’égérie du magazine, puisque j’était la seule », plaisante-t-elle. Sa popularité a grandi et elle peut désormais être fière d’une carrière de consultante de mode.
En six mois, le magazine Ala Dirgi s’est très bien vendu. « Nous sommes devenus une vraie référence, un "phare" pour les marques et les clientes de modest fashion, alors qu’aucune publication n’avait été consacrée à cette mode jusqu’à présent. Nous avons vraiment donné sa chance à la modest fashion dans ce pays, un espace pour s'exprimer », conclut Esra.
Comme beaucoup d'autres femmes turques dans le public, elle n'a aucune objection à ce qu’un événement de mode conservatrice se déroule dans une société où, constitutionnellement, l’espace public est religieusement neutre.
La Semaine de la Modest Fashion est certes terminée, mais l'industrie mondiale de cette mode n’en est qu’à ses débuts.
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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