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Andrea Bila : « L’islamophobie est un phénomène qui nous concerne tous »

Les autorités devraient exprimer clairement leur condamnation de l’islamophobie et redoubler d’efforts pour garantir aux victimes un accès à la justice, prévient l’une des auteurs du « Kit pour lutter contre l’islamophobie », dont le volet « France » est publié ce mercredi
Des musulmanes manifestent pour le droit de porter le voile à Avignon, le 3 septembre 2016 (AFP)

« Malgré la baisse des actes à leur encontre observée en 2016, les chiffres confirment une tendance générale à la hausse depuis 2011 » indique, dans sa conclusion, le « Kit pour lutter contre l’islamophobie ». Ce rapport, basé sur des recherches menées dans huit pays, dont la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, contient les principales conclusions et outils pour contrer efficacement les discours islamophobes en Europe.

Pourquoi ce « kit » ? Quelles sont ses recommandations ? Comment l’islamophobie impacte-t-elle les musulmans en Europe ? C’est à ces questions notamment qu’Andrea Bila, chercheuse sur la mobilisation politique des communautés musulmanes en France et l’une des auteurs du rapport, a répondu pour MEE.

Middle East Eye : D’où vient l’idée de ce kit pour lutter contre l’islamophobie ?

Andrea Bila : L’idée vient des chercheurs de l’Université de Leeds, qui ont coordonné ce projet au niveau européen. Ils se sont rendu compte que la manière dont on perçoit les musulmans dans différents pays européens, les préjugés et les discriminations qui en découlent présentent les mêmes caractéristiques et peuvent être mis en parallèle.

Les stratégies efficaces de lutte contre ceux-ci sont théoriquement transférables d’un pays à l’autre puisque l’islamophobie s’appuie sur quasiment les mêmes bases théoriques et idéologiques dans tous les pays étudiés dans le cadre de ce projet.

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La progression régulière de ces actes observés témoigne d’une installation durable du climat islamophobe et d’une sorte de « normalisation » de l’hostilité à l’égard des musulmans

Pour élaborer ce kit, nous avons d’abord relevé les discours islamophobes les plus répandus pays par pays et les avons classés selon leur fréquence et leur impact sur les populations musulmanes.

Dans un second temps, nous avons étudié les réponses faites aux discours antimusulmans, analysé leur mode opératoire et la manière dont ils ont été construits. La compilation de ces données collectées dans huit pays européens a servi à identifier les meilleurs exemples de lutte contre les propos de haine.

MEE : Quels sont les objectifs de ce kit et à qui s’adresse-t-il ?

AB : Le kit est le résultat le plus important du projet. Son objectif est de permettre de mieux comprendre le fonctionnement des discours de haine et des contre-discours.

Pour ce faire, il recense les outils, c’est-à-dire les différentes manières de mobiliser l’opinion publique grâce à des stratégies de communication, des campagnes de sensibilisation, des alliances, etc. qui seront utilisées pour contrer les propos islamophobes et fournir les orientations ainsi que des conseils sur leur utilisation.

Manifestation anti-musulmans organisée par la branche britannique du groupe d’extrême droite allemand Pegida dans le centre-ville de Newcastle-upon-Tyne, le 28 février 2015 (AFP)

Le kit représente une synthèse de l’apprentissage transnational qui devrait faciliter la compréhension et la connaissance de toute une panoplie de contre-discours, applicables dans tous les États membres de l’UE. Il s’adresse en priorité aux institutions européennes, aux gouvernements nationaux, aux élus locaux, aux professionnels des médias ainsi qu’aux organisations non-gouvernementales et acteurs de la société civile.

MEE : Vous avez observé une baisse des actes islamophobes en 2016, mais l’islamophobie continue de progresser. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

AB : Ce qui apparaît comme une baisse correspond en réalité à un retour au niveau « normal » après le déferlement des actes islamophobes qui a fait suite aux attentats de Paris en 2015.

L’islamophobie influence durablement leur comportement et leur estime de soi, les victimes souffrent d’un sentiment de rejet et de persécution

La progression régulière de ces actes observés témoigne d’une installation durable du climat islamophobe et d’une sorte de « normalisation » de l’hostilité à l’égard des musulmans.

Mais on peut néanmoins y voir un point positif et j’espère ne pas me tromper : cette progression peut être due en partie à la meilleure compréhension des droits et des libertés fondamentales de la part des victimes, à leur volonté d’engager des poursuites et aussi à la meilleure prise en charge des victimes en matière d’aide juridique et psychologique par les acteurs associatifs dédiés.

Il n’en reste pas moins vrai que selon le CCIF [Collectif contre l’islamophobie en France] et les données sur lesquelles je m’appuie, seulement une petite partie des actes islamophobes ferait l’objet d’une plainte.

MEE : Quel est l’impact de l’islamophobie ?

AB : L’impact de l’islamophobie sur les victimes directes semble évident – elles gardent les séquelles physiques et psychologiques de ces actes pendant longtemps. L’islamophobie influence durablement leur comportement et leur estime de soi, les victimes souffrent d’un sentiment de rejet et de persécution.

Pour se protéger des discriminations et de l’islamophobie, [les victimes] ont mis en place une sorte d’autocensure qui touche tous les aspects de leur vie

Les personnes que j’ai rencontrées lors de mon travail de terrain m’ont raconté comment elles avaient consciemment ou inconsciemment adapté leur comportement pour se protéger des discriminations et de l’islamophobie.

Elles ont mis en place une sorte d’autocensure qui touche tous les aspects de leur vie quotidienne – elles ont par exemple décidé de ne pas postuler à certaines offres d’emploi, renoncé à un loisir ou à se rendre dans certains endroits – pour, tout simplement, éviter des situations humiliantes ou dangereuses.

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Cependant, de nombreux musulmans refusent cette étiquette de victime ; cette situation a donné une impulsion nécessaire aux associations qui luttent contre les représentations stéréotypées des musulmans et a permis la mise en place d’actions communautaires dont le but est l’empowerment [responsabilisation et émancipation].

Il faudrait que la société majoritaire se mobilise aussi contre ces injustices et ces normes à deux vitesses. L’islamophobie n’est pas le problème des autres, c’est un phénomène qui nous concerne tous.   

MEE : Vous soulignez dans le kit que « le discours criminalisant […] a été désigné comme la cause principale de l’islamophobie ».

AB : En effet, l’islam est souvent évoqué en association avec le terrorisme et est de plus en plus identifié dans les médias, les discours politiques et même dans le discours universitaire comme une religion intrinsèquement violente.

Il ne s’agit pas seulement d’un phénomène post-attentats du 11 septembre 2001, puisque les représentations négatives associant l’islam presque exclusivement au prosélytisme religieux, au communautarisme et à la violence se sont imposées bien avant.

Des hommes de confession musulmane participent à un rassemblement à Saint-Etienne au lendemain de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo en janvier 2015 (AFP)

Ces stéréotypes négatifs sont le plus visibles en période de crise, comme c’était le cas au moment des attentats de Paris. Bien que le gouvernement ait appelé à respecter l’unité nationale et à éviter les amalgames, les médias ont construit leur discours autour de la dichotomie entre les « bons » et les « mauvais » musulmans, en opposant les musulmans « modérés », respectueux des valeurs républicaines, aux autres – les intégristes et les extrémistes.

Cette catégorisation a contribué à l’essentialisation et à la stigmatisation de tous les musulmans. Le discours criminalisant qui associe les musulmans à une série de menaces réapparaît souvent lorsque l’on a besoin d’arguments pour renforcer les mesures de sécurité contre cette population. Dans le passé, il a servi à justifier les pratiques de contrôle d’identité abusives voire discriminatoires et, récemment, la validation de pouvoirs de police étendus dans le cadre de l’état d’urgence.

MEE : Comment les médias aliment-ils ce discours ? Et en quoi consiste cette « approche nuancée » que vous recommandez dans le kit ?

AB : Les médias jouent un rôle important dans la propagation des représentations stéréotypées. Le problème n’est pas seulement la méconnaissance de l’islam et des musulmans, mais aussi le type d’informations qu’on fait passer pour des faits. Nous l’avons observé avec l’affaire du burkini, les rumeurs concernant un café à Sevran interdit aux femmes ou encore les articles au sujet des migrants qui auraient harcelé sexuellement des femmes dans le quartier parisien de La Chapelle-Pajol.

La publication d’informations sensationnalistes et trompeuses ne fait qu’attiser des sentiments négatifs à l’égard des musulmans

Évidemment, le scandale fait vendre, mais la publication d’informations sensationnalistes et trompeuses ne fait qu’attiser des sentiments négatifs à l’égard des musulmans. Pour aider à identifier et à combattre de telles tendances, il est nécessaire de donner la parole aux principaux intéressés.

On a trop souvent vu des discussions sur un sujet lié à l’islam auxquelles les musulmans n’étaient pas conviés. Il faut donc que leurs opinions puissent être représentées car cela peut aussi permettre d’attirer l’attention sur les domaines dans lesquels ils sont victimes de discrimination.

Rassemblement contre le racisme et les déclarations sur les musulmans de Donald Trump, alors candidat à la présidence des États-Unis, le 10 décembre 2015 à New York (AFP)

Parallèlement, travailler avec les médias pour former les journalistes à la reconnaissance de l’islamophobie peut apporter des changements dans le ton des reportages. Il est important de souligner que l’utilisation systématique des photos de femmes en voile intégral pour parler d’un sujet lié à l’islam peut nuire à l’image des musulmans, ou que le choix de titre peut fausser l’information. Une journée pour sensibiliser les journalistes aux stéréotypes a déjà été réalisée avec succès par des associations comme Lallab.

MEE : Les musulmanes sont les premières victimes de l’islamophobie. L’islamophobie est-elle sexiste en ciblant au premier plan les femmes ?

AB : Je pense qu’on peut le dire. Prenons comme exemple le voile. Depuis 1989, on n’arrête pas d’en parler. Le voile est devenu un objet qui cristallise toutes les haines et les fantasmes. Le voile et d’autres pratiques religieuses, considérées comme une affirmation de l’identité musulmane dans l’espace public, ont été maintes fois évoqués comme une forme de fondamentalisme religieux et de non-respect des valeurs républicaines et laïques françaises.

Ce type d’arguments prétendant protéger les droits des femmes ou promouvoir les valeurs universelles a été largement utilisé pour justifier l’islamophobie et les pratiques discriminatoires

En 2010, le président Sarkozy avait lancé un débat sur « l’identité nationale » qui visait en réalité à dénoncer l’incompatibilité de l’islam et, en particulier, ses symboles visibles avec les valeurs de la France. Des chercheuses comme Valérie Amiraux, Nacira Guénif-Souilamas ou Claire de Galembert ont écrit abondamment sur ce sujet.

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Dans l’imaginaire collectif, le voile correspond à la vision stéréotypée de la banlieue où des jeunes hommes musulmans perpétuent le système patriarcal en obligeant les filles à se voiler. Les femmes musulmanes sont souvent présentées comme opprimées par les soi-disant traditions islamiques qui les privent de leurs droits fondamentaux, dictent leur comportement et la façon dont elles s’habillent.

Ce type d’arguments prétendant protéger les droits des femmes ou promouvoir les valeurs universelles a été largement utilisé pour justifier l’islamophobie et les pratiques discriminatoires. Par ailleurs, la laïcité et le principe de neutralité sont fréquemment évoqués par ceux qui veulent échapper aux accusations de racisme et d’islamophobie.

MEE : Au niveau politique, comment les gouvernements européens gèrent-ils la question de l’islamophobie ?

AB : Pas suffisamment, je pense qu’il reste encore beaucoup à faire. Ce phénomène n’est pas reconnu et combattu comme il se doit et la réticence à utiliser le terme « islamophobie » en est la preuve. Quand l’ancien président François Hollande l’a utilisé au lendemain de la fusillade à Charlie Hebdo, c’était un événement. Ce terme est pourtant largement utilisé par les acteurs de la société civile et les agences européennes de lutte contre la discrimination.

Pour combattre l’islamophobie, il me semble essentiel d’améliorer le suivi et le signalement des incidents islamophobes afin d’obtenir des données fiables et une vue d’ensemble plus complète. Cela devrait permettre d’apporter des réponses adaptées à la discrimination à l’encontre des populations musulmanes et à l’islamophobie.

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Toutefois, l’exactitude des données statistiques dépend non seulement de la capacité des services de police à qualifier les incidents de manière précise, mais également des moyens qu’on donne aux victimes pour les signaler. Les autorités devraient donc exprimer clairement leur condamnation de l’islamophobie et redoubler d’efforts pour garantir aux victimes un accès à la justice.

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