Farhad Khosrokhavar : « Le rêve offert par Daech remplit un vide »
Elles sont environ cinq cents Européennes à avoir rejoint le groupe État islamique en Syrie et en Irak, soit 10 % du total des départs. Cinq cents trajectoires singulières, dont certaines ont été étudiées par le sociologue Farhad Khosrokhavar et le psychiatre Fethi Benslama. Munis de cette double approche sociologique et psychopathologique, les deux chercheurs ont tenté d’esquisser un schéma d’explication.
D’abord, ils ont constaté un mal-être de ces femmes au sein de la société occidentale, jugée confuse et imprévisible, qui leur fait préférer l’ordre séparé et autoritaire de Daech. Les aspects les plus autoritaires du groupe, notamment la réclusion, le voilement intégral, les mariages à répétition, deviennent alors, dans un paradoxe qui ne cesse d’étonner, sécurisants dans leur aspect fixe et prévisible.
Mal-être qui se cristallise également dans le rejet d’un féminisme occidental dont le modèle leur semble les nier, encore paradoxalement, en tant que femmes. En contrepoint, elles pensent trouver dans l’État islamique un rôle valorisé de la femme, un sentiment d’appartenance aussi.
Mal-être enfin face au vide qu’elles perçoivent dans un Occident considéré comme corrompu et matérialiste.
Entretien avec l’un des auteurs, Farhad Khosrokhavar, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialiste de l'islam en prison et des processus de radicalisation.
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MEE : Pourquoi ces femmes partent-elles rejoindre l’État islamique en zone syro-irakienne ?
Farhad Khosrokhavar : Les femmes [dont nous avons étudié le parcours] sont parties pour des raisons très différentes que celles des hommes ou jeunes garçons partis, eux, pour le combat, au sens strict du terme. En détaillant la liste des attaques réussies en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, on note qu’il n’y a pas de femmes. En revanche, il y a eu des tentatives d’attaques par des femmes qui ont échoué, comme à Paris en septembre 2016. Les femmes représentent pourtant 10 % des départs [d’Européens] en Syrie. Il y a donc une disproportion entre ce pourcentage de départs et celui de l’implication des femmes dans les attentats.
Cette disproportion s’explique par leurs motivations à partir : ces femmes sont parfois parties car elles n’étaient pas satisfaites de leur situation en France ou en Europe. Certaines le font par idéal romantique. D’autres encore sont parties pour se marier et constituer une famille. On a toute une panoplie de causes, mais la motivation de faire directement le djihad est faible chez elles. Seule une petite partie de ces femmes a, par exemple, adhéré à la Brigade al-Khansaa [une unité de femmes djihadistes faisant aussi office de milice féminine des « mœurs » pour contrôler le comportement des femmes à Raqqa], brigade où elles ont pu apprendre à manipuler les armes.
MEE : Que trouvent-elles dans Daech qu’elles ne trouvent pas dans d’autres mouvements, al-Qaïda par exemple ?
FK : Il s’installe avec cette organisation un rapport de manipulation-fascination. Daech leur vend une autre vie, une vie familiale, un dépaysement, de l’excitation. Daech ne parle pas de théologie, contrairement à al-Qaïda, qui se basait beaucoup sur un enseignement religieux d’ailleurs assez monotone et destiné aux hommes. Aux femmes, l’organisation de Ben Laden demandait seulement de faire des enfants et de les éduquer dans le sens du djihad. Daech est une propagande en onze langues (turc, arabe, français, anglais, allemand, etc.) qui cible aussi les femmes. C’est là la spécificité de cette organisation : adapter son discours aux femmes et aux jeunes filles.
Tout est atomisé [en Occident]. Les idéologies ou utopies ne sont plus là pour combler ce désir de cohésion au sein d’un groupe. L’invention redoutable de Daech est cela : l’Oumma, qui devient pour ces femmes un principe d’identification en tant que groupe d’adhésion qui donne sens au vivre ensemble
L’autre différence avec les autres organisations est cet idéal de néo-califat qui attire tel un rêve concret à atteindre. Ces femmes grandissent dans une société où elles perçoivent un épuisement de certaines valeurs, comme le féminisme par exemple – un féminisme entendu comme égalité sociale, comme remise en cause de la famille patriarcale, valorisant la femme comme actrice sociale. Avec ce féminisme, est refusé son corollaire d’enfants conçus et élevés tardivement puisque ce qui compte, selon le féminisme tel qu’il est compris en Occident, est de s’installer dans l’espace public. D’où la fragilisation de la famille en mouvement de recomposition instable.
Ces jeunes femmes viennent aussi de cet héritage où la famille n’est plus au centre de tout. Tout ce qui était présenté comme un idéal féministe est perçu alors par elles comme un obstacle à la réalisation de soi, en tant que femme. Pour elles, se marier jeunes, être mère jeune est un idéal qui les fait précisément devenir femmes. Elles veulent ainsi épouser un djihadiste qui est celui qui, par définition, affronte la mort. En cela, il est perçu comme solide et de confiance, tandis que l’homme occidental est celui qui change de femme, qui n’est pas de confiance, qui abandonne.
MEE : Mais elles rencontrent des hommes djihadistes qui « changent » tout autant de femmes… Plus largement, comment expliquer ce paradoxe qui fait que des femmes adhèrent à une organisation qui, en un sens, les nie ?
FK : D’abord, la différence est qu’elles rencontrent des hommes qui ensuite meurent. Ils ne les abandonnent pas. Ces femmes croient s’accomplir en tant que femme en partant ainsi vers les zones contrôlées par Daech. Elles y trouvent des avantages et une valorisation paradoxaux. C’est cet imaginaire, ce fantasme fabriqué, qui les pousse à partir. Pour ces femmes parties, le vrai mariage n’est pas avec un homme mais avec un État, le califat. Le mari n’est que celui dont on sait qu’il va mourir, il est transitoire. Au fond, et paradoxalement, c’est aussi une façon de dévaloriser la famille patriarcale en constituant Daech comme père superlatif. Le mari paraît accessoire. En se mariant et en devenant mère, elles deviennent l’Oum (la mère) de la communauté (l’Oumma).
Cette quête d’appartenance leur fait défaut en Occident où l’on vit de moins en moins avec le sentiment d’appartenir à une communauté. Tout y est atomisé. Les idéologies ou utopies ne sont plus là pour combler ce désir de cohésion au sein d’un groupe. L’invention redoutable de Daech est cela : l’Oumma, qui devient pour ces femmes un principe d’identification en tant que groupe d’adhésion qui donne sens au vivre ensemble. Cette invention a réussi à attirer 5 000 hommes et femmes occidentaux, chiffre qui aurait pu être plus important si on n’avait pas arrêté des gens aux frontières turques. On estime que le chiffre aurait pu alors monter à 12 000, 13 000 personnes.
MEE : Est-ce que ces femmes ne font pas, en creux, le procès des valeurs occidentales ?
FK : Elles le font mais cela reste ambivalent. Il y a aussi chez ces femmes un malaise ; beaucoup d’entre elles, encore adolescentes, ont le sentiment de piétiner. Dans les sociétés occidentales, la notion d’adolescence s’étire, parfois jusqu’à 25 ans, avec une dépendance financière, aucune autonomie sur tous les plans. Un sentiment d’angoisse peut s’installer devant ce vide et Daech répond à cela en proposant un rite de passage accéléré vers l’âge adulte. Il leur propose de se marier, d’avoir un enfant très jeune, d’avancer en somme.
Partir, tant pour les hommes que pour les femmes, c’est l’impression aussi de sortir de l’insignifiance. Les garçons rêvent de devenir émir et les filles de mettre au monde des « lionceaux ». Ce sont ces rêves qui sont exploités par Daech.
Autre vide exploité, cette impression de ne pas être une femme. Ces jeunes filles ont l’impression qu’être femme, c’est avant tout mettre au monde. Elles veulent se réaliser en tant que femme alors que pour elles, en Occident, elles ne le peuvent pas puisqu’on ne leur propose que de se réaliser comme être social.
MEE : Il manquerait donc dans nos sociétés des rites de passage qui permettraient de marquer l’entrée dans l’âge adulte ? Plus largement, cela induit-il que la propagande de Daech, en ciblant un vrai mal-être, est d’une redoutable précision ?
FK : Effectivement, ces rites manquent cruellement. Cette zone d’indétermination entre l’enfance et l’âge adulte peut s’étendre indéfiniment. Cela est source d’angoisse chez certains, une angoisse exploitée par Daech. Là aussi, c’est vrai, Daech a su le voir. Sa propagande est faite par des hommes et des femmes occidentaux, qui savent donc sur quels ressorts jouer. Ainsi, des vidéos de Daech ont ciblé des jeunes filles françaises en montrant des femmes parties et en leur disant de venir « parce que tu le vaux bien », ce qui est une reprise du slogan de L’Oréal.
Pour attirer, Daech utilise des schèmes culturels conscients ou inconscients et c’est là que réside sa modernité perverse. Il exploite la sous-culture des jeunes occidentaux
Autre exemple, pour les hommes, une vidéo de décapitation d’un prisonnier dont la tête roule 10 mètres plus loin. C’est une séquence inspirée directement de la série Game of Thrones. Pour attirer, Daech utilise des schèmes culturels conscients ou inconscients et c’est là que réside sa modernité perverse. Il exploite la sous-culture des jeunes occidentaux.
MEE : À la lecture de votre livre, on arrive à l’idée qu’au final, le corpus idéologique de Daech n’est pas si rigide que cela, peut-être à la différence d’al-Qaïda, et qu’au contraire, sa grande force est cette plasticité qui lui permet de s’adapter à des personnes très différentes. Ces jeunes femmes sont-elles en quête d’utopie, de romantisme, quand bien même ce dernier serait nihiliste ? Plus largement, quelle est la dimension politique de leur engagement ?
FK : Je ne suis pas d’accord avec cette idée de nihilisme. Ce ne sont pas des nihilistes. Ils pensent précisément pouvoir surmonter le nihilisme perçu en Occident en adhérant à Daech. Le nihilisme est ce vide de leur vie qu’il ou elle vit ici. Or, le rêve offert par Daech remplit ce vide. Il apporte une forme de pléthorisme, il remplit, il comble le manque de sens par un trop plein de sens. C’est en cela qu’il est dangereux, car ce trop-plein ne correspond pas à la réalité.
En revanche, je suis d’accord avec cette idée de romantisme, d’exotisme aussi. Daech dit dans certaines de ses propagandes : « Vous êtes déprimé ? Venez chez nous ! ».
Quant à leur engagement, il me semble que celui-ci n’est pas tant politique que méta- ou infrapolitique. Pour l’infrapolitique, nous l’avons vu, la solidarité et l’appartenance, la famille en crise à revigorer… Il est aussi métapolitique dans le sens où Daech subordonne le politique au religieux et va rétablir le paradis sur terre. Il y a une connexion entre ces deux niveaux.
Chez les hommes, on retrouve également un sentiment d’injustice latent, face au traitement infligé selon eux aux musulmans en Occident, ou à la population de Syrie. Il y a chez eux également une dimension anti-impérialiste. Cela est plus rare chez les femmes
Mais chez les hommes, on retrouve également un sentiment d’injustice latent, face au traitement infligé selon eux aux musulmans en Occident, ou à la population de Syrie. Il y a chez eux également une dimension anti-impérialiste. Cela est plus rare chez les femmes.
Le corpus idéologique n’est pas mis en avant dans les vidéos de propagande de Daech. Les jeunes n’ont pas été attirés par cela ; ce qui est en revanche mis en avant est le symbole de l’État califal. Un nouvel État qui renoue avec la tradition islamique et l’aspiration à une nouvelle société qui donnerait naissance à une nouvelle vie.
MEE : Et la dimension eschatologique du discours de Daech ? Au fond, Daech n’offre-t-il pas un prêt-à-penser, un prêt-à-vivre, et un prêt-à-mourir ?
FK : Cette dimension se retrouve surtout dans la mort comme parachèvement, cette idée que par la mort, on rejoint Dieu. Pour ce qui est de la fin des temps, la propagande dit que cela va venir, mais sans date précise. Elle avait exploité le fait que la guerre finale partirait de la ville de Dabiq. Mais cette ville a été reprise à Daech, qui a alors abandonné cet aspect de sa propagande. Il fait preuve d’un opportunisme énorme. Daech offre donc effectivement aussi un prêt-à-mourir car le salut et le statut de martyr passent par la mort. La vie et la mort prennent ainsi un sens.
MEE : Peut-on inscrire cette problématique des départs vers Daech dans une mémoire liée à la colonisation ?
FK : Chez les hommes, oui, car beaucoup d’entre eux sont issus de banlieues et de l’immigration. Ce sentiment postcolonial est plus fort chez eux, en corollaire d’un sentiment d’humiliation et de rejet. Les femmes sont pour leur part souvent issues de petites classes moyennes. Elles ne sont pas exclues économiquement.
On estime que les converties représentent de 10 à 20 % en général des femmes parties. On a pu constater des cas de jeunes femmes issues de familles juives ou bouddhistes devenues islamistes radicales, telle cette jeune juive qui voulait faire sauter la boutique de son père
Le phénomène de la conversion tempère, par ailleurs, cette dimension postcoloniale. La proportion de femmes converties est variable. En Belgique, elle est de moins de 10 %. En France, de 13 à 18 %.
On estime que les converties représentent de 10 à 20 % en général des femmes parties. On a pu constater des cas de jeunes femmes issues de familles juives ou bouddhistes devenues islamistes radicales, telle cette jeune juive qui voulait faire sauter la boutique de son père, par exemple.
MEE : Une fois revenues, que deviennent ces femmes ?
FK : Nombreuses sont désillusionnées par leur expérience sur le terrain, mais certaines restent persuadées du bienfondé de Daech malgré la situation sur place. Elles tentent pour la plupart de montrer qu’elles ont, en fait, été victimes de Daech. Mais cette idée qu’elles ne sont que des victimes est aussi remise en cause. Certaines, quelques dizaines, ont ainsi été formées à l’utilisation d’armes au sein de la brigade al-Khansaa.
Cela nourrit l’idée que l’islam et les musulmans sont persécutés [en France], qu’ils ne sont pas traités de la même façon que les autres Français. C’est l’idée que l’islam est mal-aimé et qu’il y a une rupture d’égalité
Après leur retour, certaines sont en prison, d’autres sous surveillance. D’autres, enfin, sont encore sous contrôle des Kurdes mais risquent de revenir en Europe. On n’a pas encore de vision claire à ce sujet. Mais la plupart ne sont pas dangereuses car elles n’ont pas été djihadistes mais « femmes de ». Certaines toutefois l’ont été et restent convaincues.
MEE : Que pensez-vous des programmes de déradicalisation ?
FK : On tâtonne encore sur ce terrain, on n’a pas de clé. Un programme britannique, Prevent, n’a pas eu les résultats voulus alors que les moyens étaient là. Sur les 5 000 [Européens] partis, 30 à 40 % seront de retour. Qu’en faire ? Ne rien faire serait les rendre plus dangereux encore. On ne sait pas faire encore. Les plus durs sont placés dans les prisons de Fresnes ou Fleury-Mérogis [en banlieue parisienne], les moins durs sont dans d’autres prisons. Mais on est confrontés à un phénomène inédit. Cette question est sociale, politique, psycho-pathologique et anthropologique. Elle n’a pas une seule dimension. Il y a aussi une dimension islamiste, pas l’islam mais la version radicale de l’islam venue du Moyen-Orient.
MEE : Pourquoi dites-vous que ce fondamentalisme féminin « peut se nourrir de l’intolérance laïque » ?
FK : En France, on a vu des femmes portant des burkinis interdites de plage. C’est le pays occidental où on a le plus légiféré sur le voile. Cela nourrit l’idée que l’islam et les musulmans sont persécutés, qu’ils ne sont pas traités de la même façon que les autres Français. C’est l’idée que l’islam est mal-aimé et qu’il y a une rupture d’égalité.
Fethi Benslama, Farhad Khosrokhavar, Le Jihadisme des femmes. Pourquoi ont-elles choisi Daech ? (Seuil, 2017)
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