Raphaël Liogier dénonce « la laïcité au service de l’hygiénisme identitaire »
Raphaël Liogier, professeur à l’IEP d’Aix-en-Provence et au Collège international de philosophie, publie Le Complexe de Suez. Le vrai déclin français et du continent européen, aux éditions Le Bord de l’eau.
En y interrogeant l’Histoire, en particulier la crise de Suez et ses conséquences sur le destin de l’Europe, Raphaël Liogier va à contre-courant des « prophéties auto-réalisatrices du déclinisme ambiant ». À travers une analyse documentée et argumentée, il balaie les fantasmes liés à la perte de l’identité européenne, prétexte selon lui à la montée des populismes en Europe.
Rejet de la globalisation, de l’immigration ou de l’islam, l’auteur montre comment l’Europe, particulièrement la France, sacrifie sur l’autel du repli identitaire, entre autres, la place stratégique dont elle pourrait jouir au plan international.
Déjà, dans Le Mythe de l’islamisation (Ed. du Seuil, 2012), Raphaël Liogier battait en brèche la théorie d’une « invasion musulmane » en Europe, considérant cette « obsession collective » comme le symptôme d’un virage paranoïaque de l’Europe qui dépasse le cadre de l’islamophobie.
Interviewé par Middle East Eye, le penseur français revient sur ces questions et leurs enjeux.
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Middle East Eye : Dans votre ouvrage Le Complexe de Suez, vous évoquez un complexe européen né après la crise de Suez en 1956. L’Europe, qui aurait perdu sa domination mondiale suite à cette défaite, se sent assiégée et opère un repli identitaire. Cet essai est-il la suite du Mythe de l’islamisation ?
RL : Oui, il s’agit presque du deuxième volet de la trilogie que j’ai commencée avec Le Mythe de l’islamisation et qui s’achèvera avec La Guerre des civilisations n’aura pas lieu (Ed. CNRS). Il s’agit de contrer les discours déclinistes sur l’Europe mais aussi cette forme de protectionnisme culturel qui pousse l’Europe à un repli sur elle-même et à rendre l’islam responsable de ses maux. Ce qui s’est passé à Suez en 1956 n’a rien à voir avec l’islam. Les préoccupations de Nasser n’étaient pas religieuses. Son combat était anticolonial.
MEE : D’où vient alors cette obsession européenne, plus prononcée en France, de l’islam ?
RL : Notre rapport à l’islam n’est qu’un prétexte. Les rengaines concernant l’incompatibilité de cette religion avec les valeurs de la démocratie cachent un autre problème. C'est celui d'un nouveau racisme culturel, qui est alimenté par le fantasme d'une colonisation inversée. L’Europe est en quelque sorte complexée d’un monde qu’elle a jadis complexé. Ceux que nous avons colonisés, en Algérie, au Maroc, en Tunisie, etc., nous coloniseraient à leur tour, à partir des banlieues, pénétrant progressivement notre culture pour la dénaturer. Si la France est plus touchée, c'est en raison de sa difficulté particulière à gérer son passé colonial, à regarder ce qu'elle est aujourd'hui à la lumière de ce qu'elle a été naguère.
MEE : L’islam et les musulmans paieraient les conséquences de cette humiliation à Suez selon vous ?
RL : La crise de Suez en 1956 n’a rien à voir avec l’islam. Cet événement historique a scellé le destin des grandes puissances européennes en marquant la fin de leur domination sur le monde. Pourtant, Suez a été interprété comme un problème dû à l’islam. C’est suite à ce conflit que Bernard Lewis, professeur d’islamologie travaillant aux États-Unis, a fait émerger le concept de « choc des civilisations » en 1957 lors d’une conférence. En réalité, Suez est la démonstration de force de Nasser qui veut affirmer son anticolonialisme en montrant que le canal de Suez n’appartient plus aux colons. Cette crise relève de la décolonisation et non pas de l’islam. Nasser n’avait rien à voir avec l’islam politique.
MEE : L’un des fils rouges de votre analyse est le travail de Gisèle Orebi. Plus connue sous le pseudonyme de Bat Ye’or, elle a publié en 2005 un ouvrage, Eurabia : l’axe euro-arabe, qui est devenu un best-seller. D’après vous, elle y a « concocté l’une des versions les plus caricaturales […] du complot musulman contre l’Occident ». En quoi ses idées ont abreuvé l’Europe ?
RL : Eurabia est très présent chez les penseurs européens. Bat Ye’or, ou « fille du Nil » en hébreu, fait partie des milliers de juifs expulsés par Nasser après Suez. Vues – injustement – comme des espions d’Israël, ces familles se sont installées au Royaume-Uni, en France ou encore aux États-Unis. Elles sont devenues les principaux porteurs de cette idée selon laquelle l’islam voudrait encercler et écraser l’Europe. Eurabia s’inscrit dans cette vision paranoïde du monde.
MEE : La rancune de ces juifs aurait rejailli sur les musulmans d’Europe, vus comme des comploteurs, prêts à envahir l’Europe… ?
RL : Selon Eurabia, la France a sacrifié Israël en se laissant acheter par le monde arabe et ses pétrodollars. Alors que ce n’est pas du tout le cas. La France, qui a subi une véritable défaite à Suez, a pris fait et cause pour Israël. Un exemple concret : elle a largement apporté son savoir-faire et sa collaboration pour permettre à Israël d’acquérir l’arme nucléaire pour se venger de Suez !
Il y a eu une période de latence jusqu’aux années 80 du fait des Trente Glorieuses, où la situation économique florissante a atténué la douleur européenne de ne plus être le centre du monde. Mais quand le chômage de masse est apparu, et surtout quand il a commencé à toucher les classes moyennes de manière inédite, les choses se sont compliquées.
MEE : D’où cet « islam bashing » en France prenant les musulmans comme boucs émissaires ?
RL : Oui. Mais, les choses évoluent dans les années 80, c’est l’époque où les populations issues de l’immigration se prennent en main. On assiste à la marche pour l’égalité et contre le racisme, dite marche des Beurs, mais aussi au moment où ces populations prennent conscience qu’elles existent pour elles-mêmes, en dehors du centre dominant. Le verlan apparaît comme le langage des cités. Ces jeunes se réapproprient la culture qu’ils se représentent comme celle de leurs origines.
En parallèle, on voit apparaître l’affaire du voile en 1989 [deux élèves musulmanes sont exclues d’un collège de la région parisienne parce qu'elles refusent d'enlever leur voile en classe]. La fin des années 70 et le début des années 80 correspondent aussi à la Révolution iranienne et à l’émergence du terrorisme islamique. Tout cela s’ajoute au climat social tendu, avec la montée du chômage notamment, pour créer une ambiance délétère, du « c’est eux, les musulmans, qui en sont la cause… ».
MEE : Les questions identitaires dominent le débat public en France aujourd’hui. Or d’après vous, la France est dans l’erreur…
RL : La montée du populisme et de la laïcité au service de l’hygiénisme identitaire permet de gagner des parts de marché électorales. À ce titre, 2003 est une année clé. C’est l’entrée en guerre des États-Unis en Irak. Une humiliation pour les Européens car les Américains s’embarquent en Irak sans consulter la France ou la Grande-Bretagne. Une première. Au plan international, cela montre une véritable perte d’influence de l’Europe.
Mais ce qui est important, c’est de regarder la stratégie sous-jacente de la guerre en Irak. Dès 1999, l’arrivée de l’euro constitue une menace pour les États-Unis et les échanges pétroliers en dollars. Saddam Hussein comptait sortir de cette dépendance au dollar. En 2003, 30% des échanges mondiaux se font en euros. Une situation délicate pour les États-Unis. Mais la France a alors d’autres préoccupations…
MEE : Parmi elles, la laïcité et l’identité, comme vous l’expliquez…
RL : Tout à fait. D’ailleurs, en 2003, François Baroin, alors porte-parole de l’UMP [Union pour un mouvement populaire], se fend d’un rapport « Pour une nouvelle laïcité » censé répondre aux préoccupations relatives au communautarisme en progression. Il s’agit surtout de prendre des parts de marché électorales. Mais cette laïcité est au service des hygiénistes identitaires.
Face à cela, on assiste à un retour des intellectuels du type d’Alain Finkelkraut ou Éric Zemmour qui se font les défenseurs de la culture européenne. L’Identité malheureuse publiée par Finkelkraut, c’est la défense de la pureté culturelle de la France. D’ailleurs, leurs succès de librairie confirment à quel point les gens ne souhaitent pas apprendre en lisant un livre. Ils veulent surtout confirmer leurs sentiments. On est dans la hantise collective.
MEE : Selon vous, des intellectuels comme Finkelkraut ou Zemmour se font les chantres de ce déclinisme. Pourquoi ?
RL : Ces chantres du déclinisme, Zemmour ou Finkelkraut, amplifient la frustration. Sous prétexte de leur judéité, ils se font les défenseurs de la culture européenne dans la lignée de Bat Ye’or, avec cette idée de l’encerclement de l’Europe par les musulmans. Ils seraient selon eux les plus à même de préserver la pureté de l’héritage européen.
Le déclinisme est devenu une ambiance générale sur le continent européen, qui nourrit de nouveaux discours populistes prétendant défendre le peuple tout entier, qui serait attaqué dans ses valeurs, dans sa culture, dans son identité. Des gens comme Finkielkraut et Zemmour se sentent aussi en première ligne non seulement en tant qu'intellectuels européens mais aussi en tant qu'intellectuels juifs.
Finkielkraut affirme, par exemple, que parce qu'il se sent solidaire d'Israël en tant que juif, il sait ce que c'est que d'être menacé par le monde musulman. Pour lui, c'est comme si les musulmans français étaient automatiquement des Palestiniens de l'intérieur alliés de l'islam mondial ayant pour objectif de s'emparer de la culture européenne. Détruire Israël serait une première étape. Israël serait comme une avant-garde européenne au milieu du monde musulman, une citadelle sur le point de tomber, préfigurant l'effondrement de l'Europe elle-même.
Il y aurait ainsi une culture européenne au sens de culture de domination. En réalité, les vrais enjeux sont ailleurs. Le dollar a retrouvé sa suprématie mais les Européens, incarnés par Finkelkraut et consorts, se concentrent sur les enjeux identitaires. Le vrai déclin, ce sont eux.
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