INTERVIEW – Rony Brauman : « La Libye fut notre Irak à nous »
Rony Brauman est médecin et a présidé Médecins sans frontières (MSF) de 1982 à 1994. Il a donc été un observateur et acteur indirect des soubresauts et crises internationales. Désormais directeur de recherche à la Fondation MSF et professeur à l’Université de Manchester (HCRI), il reste une vigie avertie de ces mêmes crises.
Dans son nouvel essai, Guerres humanitaires ? Mensonges et intox, il éclaire avec justesse la notion de « guerres humanitaires », avec en filigrane le questionnement de ce que l’on appelle des « guerres justes ». Kosovo, Somalie, Irak, Libye, Syrie… Rony Brauman offre une réflexion profonde sur ces différentes crises qui ont vu la prétendue « communauté internationale » décider d’une intervention au nom de l’impératif moral de « sauver les populations civiles » ou pour d’autres motifs présentés comme moraux.
L’auteur déconstruit les arguments alors avancés, n’épargnant aucun des mensonges produits pour justifier certaines de ces « guerres humanitaires ». On songe, à la lecture de cet essai, que toutes les relations internationales sont suspendues à cet aphorisme de Pascal : « Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ». Une dialectique infernale entre force et justice : les guerres humanitaires ont permis à la force des États de trouver dans ces motifs « justes » un moyen de se renforcer encore.
Middle East Eye : Vous tentez, dans ce livre, de réfléchir à la notion de guerre juste ou humanitaire. Mais essayer de « normer » la guerre via cette notion de guerre juste, n’est-ce pas aussi la « normaliser » et la « justifier » ?
Rony Brauman : C’est effectivement le risque. On peut considérer que toute guerre est mauvaise et que la seule position moralement bonne est le pacifisme. Je ne suis pas un pacifiste intégral, ma position est autre, bien que j’admette le risque très fort de cette « normalisation » de la guerre.
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Une guerre peut être légale sans être légitime ou juste, au sens ordinaire du terme
Je considère en effet qu’il n’existe pas de morale univoque, mais des conflits moraux. Des valeurs morales peuvent entrer en conflit les unes avec les autres. D’un côté, le constat que toute guerre a des conséquences imprévisibles, de l’autre, le vœu d’empêcher que des gens soient tués en masse. Deux valeurs morales qui sont défendables de façon égale.
Dans une situation humainement effroyable – génocide, massacre – et avec le risque que ces horreurs se poursuivent, quoi faire ? C’est précisément à ces difficultés et questions que j’ai voulu me confronter dans ce livre.
MEE : L’ONU légalise et légitime ces guerres dites « justes » ; or l’ONU est une organisation soumise au jeu des États et des puissances. N’est-ce pas là déjà une première contradiction, voire une aporie, dans cette notion de guerre juste ?
RB : L’ONU est l’une des sources du droit international. Ses décisions concernant le recours à la force constituent donc la légalité. L’action décidée par elle sous le chapitre 7 de la Charte, en cas de menace à la sécurité internationale, est légale par définition. La « responsabilité de protéger », document adopté en 2005, élargit cette notion de menace aux crimes de masse.
Mais cela ne signifie pas que toute action décidée par l’ONU est légitime. Une guerre peut être légale sans être légitime ou juste, au sens ordinaire du terme. La décision onusienne de guerre signifie simplement que l’interprétation faite par l’ONU, dans le cadre des rapports de force qui se jouent au sein du Conseil de sécurité, a permis cette décision de guerre.
MEE : Vous montrez aussi que la notion de guerre juste ou humanitaire plonge ses racines dans les écrits des Pères de l’Église, notamment ceux de Thomas d’Aquin. Qu’ont imprimé à ce principe de droit international ces racines chrétiennes ?
RB : J’y vois deux effets. La notion de guerre juste indique, dans le mouvement même de cette énonciation, qu’il existe des guerres injustes. Toute guerre peut donc être discutée selon les critères et valeurs d’une guerre dite juste. C’est là une façon de limiter le pouvoir étatique dans sa possibilité de décider d’une guerre.
Cette volonté de limitation a marqué l’Église catholique tout au long de sa rivalité avec le pouvoir séculier. Elle est à l’origine des six critères établis pour définir une guerre juste : une autorité légitime, une cause juste, une action proportionnée à la violence existante, la guerre comme ultime recours et les chances raisonnables de succès.
Je n’ai pas retenu le sixième critère qui est l’« intention droite, à savoir de ne pas avoir de motifs cachés derrière une intention louable ». Un État a toujours des intérêts à défendre, au-delà de la cause juste en question. Qu’il y ait plusieurs intérêts en jeu, notamment étatiques, ne me paraît pas être un problème en soi.
Mais les cinq autres critères permettent d’examiner l’hypothèse d’un conflit de façon raisonnée, moralement décente. Dans le document « La responsabilité de protéger », ces critères issus du XIIIe siècle ont été retenus. L’autorité légitime était alors le pape. Désormais, l’autorité légale qui se présente comme légitime – ce qui est discutable d’ailleurs – est le Conseil de sécurité. La cause juste était la défense de la chrétienté. Désormais il s’agit du sauvetage, c’est-à-dire de l’aide vitale apportée à une population menacée de mort. La stabilité de ces critères énoncés au XIIIe siècle est, selon moi, l’indicateur d’une force et acuité politiques remarquables.
MEE : Deux de ces critères retiennent particulièrement votre attention : que la guerre soit le dernier recours et qu’il existe des chances raisonnables de succès. Cependant, et vous le montrez bien par le recours à la théorie de Clausewitz, toute guerre reste imprévisible une fois déclenchée. Comment articuler ce constat clausewitzien avec ces deux critères ?
RB : Effectivement, toute décision de guerre entraîne des conséquences nécessairement imprévisibles. Dans tout acte politique – la guerre étant le plus grave de ces actes –, il y a cette dimension de pari. Cela dit, au vu de l’expérience récente, je pense que deux impératifs nécessaires, mais non suffisants, conditionnent les chances de succès. D’une part, un territoire limité, permettant un contrôle effectif de la violence. D’autre part, des buts de guerre précis, cela par opposition à des objectifs vagues tels que « protéger la population », « installer la démocratie », « faire régner l’État de droit » ou encore « protéger les droits de l’homme ».
En situation de conflit armé, la règle est le mensonge. Une règle qui vaut aussi bien pour les dictatures que pour les démocraties. J’ai été frappé, lors de la guerre en Libye, que non seulement le pouvoir français a menti, mais aussi que pratiquement toute la société s’est aveuglée
L’exemple le plus parlant est le Kosovo qui, selon moi, a réuni ces critères. Une force politique, l’UCK [Armée de libération du Kosovo], pouvait assurer la réalité du pouvoir au sol. Puis la situation géographique du Kosovo, territoire de taille réduite, faisait que la tutelle européenne aurait très bien pu prendre le relais du pouvoir local, dans le cas où ce dernier aurait été défaillant. En raison de ce territoire restreint, qui correspond aux possibilités de projection de la force, et des conditions politiques favorables, les chances de succès me paraissaient alors suffisamment raisonnables pour intervenir militairement.
Plus largement, l’évaluation du succès d’une intervention armée se réclamant du sauvetage ou de la sécurité me semble relativement simple : la situation après la guerre est-elle meilleure qu’avant la guerre ? Cela ne signifie pas qu’elle soit bonne, mais qu’elle soit moins violente. Il me semble que ce fut le cas au Kosovo.
En revanche, il manquait pour cette guerre le critère du « dernier recours ». Il fallait pour la déclencher avoir épuisé toute possibilité de pression diplomatique ou économique. Or, cette guerre a été voulue par les États-Unis pour diverses raisons, dont l’établissement d’une base de l’OTAN dans ce pays. Dès lors, pour les Américains, la négociation n’était pas le bon chemin à suivre, car elle aurait pu aboutir à un compromis incluant un maintien de la souveraineté de Belgrade. Ce que Washington ne voulait pas.
MEE : Autre guerre, celle contre la Libye. Vous dites que « la Libye fut notre Irak à nous » en parlant de la France. Que voulez-vous dire par là ?
RB : En situation de conflit armé, la règle est le mensonge. Une règle qui vaut aussi bien pour les dictatures que pour les démocraties. J’ai été frappé, lors de cette guerre, que non seulement le pouvoir français a menti, mais aussi que pratiquement toute la société s’est aveuglée. Intellectuels et médias étaient enthousiastes et l’opinion publique, selon les sondages d’alors, a suivi ce mouvement martial. Rares ont été les voix opposées à cette guerre dans cet unanimisme.
L’Irak et la Libye ont en commun d’avoir commencé par des mensonges catastrophistes justifiant la guerre, l’absence totale de preuves, et un désastre comme résultat
Or, celle-ci a été déclenchée pour des raisons autres que celles alléguées. Il a fallu alors fabriquer des « événements » pour la justifier. Personne n’a pris le soin de vérifier la véracité de ce qui a été dit pour justifier cette guerre.
Le résultat est un désastre. L’Irak et la Libye ont en commun d’avoir commencé par des mensonges catastrophistes justifiant la guerre, l’absence totale de preuves, et un désastre comme résultat. Armes de destruction massives pour l’Irak, attaques contre les populations et charniers pour la Libye. Enthousiasme de la presse américaine pour l’Irak à mettre en parallèle avec l’enthousiasme de la presse française. Un résultat commun, avec désormais deux pays ouverts aux plus radicaux. Comme pour l’Irak, toute tentative de médiation fut impitoyablement écartée car c’était « céder devant un dictateur », c’était « Munich face à Hitler ».
MEE : Mais par la suite, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont su revenir, en mode mea culpa, sur la guerre contre la Libye. Barack Obama, dans une interview remarquée, a qualifié celle-ci de « shit show » (littéralement, un « merdier ») Le rapport du Parlement britannique détaille les motifs avancés pour cette guerre et la juge « fondée sur des postulats erronés » et mal préparée. Pourquoi, en France, les médias et politiques n’ont-ils pas su faire ce retour salutaire ?
RB : Ma première réponse serait de dire qu’il faudrait le leur demander… et le leur reprocher. Car ce n’est pas là une simple question théorique, mais une question politique et éthique fondamentale.
Mon interprétation est que le PS a été unanimement derrière Sarkozy quand cette guerre a été déclenchée. Quand François Hollande est arrivé au pouvoir, il n’a pas infléchi sa position. Aucune inflexion politique sur cette guerre n’a eu lieu qui aurait pu donner lieu à une inflexion médiatique. Je note qu’Emmanuel Macron a déclaré que la Libye a été ure erreur. Peut-être qu’un mea culpa médiatique suivra.
J’observe pourtant que d’autres crises internationales, telles la première guerre du golfe et la révolution roumaine, ont donné lieu à des retours d’expériences, des réflexions sur le rôle des médias. Cela n’a pas été le cas pour la Libye.
On peut aussi s’interroger sur le rôle des parlementaires français, qui, contrairement à leurs homologues britanniques, n’ont pas jugé utile de s’interroger sur cette guerre. Le rapport parlementaire britannique a d’ailleurs été accueilli par la presse française de façon très distante, et a été réduit à du « french bashing ».
Pourtant, demeurent des questions légitimes : le financement d’hommes politiques français par la Libye qu’ont mis en lumière les journalistes Fabrice Arfi et Karl Laske [Avec les compliments du Guide, Fayard] ; la mort de Kadhafi, qui fuyait au moment où il a été tué, dans une mise à mort commanditée. Tous ces faits indiquent un calcul cynique. Mais ce calcul cynique n’exclut pas que des motifs autres, une forme d’idéalisme notamment, aient pu aussi jouer.
On retrouve ce mélange trouble, de calculs d’intérêts et de visions idéalistes, lors de la seconde guerre du Golfe, en 2003. Je pense que Georges W. Bush pensait sincèrement déclencher un cycle vertueux de la démocratisation du Moyen-Orient en abattant le régime de Saddam Hussein. Évidemment, tout cela sur fond d’ambitions pétrolières et de jeu de puissances.
MEE : Vous dites également : « Je n’arrive pas à me faire une idée claire sur la Syrie ». Pourquoi ?
RB : Je dis cela dans mon livre au terme de la description de la situation, telle que je la vois et la comprends.
Cette guerre civilisationnelle est sans fin, elle est évidemment vouée à l’échec. Est-ce le lobby militaro-industriel qui a fait sa loi derrière cette guerre ? Cela me paraît probable
D’un côté, Il y a un régime détestable qui est l’ennemi d’une grande partie de son peuple. De l’autre côté, une rébellion dont les forces principales ne sont pas moins détestables et dont une grande partie du peuple ne veut pas non plus.
Devant cette alternative, je me déclare incompétent. Je ne sais pas. Mais je sais ce que j’espère : qu’in fine, ce pays sorte de cette situation non par l’écrasement d’une des parties mais par un aménagement politique.
Je considère ainsi que les efforts faits par la Russie sont dignes d’intérêts – même si la Russie a sa politique et tente, avec des moyens détestables, d’assurer la défense du régime de Damas. L’Europe et les États-Unis ne savent manifestement pas quoi faire et n’ont rien de mieux à proposer.
MEE : Vous pointez un glissement intéressant quand vous écrivez qu’« on passe peut-être d’une notion de guerre juste à une notion de guerre civilisationnelle ». Que voulez-vous dire ?
RB : En Afghanistan et en Irak en particulier, on ne sait plus depuis longtemps quelle guerre on fait. Observons le cas de l’Afghanistan. Dans cette guerre, il y a eu deux phases. D’abord, la réplique militaire aux attentats du 11 septembre. Personne ne pouvait la contester raisonnablement. La réponse a été la contre-attaque visant les bases d’al-Qaïda en Afghanistan. Mais une fois cette mission de police accomplie, il fallait quitter le pays. Ce ne fut pas le cas.
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La seconde partie de cette guerre est totalement différente : il s’agit de créer un État de droit, des institutions démocratiques, en imposant cela via l’occupation militaire. Cette guerre civilisationnelle est sans fin, elle est évidemment vouée à l’échec. Est-ce le lobby militaro-industriel qui a fait sa loi derrière cette guerre ? Cela me paraît probable.
MEE : Jusque-là nous avons interrogé le terme « juste ». Pour le terme de « guerre », n’observons-nous pas un brouillage ? On parle d’opérations militaires quand il s’agit de bombarder la Syrie ou l’Irak et de « guerre contre le terrorisme » à l’intérieur, juste après les attentats qu’a connus la France.
RB : On peut justifier la rhétorique martiale qu’un chef d’État juge opportun d’utiliser quand il est confronté à des événements aussi déstabilisants que des attentats. Mais cette rhétorique devient préoccupante quand elle dure. Si on ne change pas de vocabulaire, on brouille la situation. On ne fait pas la guerre au terrorisme. Le terrorisme est un moyen, une notion, pas un État. On peut mener des actions militaires contre des groupes terroristes, mais il s’agit là d’opérations relevant d’objectifs de police. Contrairement au fait de neutraliser une armée, de gagner un territoire, qui sont les buts caractérisant précisément la guerre.
Parler d’une guerre contre le terrorisme, c’est aussi introduire un état d’exception sur le territoire national, comme l’atteste la normalisation des dispositions de l’état d’urgence.
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