Kasserine : vers une seconde révolution ?
Kasserine, ville de 80 000 habitants au Sud-Ouest de la Tunisie, vit depuis une semaine au rythme de la colère, suite au décès accidentel d’un jeune chômeur, Ridha Yahyaoui, électrocuté après être monté sur un poteau alors qu’il manifestait avec d’autres chômeurs. Ces derniers protestaient contre leur exclusion de listes de candidatures pour la fonction publique.
En réaction à cette mort, des manifestations ont pris place le 17 janvier. Des centaines de personnes, principalement des chômeurs, ont bloqué le centre-ville. Des heurts avec les policiers ont fait quatorze blessés légers côté manifestants. Les jours suivants, les incidents se sont multipliés lors des manifestations, où policiers et manifestants se sont affrontés, échangeant jets de pierre et de gaz lacrymogènes. Des photos ont fait rapidement le tour des réseaux sociaux, exposant ces violences urbaines.
Les autorités ont donné l’ordre aux policiers de se retirer des centres des manifestations en guise d’apaisement. « Cette fois-ci c’était différent. Les policiers n’ont pas été violents comme d’habitude. Ils n’ont pas gazé les gens. Ils faisaient du maintien de l’ordre seulement. Il y a eu un très grand changement dans leur rapport avec la population. Le gaz était utilisé contre des casseurs, pas des manifestants », décrit Raja Yahyaoui, journaliste locale.
Les protestataires demandent un emploi mais aussi la fin de la corruption. Une affaire de corruption a en effet mis le feu aux poudres. Le sous-préfet de Kasserine, soupçonné de manipulation de listes d’embauches dans le secteur public, a été limogé. Le 4 janvier dernier, le site d’information Nawaat publiait une enquête autour de deux cas de corruption impliquant la mairie de Kasserine. Depuis samedi 23 janvier, une pétition circule à Kasserine pour connaître la vérité sur la falsification de la liste de recrutement dans la fonction publique.
Depuis 2011, la corruption, loin de disparaitre avec la dictature, s’est accrue. « Ce qui s’est passé n’était que le résultat des promesses de développement non tenues et de l’opacité dans la gestion des deniers publics. Les responsables à Kasserine ont tout volé, même les bicyclettes des élèves des villages isolés, sans en avoir honte. On n’a jamais eu d’audit au gouvernorat de Kasserine », s’insurge Raja Yahyaoui.
Couvre-feu et déploiement de l’armée dans tout le pays
Jeudi 21 janvier, le ministère de l’Intérieur annonçait le décès d’un policier dans un accident de la circulation. Selon plusieurs habitants, ce décès serait survenu au cours d’une course poursuite. Un couvre-feu a été décrété à Kasserine sans pour autant être respecté. Lundi 25 janvier, le siège du gouvernorat était toujours occupé par un groupe de jeunes chômeurs en vue de faire pression autour de leurs revendications. Il en est de même à Gafsa, depuis samedi dernier. Les manifestants ont rejeté les décisions du gouvernement, à savoir la création de 5 000 places de formation et l'allocation de 135 millions de dinars (60 millions d'euros) à la construction de 1 000 logements sociaux. Des propositions jugées irréalistes et loin des attentes des habitants.
En début de semaine, d’autres villes ont pris le relais de la mobilisation contre le chômage à Gafsa, Sidi Bouzid, Siliana notamment. Depuis la révolution, la contestation pour le développement et l’emploi, est récurrente, en particulier dans les villes marginalisées des régions intérieures du pays, berceau de la révolution de décembre 2010 – janvier 2011.
En milieu de semaine, la contestation s’est étendue jusque dans la capitale. À Cité Ettadhamen, un quartier populaire de 120 000 habitants situé en banlieue sud, une émeute a éclaté, un poste de surveillance de la garde nationale a été incendié dans la nuit. Quelques grandes surfaces ainsi qu’une agence bancaire ont été attaquées vers minuit.
Après la série de pillages, le gouvernement a décrété dès le lendemain, vendredi, un couvre-feu sur tout le territoire, y compris dans la capitale, et ce de 20 h à 5 h du matin, ainsi qu’un déploiement massif de l’armée. « Les forces de l’ordre sont débordées. Elles veulent montrer à travers le couvre-feu qu’elles font quelque chose même si elles ne savent pas vraiment comment agir », confie anonymement une diplomate étrangère.
Au total, les autorités ont annoncé avoir procédé à l’arrestation d’environ un millier de personnes sur tout le territoire durant ces jours de manifestation. À ce jour, il reste difficile de distinguer les casseurs infiltrés parmi les manifestants, en particulier dans la capitale. Seize gouvernorats sur vingt-six ont connu des mouvements de protestation, le calme semble être revenu un peu partout dans le pays.
La marginalisation des régions intérieures, point de départ de la contestation révolutionnaire
Aux origines des soulèvements actuels, on trouve la permanence de la corruption et l’absence de réforme du système économique et social, générateur d’inégalités. Dès l’indépendance en 1956, la Tunisie a connu un développement à deux vitesses. Privilégiant les zones déjà développées sous le Protectorat français, le littoral et la capitale, la priorité a été donnée par le président Habib Bourguiba à la mise en place de l’État nouvellement indépendant. Ainsi, le pouvoir politique a renforcé les disparités induites anciennement sous le Protectorat français.
« Au centre du pays, on trouve un blocage qui est structurel. Le cercle vicieux du développement et de la misère. La déficience au centre, la concentration sur le littoral et le nord. On trouve derrière la répulsion et l’attraction, le clivage et la fracture territoriale », décrit Amor Belhedi, universitaire et géographe.
Au début des années 1990, sous l’impulsion de Ben Ali, la marginalisation du centre et du sud du pays s’est accélérée. Optant pour une inclusion à l’économie de marché internationale, seules les régions les plus compétitives ont pu faire face aux réformes d’ajustement structurel du FMI (à partir de 1987). Le Centre-Ouest tunisien, Sidi Bouzid, Gafsa et Kasserine, surnommées « le triangle de la pauvreté », s’est le plus rapidement paupérisé. Il connaît un solde migratoire négatif depuis plusieurs années, se vidant de ses jeunes, en particulier ceux à fort potentiel, pour des villes plus attractives. Par exemple, entre les années 2000 et 2010, l’écart de richesse entre le Centre-Ouest et la capitale a été multiplié par six selon l’INS dans son rapport sur la pauvreté 2010.
Une fuite des cerveaux difficile à enrayer
Classée dernière dans l’indice de développement régional de 2012, Kasserine n’a pas les moyens de concurrencer les villes du littorales en attirant des entreprises. « Ici, il n’y a pas d’entreprises pour recruter les jeunes, le secteur public ne recrute plus et tu n’as pas les moyens de lancer ta propre affaire », raconte, résigné, Malek Mekki, un jeune chômeur de Kasserine. Une situation qui prévaut depuis longtemps engendrant immigration et exode rural.
Si le dictateur Ben Ali et son clan ont fui, les structures de la dictature sont toujours présentes. Les lois et règlements qui organisent la vie économique et sociale n’ont toujours pas été démantelés. Le fléau de la corruption paralyse toute réforme. Elle coûterait à l’État 1,2 milliard de dollars par an, soit 2 % du PIB selon la Banque mondiale, qui note une augmentation après la révolution, en particulier à l’échelle locale.
« La corruption règne, ce qui rend la situation insupportable. On veut vraiment une investigation rapide. On veut connaître ceux qui ont changé la liste des diplômés, ceux qui ont vendu les marchandises saisies par les douanes etc. Rien ne va se régler avant de savoir ce qui se passe dans les bureaux de la municipalité et du gouvernorat », affirme Raja Yahyaoui.
Six gouvernements et pas de changement
Si des manifestations populaires parfois violentes ont été nombreuses depuis le déclenchement de la révolution, les événements actuels de Kasserine ont une résonnance particulière dans le pays. Kasserine a la réputation d’être contestataire depuis toujours. Ville des martyrs de 2011, elle compte un tiers du total des victimes de la répression lors de la révolution.
Depuis janvier 2011, six gouvernements se sont succédé, reléguant sans cesse l’épineux dossier du développement régional. Le sujet, qui a pris de moins en moins d’importance au fil des ans, a été éclipsé par l’actualité politique (élections, nouvelle Constitution). Pourtant l’article 12 de la Constitution de 2014 oblige l’État « à la réalisation de la justice sociale, du développement durable, de l’équilibre entre les régions, en se référant aux indicateurs de développement et en s’appuyant sur le principe de discrimination positive ».
Ce nouveau cycle de contestations sociales intervient par ailleurs à la suite de l’éclatement de Nidaa Tounes, le parti au pouvoir, où la guerre des chefs, très médiatisée, a renforcé le sentiment de déconnexion des élites politiques vis-à-vis des priorités de la population. La paralysie du pouvoir et l’absence de vision claire nourrissent le sentiment de défiance envers les gouvernants. Selon la Banque mondiale, seulement 8,8 % des jeunes ruraux et 31,1 % des jeunes en milieu urbain font confiance aux institutions politiques.
Dépourvus pour l’heure des moyens d’accès à l’univers politique, toujours monopolisé par l’ancienne génération (celle de Ben Ali), les jeunes marginalisés économiquement ne savent s’exprimer autrement que par la révolte, dans un pays où la moitié de la population a moins de 35 ans.
Vers une seconde révolution ?
Si l’urgence est à la réforme de l’État, les partis politiques semblent incapables, pour l’instant, de produire un discours politique en phase avec les attentes de changement de la population et en particulier auprès des jeunes. La mise en place du couvre-feu procède davantage d'une forme d’improvisation que d'une vision claire de la situation.
Les avancées démocratiques tardent. Si une démocratie ne se met pas en place instantanément mais par évolutions successives, voire par crise, sommes-nous à la fin du consensus qui semble avoir fait ses preuves dans la transition politique tunisienne, ouvrant ainsi la voie vers une nouvelle ère ?
Si rien ne bouge sans révolution, sommes-nous alors au seuil d’une seconde révolution tunisienne ?
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