À la recherche de Charlie : un an après les attentats, le bel élan se fissure
Si le temps est à la commémoration avec en point d’orgue un concert place de la République, les attentats du 13 novembre ont comme atténué les souvenirs et émoussé les émotions dans une société rendue groggy par ces dernières tueries. Des voix commencent à s'élever pour remettre en question ce bel élan d'unité né après le 7 janvier 2015. Que ces voix remettent en cause la légende de Charlie Hebdo, née dans le carnage des kalachnikovs, ou l’unanimisme supposé autour de la marche sous le slogan « Je suis Charlie », elles ont pour vertu de nuancer de façon salutaire le débat.
Détournement de fond(s)
Parmi ces voix, on retrouve celle du journaliste et documentariste Denis Robert, qui vient de signer Mohicans, une enquête approfondie sur le journal Charlie Hebdo. Ce livre, remarquablement documenté, révèle une nouvelle facette du Charlie de Philippe Val, le directeur de la publication qui avait pris l’initiative de la publication des caricatures du Prophète Mohammed en 2006.
Mohicans est né d’une colère, comme l’auteur l’explique à Middle East Eye. En effet, dans la mémoire française, Charlie Hebdo était définitivement associé à ses fondateurs historiques, François Cavanna et Georget Bernier, également appelé le Professeur Choron. Ces deux journalistes, un peu saltimbanques, très anarchistes, avaient dynamité le journalisme façon petit doigt sur la couture des années 60, 70.
« Sans eux, pas de mai 68 », selon Denis Robert. Pourtant, selon son enquête, ces deux journalistes ont clairement été dépossédés de leur journal et de leurs droits. Mohicans est en effet l’histoire de la prise d’un journal et de son capital symbolique pour en faire un instrument de pouvoir et d’argent au service de quelques-uns, dont Philippe Val.
« Au lendemain des attentats, j’ai vu ces usurpateurs truster les écrans de télévision. Ils ont raconté une légende de Charlie Hebdo à leur seule gloire, ont fait une OPA sur la douleur collective et ont gommé du tableau Choron et Cavanna », explique Denis Robert à MEE.
Le livre décrit en premier lieu comment Philippe Val et son avocat Richard Malka ont manœuvré pour se rendre maîtres du journal. Grâce à des montages juridiques peu clairs et à l’évidente crédulité de Cavanna – Choron s’étant montré plus récalcitrant –, Philippe Val s’est retrouvé actionnaire de Charlie Hebdo, à hauteur de 40 %, aux côtés du dessinateur Cabu (40 %) et de l’économiste Bernard Marris (13,3 %). Cavanna se verra octroyer, miette symbolique, 0,44 % des parts, ce qui l’obligera à travailler jusqu’à la fin de sa vie en pigeant notamment dans son propre journal.
Pendant ce temps, selon les calculs précis de Denis Robert, Charlie Hebdo a rapporté à ses actionnaires près de 500 000 euros en 2005 et près d’un million en 2007. Philippe Val, Cabu et Bernard Maris ont ainsi empoché 2 564 170 euros de dividendes sur trois années, avant la revente du titre. Val et Cabu ont encaissé 1 025 668 euros chacun. Les 512 834 euros restants ont été répartis entre Bernard Maris et le quatrième actionnaire, Éric Portheault.
L'enquête de Denis Robert apporte également de nouveaux éléments sur l’affaire des caricatures. Selon son enquête, en 2006, Charlie Hebdo est mal en point : les loyaux lecteurs le boudent en raison de son virage idéologique pris sous l’impulsion de Philippe Val. D’un journal libertaire, antimilitariste et plutôt pro-palestinien, il en fera à coup d’éditos plombant un journal libéral, pro-guerre (soutenant les interventions au Kosovo, en Irak) et pro-israélien. La chute des ventes qui en découle et la colère qui monte au sein de la rédaction expliquent, entre autres, la publication des caricatures du Prophète Mohammed, qui permettra d’offrir au journal, à peu de frais mais avec grand bénéfice, un statut d’héraut de la liberté d’expression et de la laïcité.
Pour Denis Robert, cette concordance des temps est troublante. « Je pense qu’il a joué avec ces caricatures une sorte de va-tout, de coup de poker. Il a très bien senti que ce genre de polémique allait être utile. »
« C’est aussi un formidable coup commercial que ces caricatures », continue Denis Robert, « même si je pense qu’il fallait les publier. Il a rameuté le banc et arrière-banc des politiques pour un procès où la partie adverse, les organisations musulmanes, était faible et dont l’argumentation était spécieuse. »
Charlie Hebdo dépassera, grâce à ces publications, les 500 000 exemplaires vendus. Le Monde révélera par la suite, à la grande surprise des journalistes de Charlie, que les dividendes touchés par les quatre actionnaires après ce numéro ont été de 968 510 euros de bénéfices nets. Philippe Val et Cabu empocheront 330 000 euros chacun et Bernard Maris 110 000 euros.
Esprit de Charlie, es-tu la(s) ?
« L’histoire de Charlie dit beaucoup du paysage médiatique et intellectuel français », analyse Denis Robert. « Cela dit d’abord sa médiocrité, ses connivences. Philippe Val a été une imposture. Il a triché sur les faits, a détourné l’esprit de Charlie Hebdo.»
De plus, après les attentats, les querelles d’argent des membres survivants de Charlie ont jeté un voile sombre sur cette commémoration. Après le 7 janvier, les dons affluant de partout (4,3 millions d’euros) et les ventes record ont permis au journal de recueillir 30 millions d’euros.
Moribond, au bord de la faillite en 2014, le journal a engrangé au total un bénéfice net de 20 millions d’euros en 2015. Dès mars, onze salariés de Charlie Hebdo avaient réclamé ouvertement à la direction un statut d'« actionnaires salariés à parts égales », le journal étant détenu alors à 40 % par les parents de Charb, ayants droit de leur fils tué dans l'attaque, 40 % par le dessinateur Riss, nouveau directeur de la publication, et 20 % par Eric Portheault, directeur général.
Dans une tribune publiée par Le Monde, ces salariés avaient également dénoncé la mise à l'écart de salariés dans la réorganisation du journal et les projets à venir. Loin de la légende dorée faite de prétendues luttes pour la liberté d’expression, on ne peut que constater, à la lecture de Mohicans, comment les journalistes s’opposant à la ligne éditoriale de Philippe Val ont été en effet peu à peu poussés vers la sortie. Depuis, les choses ne se sont pas arrangées, à en croire Denis Robert.
« J’ai des amis parmi l’équipe de Charlie et ils me disent être désespérés. Ils sont atterrés de voir que la personne chargée de la communication du journal, Anne Hommel, est aussi celle qui gère la communication du président gabonais Ali Bongo, de DSK ou encore de Canal +. Tout ce que honnissait le Charlie originel. Et puis, on leur a interdit de parler, tout est contrôlé, c’est une vraie dictature qui s’est installée dans cette rédaction », indique-t-il à MEE.
Désormais détenu à 70 % pour Riss à 20-30 % pour Éric Portheault, sans l’ouverture du capital promise, le journal a vu ses ventes s’effriter, passant de 220 000 abonnés après les attentats à 183 000 (contre 10 000 avant les attentats).
Denis Robert explique que Philippe Val et Richard Malka ont essayé d’empêcher la sortie de Mohicans. « Les médias mainstream l’ont boycotté aussi. Mais si j’ai écrit des mensonges, il faut alors m’attaquer : or ils ne l’ont pas fait car cette enquête repose sur des faits inattaquables », précise l’auteur de Mohicans à MEE.
La question de la néo-laïcité
Olivier Cyran, qui avait également quitté le journal, se souvient de sa dérive idéologique : « Avec Phillipe Val, le journal a évolué vers un courant de pensée qui a légitimé l’islamophobie. Charlie a servi d’agent propagateur d’idées néfastes. Il a décomplexé la gauche sur ses idées en déplaçant le curseur du discours islamophobe de l’extrême-droite vers la droite, puis vers la gauche, voire l’extrême-gauche. On peut y voir une évolution de l’ordre du néo-conservatisme », explique le journaliste lors d’un débat public auquel MEE a assisté.
Le sociologue Marwan Mohammed, chargé de recherches au CNRS et auteur de Islamophobie : comment les élites françaises fabriquent le problème musulman, explique à MEE qu’au moment où on voulait croire que toute la France était Charlie, seules les banlieues ont été jugées récalcitrantes à ce mot d’ordre national.
« Dans les médias, on a occulté le fait que les critiques contre Charlie avaient pu émerger dans d’autres parties de la population française. Il fallait être pour ou contre, il fallait être du bon côté. L’ennemi désigné par certains a été alors la minorité musulmane. »
Olivier Cyran, ancien journaliste à Charlie Hebdo, explique que le journal avait fait de ce qu’il appelait « le combat pour la laïcité » son cheval de bataille, ne parlant plus que d’islam et non de justice sociale comme à ses débuts. Le journal n’avait pas hésité à soutenir le licenciement, au nom de la laïcité, d’une assistante maternelle de la crèche Baby-Loup sous le prétexte qu’elle était voilée. Pourtant cette crèche était régie par le droit privé et les employés, non fonctionnaires, n’étaient donc pas soumis à l’obligation de neutralité religieuse définie par la loi de 1905. La crèche fut à l’époque défendue par Richard Malka… également avocat de Charlie.
Pour Marwan Mohammed, il y a eu clairement en France un glissement insidieux de la notion de laïcité : « On oppose, en France, islam et laïcité, ce qui est très révélateur du contexte du débat qui pose l’islam comme un problème. Il faut bien comprendre qu’on n’est plus du tout dans le registre de la loi de séparation de 1905, qui imposait la neutralité à ses agents. On est désormais dans ce que certains juristes ont appelé la néo-laïcité, laquelle est devenue une espèce d’instrument disciplinaire pour normaliser les comportements. »
« Cette néo-laïcité et son impératif de neutralité s’étendent au-delà de la sphère publique vers le champ privé, et au-delà des fonctionnaires vers les citoyens. Ceux qui défendent aujourd’hui le plus vivement la laïcité défendent en fait cette néo-laïcité, qui n’est plus seulement un principe de séparation mais aussi un instrument de discipline et de contrôle », analyse le sociologue pour MEE.
Charlie Hebdo a participé de cette dérive. Mais l’histoire du journal n’est plus à un paradoxe près. Ainsi, la commémoration du 7 janvier devait donner lieu à un concert du Chœur de l’armée française. Comme un ultime pied-de-nez à la mémoire des féroces antimilitaristes que furent Cavanna et le professeur Choron…
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