La jeunesse irakienne se projette au-delà de la guerre : « Nous avons tout »
BAGDAD – Mustafa Nader est assis dans sa chambre, à la décoration éclectique : des pages de romans français collés sur les murs en guise de papier peint, une traduction arabe de 1984 de George Orwell, des bibelots recouverts de textes cyrilliques, ou encore des boîtes d’appareils photo posées en vrac.
Le jeune photographe bagdadien fait partie d’une nouvelle vague de jeunes Irakiens qui espèrent véhiculer une image plus positive de leur pays, loin des images de la guerre, des massacres et des troupes d’envahisseurs, mais sans dissimuler non plus les problèmes du pays.
« Mon travail a permis de montrer la paix au milieu de la guerre. Je recherche des choses positives », a déclaré Mustafa Nader à Middle East Eye.
L’Irak au quotidien
Mustafa écume les ruelles du vieux Bagdad. Au marché du livre de la rue al-Mutannabi, il compose avec un ami un court métrage consacré à leur ville. « Pouvez-vous dire quelque chose de positif à propos de l’Irak ? », demandent-ils aux passants ; leurs réponses formeront l’axe principal de son récit vidéo. Mustafa entre dans le souk voisin, où sont vendus des articles de papeterie, des aimants de réfrigérateur et quelques drapeaux sectaires ; il crée alors une story photo qu’il publiera ensuite sur Instagram.
Al-Mutanabbi est l’un des repaires préférés de Mustafa Nader à Bagdad. Mais les pérégrinations du jeune homme ne se limitent nullement à la rue, qui, en ce vendredi matin, grouille de groupes d’amis avalant bruyamment du jus de fruit, tandis que de rares correspondants étrangers se promènent et que des vendeurs de livres essaient de gagner leur jour de salaire.
Des sites historiques importants figurent également sur le radar de Mustafa Nader lorsqu’il essaie de capturer l’essence de Bagdad. Par exemple, il a pris des photos de Samarra, un site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, célèbre pour son minaret en spirale de 54 mètres de haut. La mosquée du IXe siècle, située à deux heures au nord de Bagdad, est l’un des rares exemples de ce type d’architecture dans le monde. Aux yeux de Mustafa, prendre des photos de l’église arménienne de Bagdad permet également de démontrer le caractère unique de l’Irak. « Cela montre la diversité religieuse de la ville », commente-t-il.
Son objectif est de montrer le quotidien de Bagdad au-delà des bulletins d’information alarmistes sur la ville, laquelle a connu la destruction avec l’invasion américaine de 2003 et l’éviction de Saddam Hussein, ainsi qu’un conflit sectaire qui s’est intensifié sous la gouvernance de Nouri al-Maliki, Premier ministre de 2006 à 2014.
Au-delà des explosions
La ville a été secouée par de nombreux attentats à la voiture piégée et des affrontements sectaires. Le groupe État islamique a revendiqué plusieurs de ces attentats contre la capitale lors de son invasion de l’Irak et de la Syrie en 2014, suite à laquelle le groupe a occupé un tiers du territoire irakien.
« Mon travail a permis de montrer la paix au milieu de la guerre »
– Mustafa Nader, photographe
Alors que l’année 2017 touche à sa fin, les habitants de Bagdad rapportent beaucoup moins d’incidents ; ils observent également une ambiance moins lourde aux postes de contrôle et une atmosphère plus agréable. Les Irakiens attribuent cela au succès des opérations militaires contre l’État islamique, qui a été pratiquement chassé de l’Irak.
Pourtant, Mustafa éprouve parfois des difficultés à gagner le cœur de ceux qui ne sont pas convaincus que la ville pourra un jour surpasser ses murs détruits, ses décombres et ses déchets.
« Les gens me disent : "C’est faux, c’est un montage, ce sont des filtres". Certains ne sont pas négatifs à propos de moi, mais de la ville. Ils détestent cet endroit », explique-t-il.
Un esprit positif
L’attitude positive de Mustafa Nader a une histoire. En 2014, le jeune photographe et étudiant en beaux-arts à l’Institut des Beaux-Arts de Bagdad prévoit de suivre l’armée irakienne en zone de conflit dans le cadre d’une mission de reportage. Mais les tests sanguins requis avant d’accompagner les troupes montrent des résultats anormaux et les examens subséquents confirment les inquiétudes. Le 18 octobre 2014, les médecins lui annoncent qu’il souffre d’un cancer.
Pendant deux semaines, Mustafa refuse de se soigner.
« Je n’en avais rien à faire. Je suis sorti. Je suis allé dans des festivals et j’ai fait mon travail », raconte-t-il dans sa maison familiale, située sur la rive orientale du Tigre.
« Certains ne sont pas négatifs à propos de moi, mais de la ville. Ils détestent cet endroit »
– Mustafa Nader, photographe
Il a finalement commencé un traitement de chimiothérapie, qui a entraîné des vomissements, des étourdissements et une perte de cheveux.
« Je sentais que mon corps me disait qu’il allait mourir. Mon corps ne peut pas tout faire. Je voulais juste dormir, dormir, dormir », a-t-il ajouté.
Mais Mustafa s’est montré plus fort que la maladie et a refusé de laisser ce qu’il appelle l’« énergie négative » prendre le dessus. Même s’il continue d’effectuer des bilans réguliers pour s’assurer que son cancer n’est pas revenu, il élargit son état d’esprit « positif » au-delà de la survie à son cancer, pour le transposer à son pays.
Inspirer les autres
Sa capacité à rassembler les forces est remarquable. Le jeune homme de 22 ans est déjà parvenu à inspirer une génération d’Irakiens, fatigués par les années de maladie, de guerre et de terrorisme.
Pendant sa convalescence, il a commencé à poster des photos de lui-même sur les médias sociaux qui ont rapidement pris de l’ampleur en Irak puis en Arabie saoudite sous le hashtag « Muharab_Suratan » (« combattant du cancer »). Il compte maintenant plus de 120 000 abonnés sur Facebook et près de 29 000 sur Instagram, son réseau social préféré.
« Je ne sais pas pourquoi nous mourons tous les jours »
– Mustafa Nader, photographe
« J’ai reçu beaucoup de commentaires et de mentions "J’aime" », indique-t-il. Les commentaires sont généralement positifs : « Tu as illuminé ma journée », « Tu me donnes le sourire » on encore « Tu es mon modèle ».
Ravagé par des années de dictature, d’invasion, de conflit sectaire et de terrorisme, l’Irak a eu peu de raisons ou de moyens de penser au-delà de ses problèmes immédiats.
Bien qu’il ait conscience qu’il reste encore beaucoup de problèmes à surmonter, Mustafa Nader considère sa voix comme un contrepoids face au flux de mauvaises nouvelles.
« Nous avons [déjà] beaucoup de nouvelles négatives, a-t-il déclaré. Je me concentre uniquement sur le positif dans mon pays. »
« Pas seulement la guerre et la mort »
Il montre un court métrage qu’il a réalisé après un attentat à la bombe meurtrier perpétré en mai dernier contre une glacerie dans le quartier central de Karrada, à Bagdad, revendiqué par l’État islamique. Le film a été réalisé pour le Peace News Network, un petit réseau d’information dirigé depuis la Nouvelle-Zélande et Washington, D.C. dans le but de rapporter à un public mondial des histoires plus positives en provenance de pays tels que l’Irak.
« Je sentais que mon corps me disait qu’il allait mourir »
– Mustafa Nader, photographe
Baghdad After the Bombing montre que les gens sont retournés à la glacerie al-Faqma quelques jours seulement après l’attentat, qui a fait au moins 21 morts.
« Mon film parle de Bagdad. Tout est à disposition dans mon pays. Nous n’avons pas seulement la guerre et la mort. Nous avons tout », affirme-t-il.
Mustafa n’est pas le seul à chercher à montrer l’histoire, les traditions et la culture de l’Irak.
Abdullah al-Kaim, un entrepreneur irakien de 25 ans vivant à Amman, en Jordanie, a effectué des recherches approfondies sur l’histoire et les icônes de son pays. Selon lui, la Bagdad des années 1960 et 1970 était comparable à la ville de Dubaï aujourd’hui, de par sa réputation de ville moderne et tournée vers le développement.
« L’Irak n’est pas seulement le berceau des civilisations – c’était aussi un pays très développé au siècle dernier »
– Abdullah al-Kaim, entrepreneur
« L’Irak n’est pas seulement le berceau des civilisations – c’était aussi un pays très développé au siècle dernier », a-t-il expliqué.
« Mais avec toutes les guerres, les réfugiés et l’immigration, et bien sûr l’État islamique, le pays a une mauvaise réputation et une mauvaise image, non seulement à l’étranger, mais aussi dans certaines régions du Moyen-Orient. »
Au nom de l’Irak
Avec une équipe de bénévoles, il a développé « Lil-Iraq » – « Pour l’Irak » –, une plateforme en ligne qui présente des Irakiens du passé et du présent qui ont réussi.
L’idée est d’accroître la quantité d’informations de qualité et précises sur l’Irak disponibles en ligne en anglais et en arabe.
« La plupart des contenus actuels se focalisent sur les problèmes, les guerres et les Irakiens en tant que réfugiés et immigrés, et non sur un pays et sur un peuple avec une histoire et des civilisations riches, qui ont produit et produisent des personnes incroyables partout dans le monde », a expliqué l’équipe de « Lil-Iraq » en décrivant le projet dans un message adressé à MEE.
Parmi les personnalités présentées figurent Ahmed Matar, l’un des plus grands poètes irakiens vivant de nos jours, le musicien et professeur Mustafa Sabe’ ou encore Zaha Hadid, architecte de renom aujourd’hui décédée.
La plateforme est animée par l’espoir de mettre à mal progressivement les perceptions négatives de l’Irak tout en améliorant la vision qu’ont les jeunes Irakiens de leur propre pays.
« En tant qu’Irakien qui connaît l’histoire de l’Irak et qui rencontre tout le temps des Irakiens brillants et talentueux, je veux montrer la partie positive de l’Irak et des Irakiens », poursuit Abdullah.
La prochaine étape du projet sera interactive et permettra d’établir un contact avec des Irakiens contemporains couronnés de succès via la plateforme en ligne.
« Cela permettra non seulement de mettre en évidence les Irakiens talentueux et brillants, mais aussi de recenser de manière participative l’expertise de ces personnes et de les contacter directement », a-t-il expliqué.
Tout comme il a surmonté son cancer, Mustafa Nader est convaincu que son pays est capable de surmonter le conflit qui le ronge. Lorsqu’on lui demande ce qu’il souhaite pour l’avenir, sa réponse est immédiate.
« Je veux la paix. Je ne veux tout simplement pas la guerre. Je ne sais pas pourquoi nous mourons tous les jours. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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