À la rencontre du gourou libanais du vinyle
En 2010, Ernesto Chahoud ne rêvait que d’une chose : un vieux vinyle éthiopien. Mais il n’avait ni l’argent, ni les contacts pour se rendre à Addis-Abeba. Au lieu de cela, il a fait une compilation à partir d’anciennes musiques arabes. Cela lui a pris des années pour dénicher des disques tombés dans l’oubli sur les marchés aux puces et dans les greniers poussiéreux de Beyrouth et du Caire. Mais personne ne voulait les écouter.
« J’ai contacté tous les labels qui me venaient à l’esprit pour sortir ma compilation », explique Ernesto. « Puis, je suis passé à autre chose. » Cinq ans plus tard, son disque de musique funk arabe aux accents de musique orientale-disco a été élu en 2015 Meilleure playlist de musiques moyen-orientales par le journal The Guardian. Le juge avait un commentaire : « Bon sang, cette compilation est excellente ! »
La collection
Il n’y a qu’un seul bar communiste à Beyrouth. Il appartient au père d’Ernesto. Pour s’y rendre, les clients doivent se frayer un chemin en pleine nuit dans la rue Hamra, toujours très animée, jusqu’au quartier de Caracas. Ils le trouveront au rez-de-chaussée d’un bâtiment en béton austère.
À l’intérieur, les lumières sont rouges. Il y flotte une odeur de cumin, aux notes de citron et d’alcool. Partout sur les murs sont fièrement fixés les vestiges d’un passé depuis peu révolu.
C’est comme un album de famille. Des photographies d’activistes libanais anonymes, de dirigeants locaux et de grands noms soviétiques recouvrent méticuleusement chaque centimètre de peinture. Et au milieu de toute cette collection de portraits, il se détache un visage emblématique : Ernesto Che Guevara.
Chaque lundi, Ernesto Chahoud passe derrière le comptoir. Mais malgré son goût prononcé pour les cigarillos, sa barbe de plusieurs jours et son épaisse chevelure noire indisciplinée rappelant franchement l’icône révolutionnaire argentine, il n’est en aucun cas communiste. Tout en servant un whisky à un ami de son père, Ernesto discute non pas de Karl Marx, mais du philosophe américain John Rawls et de son doctorat en intelligence artificielle.
Il parle aussi de musique, de sa prochaine compilation, de ses amis DJ et de sa collection de disques. « Je n’ai jamais exercé un autre métier, j’ai toujours pensé que si tu ne fais pas quelque chose qui te passionne, tu es un esclave », dit-il en fumant son cigarillo. « Mais je suis devenu l’esclave de ma passion. »
Lorsqu’Ernesto Chahoud, alias DJ Spindle, s’est lancé dans l’achat de disques au début des années 90, il ne cherchait pas de la musique arabe. Ce qu’il aimait, c’était le rhythm 'n' blues et le classic rock. « Les gens disaient que je n’étais pas normal parce que j’aimais Bob Dylan alors que tout le monde était passionné de heavy metal. » Sa quête de musique est devenue une obsession solitaire.
Il se souvient s’être levé à 4 heures du matin pour arriver le premier au marché aux puces local. À cette époque, les LP (albums enregistrés sur des disques vinyles 33 tours) se vendaient moins d’un dollar mais, le plus souvent, Ernesto ne savait même pas ce qu’il achetait. Parfois, la découverte se révélait décevante.
« Une fois, j’ai acheté un disque de Fleetwood Mac. J’ai tellement aimé leur musique que j’y suis retourné et j’ai acheté tous les disques de Fleetwood Mac qui étaient disponibles. J’ai lancé ma platine tourne-disques, je les ai écoutés, j’étais excité comme une puce et là : "P***** ! Mais quelle m**** !" », s’exclame-t-il en se tapant la tête, comme s’il revivait ce moment. En réalité, ce que Ernesto avait apprécié, ce n’était pas Fleetwood Mac mais Peter Green, qui avait quitté le groupe en 1970. Ce sont des erreurs comme celles-ci qui lui ont permis d’acquérir une connaissance approfondie et un goût prononcé de la musique.
Aujourd’hui, il possède plus de 10 000 disques ; c’est l’une des collections les plus impressionnantes de sa région. Il n’avait plus de place chez lui alors il a racheté la cordonnerie de son grand-père où il vend maintenant des disques qu’il possède en plusieurs exemplaires, ainsi que quelques autres trouvailles.
Dans les caisses s’entassent des disques de musique funk, northern soul et, depuis peu, éthiopienne. « Écoute ça, écoute ça. Ce disque, il est mortel ! », se réjouit-il en sortant un disque de Muluken Melesse. « Tu aimes, hein ? Tu aimes ? »
En 2009, Ernesto a été le cofondateur du Beirut Groove Collective visant à faire la promotion de la musique noire par l’organisation de grandes soirées à Beyrouth, et les murs de sa boutique sont couverts de posters de leurs soirées. Quand on lui demande comment il en est venu à s’intéresser à la musique arabe, il éclate de rire. « Je ne m’y suis jamais intéressé ! Je déteste cette p***** de musique ! »
Qu’on le veuille ou non, le fait est que ce qui n’était à la base qu’une simple passion s’est révélée être une véritable mine d’or grâce au retour spectaculaire des disques vinyles et des samples de musique arabe vintage. En passant en revue ses LP, Ernesto mentionne avec nonchalance que certains d’entre eux valent jusqu’à 1 000 dollars.
« Pour écouter de la musique, le meilleur format est incontestablement le disque. Un CD finit par être endommagé au bout de 5 ans d’utilisation et la musique qui y est enregistrée n’est au final plus complète. Les cassettes seraient très bien mais il y a toujours un sifflement dont il est impossible de se débarrasser. La plupart des collectionneurs de musiques concentrent toute leur attention sur les disques du fait de la qualité et de la richesse du son. Peu de personnes collectionnent des cassettes et des CD. »
La musique arabe sous les feux de la rampe
Depuis quelques années, la musique arabe est de plus en plus considérée par les amateurs de soirée, les DJ et les producteurs occidentaux comme le nouveau son à la mode. Jannis Sturtz est le co-fondateur de Jakarta Records, le label allemand qui a sorti la compilation de musiques orientales d’Ernesto Chahoud.
Il y a deux ans, il a créé Habibi Funk, un second label dédié à la musique arabe qui repose sur la compilation et la réédition d’anciens disques. « J’aime avoir l’impression d’écouter une musique pour la première fois », indique-t-il. Les disques de musique arabe produits pendant les années 60 et 70 se démarquent des autres par l’association unique de mélodies orientales et de sonorités occidentales.
Peu à peu, des artistes tels qu’Omar Khorshid, Elias Rahbani ou Ahmed Fakroun sont redécouverts, à la fois par les amateurs de musique occidentaux et locaux. « La majorité de ces artistes n’étaient pas connus alors, dans les pays de langue arabe, la population est également curieuse d’en savoir plus », signale Jannis Sturtz, qui se rend régulièrement au Moyen-Orient pour dénicher de nouveaux disques, mais aussi rencontrer des artistes et des DJ.
Si les samples de musique arabe sont devenus si populaires, c’est aussi parce que le Moyen-Orient est très présent dans les médias. « Il y a cette image très stéréotypée de la culture arabe, mais cette musique des années 60 et 70 est en totale contradiction avec cette image. Je pense que c’est ce qui explique en partie son succès », précise Sturtz, dont les compilations ont été écoutées en ligne par des centaines de milliers d’internautes.
Commerce et spéculation
Il y a une autre raison qui explique l’attrait soudain des professionnels pour la musique arabe : la législation sur les droits d’auteur. En Europe et aux États-Unis, les samples et les rééditions relèvent de lois et de règles spécifiques ; en substance, des droits doivent être payés à l’artiste.
Toutefois, au Moyen-Orient, les choses ne sont pas aussi cadrées. De nombreux musiciens sont soit à la retraite soit décédés, un grand nombre de maisons de disques ont mis la clé sous la porte et l’absence générale de structure juridique offre la possibilité aux hommes d’affaires peu scrupuleux de ne tout simplement pas payer ces droits.
Par ailleurs, les autorités locales ne comprennent bien souvent pas ce qui peut attirer les Occidentaux vers ce type de musique. Pour Samir Tabet, avocat au sein de la SACEM, l’institution nationale libanaise en charge des droits d’auteur en matière de musique, tout ceci confine à la plaisanterie. « Attendez. De quoi parlez-vous ? Je ne vois pas pourquoi les gens voudraient acheter des trucs aussi vieux. Pour quoi faire ? »
Lorsqu’on l’informe de la création de samples de disques de musique arabe, il hausse les épaules : « Ce n’est pas la SACEM qui gère ça. »
Avec un tel regain d’intérêt pour la musique arabe, le prix des disques a grimpé en flèche et, c’était inévitable, les vendeurs ont commencé à spéculer. Daniel der Sahakian était autrefois à la tête du label arabo-arménien Voice of Stars. Il possède aujourd’hui une petite boutique tout près de celle d’Ernesto où les étagères poussiéreuses semblent s’affaisser sous le poids des cassettes. La plupart du temps, il n’y a pas d’électricité. Daniel se déplace à la lumière d’une lampe de poche.
On y trouve des CD, des cassettes, des DVD contrefaits et quelques disques. « Je ne vendrai pas les vinyles pour moins de 15 dollars. Leur valeur réelle est bien plus élevée ! », annonce-t-il avec fermeté. En réalité, certains de ses disques valent moins que cela. Des légendes incroyables contribuent également à rendre ce commerce attractif. Selon la rumeur, des personnes ont acheté des disques un dollar et les ont revendus des milliers de dollars sur Discogs, le marché en ligne des LP et des 45 tours.
« Dénicher un disque, c’est comme partir en guerre de nos jours. Au marché aux puces, si je choisis un disque, le vendeur va me demander au moins 25 dollars car il pense que je vais en retirer des centaines si je le revends », signale Ernesto. Pour Jannis Sturtz, il s’agit là un malentendu. « Avec toutes les compilations que je sors, je ne me facilite pas la tâche en recherchant ce type de musique », commente-t-il, « mais en réalité, il n’y a que peu de disques qui valent plus d’une centaine de dollars. La majorité d’entre eux ne se vendent pas plus de dix dollars. »
À la recherche du prochain son à la mode
Même si Ernesto gagne de l’argent en vendant des disques à un nombre toujours plus important d’étrangers, il se montre mal à l’aise et ouvertement critique à l’égard de la plupart d’entre eux.
« Il y avait ce mec branché, il y a quelques mois. Il n’arrêtait pas de m’appeler et de m’envoyer des messages depuis l’Europe en me demandant une liste de mes disques. Il est finalement passé à la boutique et je lui ai fait écouter un morceau de musique libanaise très rare, mais il a dit qu’il n’était pas intéressé. Une semaine plus tard, il me rappelle en me demandant un disque en particulier. Je lui ai dit : "C’est celui que je vous ai fait écouter la dernière fois ! Vous ne l’avez pas aimé mais maintenant, vous vous êtes rendu compte qu’il a beaucoup de valeur !" Qu’il aille se faire f*****. Je ne lui ai rien vendu. » Tout en rangeant ses disques préférés avec un grand sourire aux lèvres, Ernesto ajoute avec amertume : « Ces gars-là, ils n’écoutent pas vraiment la musique. »
Alors que certains se laissent uniquement séduire par la médiatisation qui entoure cette renaissance musicale, les connaisseurs sont sceptiques quant à sa durabilité. « Ce marché est une impasse », prévient Ernesto. « Il n’y a que vingt, allez disons cinquante, cent tout au plus, disques de musique arabe qui se révèlent intéressants pour organiser des soirées. »
Néanmoins, il y a encore des choses à redécouvrir. Alors qu’il chinait pour sa première compilation, Ernesto est tombé sur des disques surprenants de musique libanaise northern soul, de surf music et de musique garage des années 60. À cette époque, Beyrouth était en plein essor culturel et les groupes libanais, tels que les Sea-ders, sortaient des disques particulièrement atypiques.
Pour la majorité des collectionneurs occidentaux, s’intéresser à cette musique serait contre-intuitif car elle ne présente pas la moindre sonorité arabe ; à vrai dire, on est plus proche de la musique des Beatles. Mais Ernesto aime aller à contre-courant, et bien qu’il reconnaisse que « ce projet ne verra jamais le jour », il a tout de même acheté les disques et réfléchi à une nouvelle playlist.
Traduit de l’anglais (original).
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