INTERVIEW : Michel Kilo, figure de l’opposition syrienne
PARIS – Michel Kilo, un des plus grands penseurs de l’opposition syrienne, affirme que les forces révolutionnaires de son pays n’ont jamais été aussi fortes, et que ce n’est qu’une question de temps avant que le président Bachar al-Assad soit évincé et qu’une campagne nationale contre le groupe État islamique soit lancée.
À l’occasion d’un entretien exclusif pour MEE, Michel Kilo, intellectuel et militant des droits de l’homme issu de la communauté chrétienne de Syrie, a expliqué que la guerre civile commencée il y a cinq ans a atteint un tournant dans lequel une Armée syrienne libre unie fait face à une armée syrienne décomposée en milices et à une intervention russe incapable de surmonter la faiblesse de l’État.
« Soit la Russie convient rapidement d’une solution politique qui impliquerait de sacrifier Bachar al-Assad, soit elle doit se retirer », a indiqué Kilo à MEE.
Au cours des cinquante dernières années, Kilo, né à Lattaquié en 1940, a connu ou a participé d’une façon ou d’une autre à presque toutes les évolutions politiques vécues par le pays ; au début de la guerre civile, il a été présenté comme un potentiel leader de transition.
En 1980, alors membre du Parti communiste syrien, Michel Kilo a été emprisonné une première fois après avoir dénoncé la répression lancée par le président de l’époque Hafez al-Assad contre les Frères musulmans à Hama. Il a été libéré en 1983.
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Après la mort d’Hafez al-Assad en 2000, Kilo a été l’un des leaders de ce qu’on a appelé le « Printemps de Damas », une période pendant laquelle des groupes de dirigeants et d’intellectuels de la société civile se sont réunis dans des forums, allant même jusqu’à créer des partis politiques. Si des prisonniers politiques ont été libérés et une prison célèbre a été fermée, ce mouvement est toutefois resté éphémère, la plupart des leaders du Printemps de Damas ayant été emprisonnés en quelques mois avec l’entrée en fonction du nouveau président Bachar al-Assad.
En 2005, Kilo a initié la Déclaration de Damas, signée par une large coalition de plus de 250 leaders d’opposition, appelant à une démocratie multipartite en Syrie. En 2006, il a été renvoyé en prison pour avoir fait la promotion de la déclaration Beyrouth-Damas qui appelait la Syrie à reconnaître la souveraineté libanaise.
Après avoir purgé une peine de trois ans d’emprisonnement, Kilo est parti à Paris en 2009.
Les soulèvements qui ont éclaté à travers la Syrie en 2011 ont été menés par la société civile syrienne, mais Assad a eu recours à une « violence extrême » qui a finalement entraîné la séparation des différents groupes et sectes.
« Il a fait subir aux leaders de la révolution une pression extrême sur le plan confessionnel et militaire. Assad a fait tout son possible pour s’assurer que les extrémistes islamistes dirigent la révolution afin d’éteindre le leadership pacifique », a-t-il soutenu.
Kilo a expliqué à MEE qu’il a exhorté l’Église orthodoxe du pays à soutenir la révolution, mais que celle-ci a préféré se ranger du côté du gouvernement, commettant ainsi « un grave péché » selon lui.
Il décrit une opposition syrienne qui, bien que déchirée par la guerre, combattant à la fois l’armée syrienne et désormais les forces russes, et soit divisée en plusieurs groupes, est toujours capable de s’unir autour d’un désir de liberté et dans la lutte contre le groupe État islamique (également connu sous l’acronyme arabe « Daech »).
« Quatre-vingt-dix pour cent de ceux qui combattent sous l’étendard de l’islam sont contre Daech, a-t-il affirmé. La société civile en Syrie est opposée à Daech et à toute forme d’extrémisme politique. »
MEE : Vous êtes une voix influente dans la communauté chrétienne de Syrie.
Michel Kilo : Je ne me suis jamais considéré comme une voix de la communauté chrétienne en Syrie. Il n’y a aucune chance pour les chrétiens s’ils ne peuvent pas s’adapter à la laïcité, puisque la diversité confessionnelle peut en réalité détruire le pays. George Tarabishi [écrivain syrien] est un penseur respecté qui a écrit que la laïcité est le moyen de mettre fin à une guerre civile, même au sein de la confession islamique. Je pense que c’est vrai.
MEE : Comment les chrétiens de Syrie ont-ils réagi aux premières manifestations contre Bachar al-Assad ?
MK : Nous considérons l’Église orthodoxe comme l’Église nationale. Quant aux autres Églises de Syrie, que ce soient l’Église grecque melkite catholique, les catholiques ou les autres, leur point de vue est occidental. Quand son chef et représentant ont choisi de se ranger du côté du régime, l’église orthodoxe de Syrie a commis un grave péché.
Une large majorité des chrétiens de Syrie étaient contre le régime et voyaient la révolution comme un moyen d’obtenir leur liberté. Il y a eu beaucoup de sympathie pour la révolution, surtout chez les jeunes, et beaucoup d’entre eux ont participé aux manifestations. Beaucoup allaient à la mosquée car c’est là que les manifestations commençaient. Beaucoup d’entre eux ne connaissaient pas les rites musulmans : de ce fait, afin de ne pas les gêner, les imams leur demandaient de rester à un endroit spécifique à l’intérieur de la mosquée pendant la prière.
Dans un quartier de Damas, ils ont créé un comité de coordination, dont la majorité des membres étaient chrétiens. Dans un autre quartier, 22 jeunes chrétiennes ont participé à des funérailles musulmanes. Quand les imams les ont vues arriver, ils ont su qu’elles étaient chrétiennes parce qu’elles ne portaient pas le hijab, et l’imam a dit à la congrégation : « Dès que je dis "Allahu Akbar", vous dites : "Dieu est amour". »
MEE : Toutes les strates de la communauté ont-elles réagi de la même manière ?
MK : À cette époque, la révolution était naissante. Elle était pacifique. Elle avait pris la forme d’une fête nationale, d’une sorte d’Aïd. Tout le monde y a participé, en nombre croissant, bien que le régime ait commencé à tirer à balles réelles contre les manifestants. La majorité des protestataires étaient des jeunes. C’est ce qu’on pourrait appeler la société civile.
Les chrétiens ont pris des directions différentes. Les jeunes étaient du côté de la révolution, la classe moyenne chrétienne était neutre ou indécise et les dirigeants de l’Église étaient du côté du régime. Un des adjoints du patriarche a appelé l’appareil de renseignement à arrêter les jeunes qui étaient venus à son bureau pour protester contre la position de l’Église. Et cela en dépit du fait que rien ne montrait à l’époque que le clergé orthodoxe était favorable au régime. Le clergé catholique et le clergé maronite étaient avec le régime, même s’ils déploraient toujours le fait que le régime les obligeait à prendre clairement position en sa faveur.
MEE : Pouvez-vous décrire comment vous avez tenté de servir de médiateur avec les dirigeants orthodoxes ?
MK : J’étais un bon ami du patriarche orthodoxe Ignace IV Hazim [patriarche de l’Église orthodoxe d’Antioche et de tout l’Orient de 1979 à 2012]. Il m’a demandé de lui donner des instructions mensuelles sur la situation en Syrie. Quand j’ai été arrêté, il a appelé Bachar al-Assad et a exigé ma libération. Et il a dit à mon épouse : « On ne voit personne d’autre que lui pour un parti unifié. Nous sommes tous prisonniers de Bachar. » Je lui ai dit que la société syrienne irait du côté du Printemps arabe et qu’il était impératif que l’Église prenne position contre la violence afin d’échapper à une crise prolongée, parce que le régime avait décidé de recourir à la violence contre le peuple.
Tawfiq Younes, un général des services de sécurité intérieure [chef du Département de la sécurité intérieure à la Direction générale du renseignement, qui a été sanctionné par l’UE pour des actes de violence contre les manifestants], m’a convoqué pour une rencontre un mois avant le début de la révolution. Il m’a demandé : « Allez-vous organiser des manifestations ? ». Je lui ai répondu : « Si elles sont pacifiques et appellent à une réforme, certainement. » Il m’a rétorqué : « Réforme ou pas, les manifestations sont interdites. Nous tuerons tous ceux qui manifesteront dans la rue. C’est nous qui décidons quand nous voulons une réforme ; quant à vous, vous participez à un complot sioniste contre le pays. » J’ai dit au patriarche qu’il allait y avoir des manifestations et qu’elles feraient face à la violence du régime. Par conséquent, l’Église devait appeler à la paix, condamner la violence et appeler à trouver une solution pour le pays.
Quatre mois après la révolution, il n’y avait aucun signe que cette révolution était une révolution islamique. Il n’y avait pas de communiqués islamiques, aucun dirigeant islamique n’avait émergé et les groupes islamiques ne revendiquaient aucune opération. Le patriarche m’a dit : « Si des manifestations sont organisées, celles-ci prendront un caractère islamique. Celui qui sait vaut mieux que celui qui ne sait pas. Nous inviterons le président à un événement chaleureux et nous lui dirons que nous ne voulons pas d’une révolution islamique en Syrie. »
Je lui ai dit : « Votre Sainteté, cela signifie-t-il que l’Église souhaite échanger des amabilités avec le président ? Une nation entière est en jeu. Est-ce l’attitude que l’Église doit avoir à l’égard d’une nation qui réclame ses droits ? Il vous sera difficile de préserver le christianisme s’il se dresse contre l’aspiration de la nation syrienne. Vous mettez en péril l’Église elle-même. »
J’ai rédigé un article intitulé « Une Église pour le peuple ». J’y ai écrit que l’Église n’est pas réservée aux chrétiens uniquement. Elle est destinée à l’ensemble du pays et doit servir l’ensemble de la société. Son rôle est d’intégrer les chrétiens dans la société, pas dans la région. Et elle doit se joindre aux Syriens qui réclament leur liberté, en particulier dans la mesure où les chrétiens tout comme les non-chrétiens y trouveront tous leur compte quand le régime tombera. Il est immoral que les gens meurent pour une révolution qui profitera aux chrétiens alors que l’Église agit à leur encontre.
Je lui ai demandé : « Votre Sainteté, si Jésus Christ était ici-bas aujourd’hui, de quel côté serait-il ? Serait-il dans un char pour tuer des gens ou serait-il parmi les manifestants qui réclament la liberté ? Si vous ne pouvez pas défendre la liberté des Syriens, vous devez démissionner. » Malheureusement, le chef de l’Église ne l’a pas fait.
MEE : Qu’est-il arrivé aux chrétiens lorsque les islamistes sont entrés en scène ?
MK : Après l’apparition des phénomènes islamiques, les chrétiens ont pris peur et ont cessé de participer à la révolution ; ils se sont ainsi rapprochés des dirigeants de l’Église et du régime. La classe moyenne, autrefois neutre et compatissante, a changé de camp. Les jeunes qui soutenaient la révolution ont été éradiqués, tout comme la société civile, musulmane et non musulmane. Le régime a ensuite commencé à armer des groupes chrétiens sur une base sectaire, contre les musulmans. Les shabiha chrétiens membres de groupes d’auto-défense ont commis des atrocités. Ils ont pris la ville de Marmarita, qui est proche du village d’Azara. Le régime a pris Azara et le Krak des Chevaliers. L’un d’eux a tué 400 personnes en une semaine et a jeté les corps dans le grand fleuve du sud [le Nahr al-Kabir].
Sur les réseaux sociaux, j’ai accusé ces milices d’avoir perpétré ces crimes. Ils m’ont dit qu’ils tueraient mes frères, mes neveux et leurs neveux à Lattaquié. J’ai adressé une lettre ouverte au ministre de l’Intérieur chargé de la réconciliation. J’ai écrit : « Vous avez affirmé que ces crimes étaient l’œuvre d’infiltrés, mais nous avons les noms. Ce sont vos ennemis. Allez les arrêter. » Rien ne s’est passé. J’ai parlé à l’Armée syrienne libre.
MEE : Certains affirment aujourd’hui que la révolution était armée depuis le début.
MK : Le régime savait que la révolution était menée par la société civile et que le porteur de la révolution était la société traditionnelle. Assad s’est mis à séparer la société en recourant à une violence extrême. En d’autres termes, il a fait subir aux leaders de la révolution une pression extrême sur le plan confessionnel et militaire. Assad a fait tout son possible pour s’assurer que les extrémistes islamistes dirigent la révolution afin d’éteindre le leadership pacifique.
Comme tous les autres, les jeunes chrétiens sont tombés sous une vague de répression extrême et ont été quasiment anéantis. Il a libéré de prison 85 islamistes. L’un d’eux a annoncé dans une vidéo qu’il avait fabriqué une arme chimique qu’il avait testée sur des rats, et qu’il utiliserait ce gaz contre la 8e armée au cours des jours suivants. C’était deux ans avant les attaques au gaz dans la Goutha.
MEE : Quel a été l’effet des frappes aériennes russes ?
MK : L’Armée syrienne libre est devenue la principale force d’opposition dans les zones contrôlées par le régime. L’ASL, et non Daech, est la plus grande menace militaire pour le régime. Daech contrôle des zones qui sont loin des bastions du régime comme Homs, Hama et Damas. [Jabhat al-]Nosra combat l’Armée syrienne libre mais a une relation très acrimonieuse avec Daech. Nosra [également appelé Front al-Nosra] n’a pas de forces suffisantes pour menacer le régime.
Les avions russes n’attaquent pas d’autres cibles que l’Armée syrienne libre. Seules quelques attaques sont lancées contre Nosra et Daech. Il y a deux semaines, Daech a envoyé un convoi de 1 000 soldats depuis Azaz. Le convoi était exposé au grand jour. Les avions russes étaient dans les airs mais ne les ont pas attaqués. Ils ont attaqué Alep à la place.
La Russie a annoncé avoir détruit 94 bastions terroristes, comme si toute personne saine d’esprit aurait pu le croire. La Russie ne fait pas de distinction entre les opposants modérés et extrémistes : toute personne qui se bat contre le régime est un terroriste. Hier, des avions russes ont attaqué l’une des branches de Daech à Raqqa. Daech dispose d’une usine d’armes chimiques aux alentours d’une base militaire, l’« unité 17 ». La Russie le sait, les Américains également. Dans cette usine, il y a des conteneurs d’uranium appauvri provenant d’Irak. L’armée syrienne a laissé des équipements de fabrication de produits chimiques à l’aéroport de Tabaqa, à proximité de Raqqa. Et le chlore gazeux que Daech utilise était fabriqué par les équipements abandonnés par l’armée syrienne.
La bataille en cours est engagée contre l’Armée syrienne libre et les civils vivant dans les zones sous son contrôle, et jusqu’à présent, l’armée syrienne n’a pas réalisé de grands progrès. En effet, il ne reste rien de l’armée syrienne. Elle est devenue une série de petites milices, et ce qu’on appelle l’Armée de défense [Forces de défense nationale] est organisée et gérée par des généraux et officiers iraniens. Elle n’est pas dirigée par Bachar al-Assad. L’armée d’Assad est trop faible pour faire la différence sur le terrain malgré le succès relatif des attaques russes.
Certains disent que les Russes sont intervenus pour limiter l’influence de l’Iran sur la Syrie et éjecter Assad du pouvoir. La Russie n’a pas la puissance sur le terrain pour affaiblir les forces iraniennes. Ces forces sont beaucoup plus puissantes que ce dont la Russie dispose sur le terrain jusqu’à présent. L’Iran vient d’annoncer son intention d’accroître son contingent militaire. Lorsque les noms de ses soldats tombés sont publiés, on constate qu’il s’agit à chaque fois de généraux haut gradés de l’armée iranienne. Il est difficile de dire combien ils sont. J’estime leur nombre à environ 6 000, et si l’on inclut le Hezbollah et ses soldats, il est impossible pour la Russie de les affaiblir.
MEE : Quels sont les scénarios futurs pour la guerre ?
MK : C’est difficile à dire. Il y a de nombreuses variantes. Si un pays arabe approvisionnait l’Armée syrienne libre en missiles surface-air, la situation serait très difficile pour les Russes. L’armée syrienne n’est aucunement capable de faire la différence sur le terrain. Si les Américains décident de transformer la Syrie en un bourbier russe, la Russie sera obligée d’envoyer des troupes au sol et de devenir ainsi elle-même l’otage du conflit.
Soit la Russie convient rapidement d’une solution politique qui impliquerait de sacrifier Bachar al-Assad, soit elle doit se retirer. Selon nos informations, la Russie n’a pas les capacités pour mener une longue campagne en Syrie et n’est pas en mesure de maintenir l’équilibre du pouvoir avec les Iraniens en Syrie, d’autant plus que l’Iran augmente ses forces en Syrie.
Du côté des rebelles, l’Armée syrienne libre a unifié ses forces dans quatre régions et établi un leadership unifié. Ils contrôlent une force comprise entre 35 000 et 50 000 soldats aguerris. Alors que l’armée syrienne s’est fracturée en milices, les milices rebelles se sont transformées en une armée.
MEE : Êtes-vous donc optimiste quant à la victoire de l’ASL ?
MK : Oui, je suis optimiste quant au fait que l’ASL résistera à l’offensive russe. Je pense que c’est la dernière carte d’Assad. Il y a maintenant des possibilités qui ouvriront la porte à une solution politique, mais seulement en cas de défaite russe. La révolution est maintenant plus forte qu’elle ne l’a jamais été depuis qu’elle a éclaté, et il est certain que le régime a été vraiment affaibli au cours des deux ou trois dernières années. Les Iraniens sont dans un véritable piège et la Russie n’a pas la force pour donner une issue décisive au conflit.
MEE : Les Américains disent que si Damas tombe dans ces circonstances, il y aura un bain de sang.
MK : Il y aura des troubles puisque la société est totalement détruite et que c’est l’État qui l’a lui-même détruite. La classe politique actuelle sera remplacée par une nouvelle classe politique. En raison de l’état de déception et de désillusion des Syriens, et en raison des problèmes qu’implique la transition de la Syrie entre son état actuel et une meilleure alternative, les troubles, les luttes et les conflits sont inévitables. Y aura-t-il des massacres ? Je ne pense pas. Il y aura de la violence à certains endroits, mais il n’y aura pas de massacres organisés similaires à ceux que le régime a orchestrés contre le peuple au cours des quatre dernières années.
Le monde s’inquiète de ce qui va arriver aux alaouites, mais le régime a lui-même orchestré un massacre contre eux. Prétendant les défendre des massacres, Bachar les a impliqués dans une bataille dans laquelle ils ont perdu 50 000 des leurs. Ils ne seront pas confrontés à un massacre similaire à l’avenir. Les forces démocratiques de Syrie ne le permettront pas.
La société syrienne s’organise à travers des procédures démocratiques dans tous les endroits qui ont été libérés par le régime. Il y a 3 000 conseils élus dans les zones libérées. Cette Syrie ne permettra pas des massacres contre la composante si essentielle de la société que forment les alaouites. Nous ne pouvons pas imaginer une Syrie sans les alaouites, les Kurdes, les chrétiens, les musulmans et les Circassiens.
MEE : Comment la tyrannie de l’État islamique prendra-t-elle fin ?
MK : Il y a eu des manifestations contre Daech partout où ils sont entrés. Daech a supprimé les musulmans. C’est quelque chose que beaucoup d’Européens n’ont pas compris. Tout musulman qui ne suit pas Daech est considéré comme un traître et un infidèle et est tué. Toutefois, si vous êtes un athée, vous avez plus de chances d’être épargné, car un jour vous pourriez être converti. Les musulmans sont tués immédiatement. Les chrétiens qui ont décidé de rester à Mossoul ou Raqqa et qui payent pour être protégés ne sont pas ennuyés. Bien sûr, ils n’ont pas de droit de culte et ne sont pas autorisés à montrer des symboles religieux en public, mais leur vie est protégée.
Daech n’est pas un phénomène syrien, mais irakien. C’est le fruit d’une guerre sectaire entre sunnites et chiites en Irak. En Syrie, nous n’avons pas beaucoup de chiites. En Irak, il est évident que les sunnites ont perdu le pouvoir avec la chute de Saddam, et quand les chiites sont arrivés au pouvoir, ils l’ont fait avec un esprit de vengeance.
Ce problème ne se pose pas en Syrie. En Syrie, c’est un régime qui a supprimé tout le monde : les sunnites, les chiites, les alaouites... Tout le monde. Bachar a transformé une révolution pour la liberté en un combat sectaire, et Daech et les extrémistes musulmans l’ont aidé à le faire. Les Syriens n’ont jamais été militants. Le dernier conflit sectaire en Syrie a eu lieu en 1860. Il a duré trois jours à Damas, puis c’était fini. Nous ne sommes pas en Irak ou au Liban, où il y a des factions politiques sectaires.
La seule faction organisée et au pouvoir, ce sont les alaouites ; c’est pourquoi cela ressemble à une guerre entre les alaouites et le reste de la société. C’est erroné, parce que la guerre en Syrie ne concerne pas le pouvoir des alaouites. Il y a des bourgeois sunnites et chrétiens. Les alaouites sont majoritaires au sein des forces de sécurité et de l’administration et aux postes politiques. Mais le pouvoir en soi n’appartient pas aux alaouites. Le régime se considère laïc. En Syrie, le président est une divinité. C’est un leader messianique. C’est le chef d’une confrérie religieuse puisqu’il est le véritable dieu. Le régime n’est pas athée. C’est comme une religion, une religion des services secrets, de l’armée.
Après la chute du régime, il y aura une campagne nationale contre l’État islamique. Quatre-vingt-dix pour cent de ceux qui combattent sous l’étendard de l’islam sont contre Daech. La société civile en Syrie est opposée à Daech et à toute forme d’extrémisme politique.
MEE : Le Printemps arabe existe-t-il toujours en Syrie ?
MK : C’est la première révolution que nous avons connue dans l’histoire de la Syrie pourtant vieille de deux mille ans. Dans notre pensée politique, nous ne cultivons pas l’idée de liberté, ni l’idée d’individu, d’État, de justice ou d’égalité. Aujourd’hui, nous avons une révolution dont les symboles et les principes sont basés sur l’idée de liberté. La société civile, qui était traditionnellement d’idéologie conservatrice, mène aujourd’hui la lutte pour la liberté et consent à d’énormes sacrifices pour cela. Elle est descendue dans la rue pour réclamer la liberté pour une Syrie unie.
Elle était sans armes ni armée, mais elle a réussi à s’organiser et s’est défendue contre les attaques du régime. Fin 2012, elle est parvenue à expulser le régime de 65 % du territoire et combattait résolument le Hezbollah et les mercenaires irakiens. Elle luttait contre l’Iran et lutte aujourd’hui contre la Russie.
Les laïcs n’ont pas donné de programme politique à la révolution, et de ce fait, la révolution se bat avec une identité religieuse sans renoncer au principe de liberté. C’est une évolution très importante comme on n’en a jamais connu dans l’histoire de la Syrie.
La révolution a eu lieu dans toute la Syrie. Ces organisations qui ont brandi les symboles de l’islam avec des noms islamiques redécouvrent leur identité nationale et brandissent toutes l’étendard de la révolution. Elles accepteront un système parlementaire basé sur des élections et parlent toutes d’une Syrie tolérante et du droit à la liberté pour tous les Syriens, qu’ils soient druzes, alaouites, chrétiens ou issus d’autres composantes de la société syrienne. Cette évolution, en plus de ce qu’on pourrait qualifier d’armée nationale, aura le dernier mot dans la révolution et dans la bataille de Syrie.
Interview parue le 31 octobre 2015 sur l’édition anglaise de MEE et traduite par VECTranslation.
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