Ève Torres : « L’islamophobie nous réduit. On doit répondre par la complexité »
« Femme, de gauche, antiraciste et féministe », c’est ainsi qu’Ève Torres, candidate aux prochaines élections générales au Québec, se définit. Ce lundi 1er octobre, cette Franco-Canadienne dans la quarantaine pourrait devenir la première députée musulmane « voilée » à l’Assemblée nationale du Québec.
La candidature d’Ève Torres sous la bannière du parti Québec solidaire dans la circonscription Mont-Royal-Outremont a toutefois suscité un débat qui a opposé son « voile » au principe de la laïcité.
La candidate, dont le parti progresse dans les sondages (16 % d’intentions de vote selon Ipsos-La Presse-Global News) a répondu aux questions de MEE sur son projet politique, l’islamophobie au Québec et sa perception du féminisme.
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Middle East Eye : Une Canadienne d’origine française qui se présente à des élections au Québec. Qui est Ève Torres ?
Ève Torres : Je suis diplômée en droit et sciences humaines, je suis une citoyenne engagée depuis plus de seize ans au sein de la société québécoise dans laquelle je vis depuis vingt ans. Maman de trois enfants âgés de 16, 13 et 5 ans, je suis aussi une militante féministe et antiraciste. J’œuvre de mon mieux pour la justice sociale.
Des titres de presse tels que « Une lobbyiste islamiste se présente en politique » ne m’étonnaient guère vu les débats de ces dix dernières années, qui instrumentalisent spécialement les femmes musulmanes portant le foulard
C’est dans ma participation active sur le terrain auprès d’institutions publiques, de centres de femmes, de personnes âgées, d’itinérants [sans-abris] et de jeunes que je puise ma motivation quotidienne. Aussi, c’est comme coordonnatrice de l’organisme La VOIE des Femmes depuis cinq ans que j’ancre ma volonté de porter la voix des femmes issues des minorités et de travailler toujours plus fort à bâtir des ponts.
Aujourd’hui, c’est en politique que je souhaite poursuivre mon engagement pour contribuer aux réflexions et aux changements nécessaires pour construire le Québec d’aujourd’hui et de demain.
MEE : Qu’est-ce qui vous a motivée à pénétrer dans l’arène politique ?
ET : Durant toutes ces années d’implication, j’ai vu les limites que nous pouvons rencontrer dans les milieux militants ou communautaires. Souvent, nous nous confrontons à des obstacles financiers et/ou législatifs.
Par ailleurs, le travail sur le fameux vivre-ensemble était souvent contrecarré par les déclarations publiques, politiques ou médiatiques, qui venaient remettre en question notre travail auprès de nos concitoyens.
J’ai beaucoup écrit dans des médias largement lus au Québec, comme Métro, ou encore dans des médias destinés à des militants de gauche, comme Presse-toi à gauche, pour dénoncer les responsabilités politiques relativement au climat social, qui se détériorait d’année en année.
Aujourd’hui, pour toutes ces raisons, je fais le saut en politique. Pour moi, c’est une continuité dans mon engagement, une façon de faire partie du débat, de continuer à ouvrir la voie, de porter encore plus loin la voix de celles et ceux qu’on entend le moins et de contribuer aux changements que nous sommes nombreux à vouloir pour le Québec.
J’ai choisi de défendre le projet politique de Québec solidaire parce que c’est le seul parti qui se soucie réellement de l’humain. Je défends par ce fait la justice sociale en veillant à une meilleure répartition des richesses, en veillant à ce que chacun puisse avoir accès à une éducation gratuite et de qualité, à un système de santé qui retrouve son humanité et s’occupe des gens en les traitant comme des personnes et non comme des numéros.
Le travail sur le fameux vivre-ensemble était souvent contrecarré par les déclarations publiques, politiques ou médiatiques, qui venaient remettre en question notre travail auprès de nos concitoyens
Je souhaite faire en sorte que toutes et tous aient accès à des logements décents et aux emplois qui conviennent à leurs compétences. Prendre soin de l’environnement avec la conscience de l’avenir que nous voulons pour nos jeunes, mais également éveiller les consciences sur les enjeux relatifs aux territoires autochtones ou encore sur les futurs impacts du changement climatique sur les migrations.
Comme députée, je pense que mon rôle serait aussi de veiller au climat social et c’est là un de mes engagements majeurs. Remettre l’humain au cœur de nos préoccupations n’est pas seulement mon slogan de campagne, c’est mon objectif.
MEE : Votre candidature a suscité un débat qui oppose votre choix vestimentaire, notamment le fait de couvrir vos cheveux par conviction religieuse, au principe de la laïcité.
EV : En effet, il y a eu beaucoup de diffamation à mon encontre, notamment par un groupuscule de chroniqueurs qui écrivaient sur moi sans jamais penser à me donner la parole. Des titres de presse tels que « Une lobbyiste islamiste se présente en politique » ne m’étonnaient guère vu les débats de ces dix dernières années, qui instrumentalisent spécialement les femmes musulmanes portant le foulard.
Pour de nombreuses personnes, il est clair que ces débats de société ont été lancés à des fins électoralistes. Aujourd’hui, il est temps d’aller au-delà, d’inciter les élus et responsables politiques à cesser de jouer sur la peur des gens. La responsabilité du climat social incombe surtout à ceux qui prennent les décisions.
Dans notre programme, il est stipulé que c’est l’État qui doit être laïc, et non pas les gens. Cela signifie que l’État n’a pas à s’ingérer ni à se positionner pour ou contre les différentes religions de ses citoyens
Cependant, il est important de constater qu’en dehors des réseaux sociaux et des « médias poubelles », sur le terrain, les interactions avec les citoyens sont d’un autre ordre. Je reçois énormément d’encouragements, les gens me reconnaissent et me félicitent, et je reçois même la sympathie d’enfants qui, sortant de l’école, passent devant notre quartier général de campagne. Je reçois du soutien qui m’encourage à ne jamais céder.
Enfin, pour ce qui est de ma candidature, elle ne peut être rejetée, puisqu’elle respecte la loi électorale du Québec. Celle-ci a d’ailleurs été changée afin de permettre aux gens portant des couvre-chefs tels que les femmes portant un foulard ou les hommes portant le turban sikh d’être candidats aux élections. Donc c’est peine perdue pour les gens qui veulent invalider ma candidature, mon visage est déjà sur les pancartes électorales de mon parti politique.
Dans notre programme, il est stipulé que c’est l’État qui doit être laïc, et non pas les gens. Cela signifie que l’État n’a pas à s’ingérer ni à se positionner pour ou contre les différentes religions de ses citoyens.
MEE : Vous vous définissez en tant que féministe. Quelle est votre perception du féminisme ?
EV : Pour moi, la lutte du féminisme est une lutte de l’auto-détermination des femmes, peu importent leur statut socio-économique, leur origine ethnique, leur confession religieuse, etc.
La lutte des femmes, c’est une lutte pour leur subjectivation au sens politique du terme, c’est-à-dire que les femmes deviennent des sujets et des acteurs du changement, contrairement à ce qui a été véhiculé dans les sociétés patriarcales
La lutte des femmes, c’est une lutte pour leur subjectivation au sens politique du terme, c’est-à-dire que les femmes deviennent des sujets et des acteurs du changement, contrairement à ce qui a été véhiculé dans les sociétés patriarcales.
Les femmes sont des actrices politiques à part entière, et elles luttent pour leur émancipation et leur liberté. Cette lutte est mienne. Je me bats pour la liberté de toutes de pouvoir faire ce qu’elles souhaitent et de disposer de leur personne sans voir leur conduite dictée par qui que ce soit d’autre qu’elles-mêmes.
MEE : Vous étiez responsable au sein du Conseil national des musulmans canadiens (NCCM), une association qui défend les droits des musulmans du pays. Comment la communauté musulmane s’organise t-elle au Québec ?
EV : J’étais chargée de la coordination des affaires publiques, ce qui impliquait de développer les activités au Québec. J’ai eu à travailler sur des dossiers aussi sensibles que la première commémoration de l’attentat de Québec [qui a visé la grande mosquée de la ville, tuant six fidèles].
Le NCCM est une organisation pancanadienne qui travaille de plus en plus au Québec. Comme musulmans ici, nous sommes confrontés à la différence linguistique. Les musulmans francophones et anglophones ont des réalités sociodémographiques différentes, et donc le NCCM était soucieux de travailler avec les communautés maghrébines et les autres groupes musulmans francophones.
MEE : Vous venez d’évoquer l’attentat qui a visé le centre culturel islamique de Québec en janvier 2017. Cet événement tragique a-t-il dévoilé l’islamophobie qui existe au Canada ?
EV : En effet, l’attentat de Québec a été un point de bascule pour tous les Québécois, musulmans et non-musulmans. Cette tragédie pour les familles et cet acte d’une violence inouïe ont été le point de non-retour. Jamais, dans une société occidentale, les musulmans n’avaient été attaqués avec une telle violence.
L’attentat de Québec a été un point de bascule pour tous les Québécois, musulmans et non-musulmans. [...] Jamais, dans une société occidentale, les musulmans n’avaient été attaqués avec une telle violence
J’ai eu l’occasion de travailler avec les musulmans de Québec après ce trauma et on ne se remet de cela que très lentement. L’islamophobie est présente au Canada comme ailleurs.
Au Québec, les discours publics des dernières années ont piégé les musulmans et les ont réduits aux seuls stéréotypes. Que ce soit les femmes musulmanes portant le foulard, les jeunes hommes musulmans ayant une barbe ou les jeunes filles qui décidaient de visibiliser leur pratique religieuse, il est devenu difficile pour les musulmans de ne pas être victimes de la suspicion qui pèse sur eux.
Nous sommes sensibles à ce racisme et nous le combattons au quotidien par l’écriture, par l’implication citoyenne ou politique et par la résistance face aux institutions qui essentialisent les musulmans.
Je crois cependant que nous devons aussi raconter les histoires que nous souhaitons raconter, faire la politique que nous souhaitons faire, être, en somme, des citoyens complexes. L’islamophobie nous réduit. On doit répondre par la complexité. J’ai décidé qu’il était important de suivre mes convictions de femme, de gauche, antiraciste et féministe. Aujourd’hui, le débat public ne peut pas se faire sans nous.
Au Québec, les discours publics des dernières années ont piégé les musulmans et les ont réduits aux seuls stéréotypes
La situation de l’islamophobie au Québec me touche intrinsèquement, étant moi-même la cible de certaines attaques, entre autres depuis que j’ai annoncé que j’entrais en politique. Au Québec, il y a des nationalistes et des suprémacistes d’extrême-droite. L’un de ces groupes, La Meute, a par exemple souhaité faire parler de lui en s’invitant durant la campagne électorale.
Heureusement, ces gens ne sont pas nombreux, contrairement à ce qu’ils voudraient nous laisser croire. De plus, à Québec solidaire, il est certain que ces votes ne sont pas notre objectif parce que nous sommes un parti inclusif qui souhaite voir en son sein la diversité, autant culturelle que religieuse, de genre ou d’orientation sexuelle.
MEE : Certains de vos adversaires vous présentent comme « la candidate des musulmans ». Qu’en pensez-vous ?
EV : En fait, ceux qui l’affirment le formulent plutôt comme un reproche, à savoir que je ne pourrais pas représenter des gens issus de divers horizons, alors que c’est faux. Ça fait des années que je travaille avec des personnes de différentes confessions, et peu importe la confession, nous sommes tous des êtres humains qui souhaitons le meilleur pour notre société.
Ça fait des années que je travaille avec des personnes de différentes confessions, et peu importe la confession, nous sommes tous des êtres humains qui souhaitons le meilleur pour notre société
Je souhaite travailler pour que nos aînés vivent une vie digne et surtout que nos enfants soient bien éduqués et qu’on ne leur lègue pas une planète dévastée. Comme le disent les Premières Nations [les peuples autochtones canadiens], nous ne possédons pas la Terre, nous l’empruntons à nos descendants.
MEE : Enfin, que vous remportiez ou non ces élections, quelles seront vos prochaines ambitions ?
EV : Je représenterais mes concitoyens et concitoyennes de Mont-Royal-Outremont à l’Assemblée nationale en défendant leurs intérêts.
Quel que soit le résultat, au soir des élections, le 1er octobre, je continuerai le travail et, dans tous les cas, je serai présente sur le terrain avec les habitants de la circonscription. Je suis attachée à leurs préoccupations et je souhaite valoriser certaines caractéristiques de cet environnement que les familles aiment tant.
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