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Les footballeurs du Yémen : victorieux contre toute attente

L'équipe du Yémen n’a pas joué à domicile ces trois dernières années et a dû fuir à bord d'un bateau pour rejoindre le Qatar et participer aux éliminatoires de la Coupe du monde
Les joueurs de l'équipe de football du Yémen dans le golfe d'Aden : partis du Yémen sur un bateau de réfugiés, ils ont rejoint la nation africaine de Djibouti, le 2 juin 2015 (MEE/Mohamed Al-Khamisi)

DOHA – Par une chaude journée de juin, Miroslav Soukup entre dans une salle de conférence de l'hôtel Sheraton de Doha ; il met son téléphone en mode silencieux et se retourne pour faire face à la douzaine d'hommes en survêtement rouge assis devant lui.

« Je vous ferai grâce des détails ; je veux seulement vous dire que nous avons fait de notre mieux. Certes, nous avons perdu le match, mais chaque joueur a tout donné de la première à la dernière minute. J'en suis convaincu. »

Miroslav Soukup, entraîneur de football expérimenté venant de République tchèque, est désormais le manager de l'équipe nationale de football du Yémen. Ce pays vient de perdre 1-0 face à la Corée du Nord lors d'un match de qualification à la Coupe du monde, dans l'un des stades flambant neufs de la capitale du Qatar.

« Ce n'est pas facile pour nous. Je vous l'ai répété maintes fois : nous devons être positifs, tâcher de regarder vers l'avenir. Vous avez surmonté d'énormes obstacles. Inshallah, on peut le faire. »

« Inshallah », ont murmuré les joueurs.

En mai, l'équipe de football du Yémen a attiré l'attention du monde entier quand des photographies publiées sur Facebook ont ​​montré ses joueurs assis sur le pont étroit d'un bateau, aux côtés de dizaines de réfugiés traversant le golfe d'Aden, un dangereux bras de mer entre le Yémen et la Corne de l'Afrique.

En mars, l'Arabie saoudite a lancé une campagne de bombardements contre les Houthis, provoquant une guerre civile et l'arrêt de tout trafic aérien, tant national qu'international. À l'approche des éliminatoires de la Coupe du monde, Miroslav Soukup et son équipe se sont trouvés face à un choix difficile : manquer le match et risquer la disqualification ou tenter la traversée de 18 heures pour rejoindre Djibouti, d'où ils pourraient s'envoler vers le Qatar.

Les joueurs de l'équipe nationale de football du Yémen, assis sur le pont d'un bateau transporteur de bétail, avant son départ du port yéménite de Moka, à destination de la nation africaine de Djibouti, le 4 juin 2015 (MEE/Mohamed Al-Khamisi)

Sur l'une des photographies du bateau, Ala el-Sasi, milieu de terrain de 23 ans, est assis sur le pont, vêtu d'un bermuda, et lève les deux pouces en signe de victoire, pendant que le navire s’éloigne des falaises d'Aden.

« À l'époque, tout cela n'avait rien d'héroïque pour nous », a déclaré Ala. « L'aéroport de Sanaa avait été bombardé, la frontière saoudienne était fermée... Mais pas question pour nous de manquer le match », s'est exclamé Ala el-Sasi. « En tant que footballeurs, nous en avons vu bien d'autres. »

Sur le terrain, des balles…

L'équipe de football du Yémen a rarement fait les manchettes des journaux. Lors de son premier match en tant que club aux Jeux panarabes de 1965 au Caire, elle a perdu 9-0 contre le Soudan. Un an plus tard, en 1966, quand le Yémen s'est qualifié pour les Jeux des Nouvelles Forces Émergentes (GANEFO) – alternative aux Jeux olympiques mise en place par l'Indonésie – elle a perdu 5-3 contre la Palestine, 8-0 contre le Cambodge, 9-0 contre le Vietnam du Nord et 6-0 contre la Chine.

Depuis, le pays n'a pas consacré beaucoup de ressources au sport. Au Yémen, pas de terrains en gazon. Des pannes d'électricité et des tempêtes de sable viennent souvent interrompre l'entraînement. L’association yéménite de football, considérée comme corrompue, a été suspendue par la FIFA en 2005 en raison de « grave ingérence des autorités politiques dans les affaires internes de l'association ».

Puis, après des années d'humiliation à se faire éliminer de la Coupe du Golfe des nations – tournoi régional organisé par les voisins riches en pétrole du Yémen –, l'équipe a reçu le sobriquet d'« Abu Nukta », une sorte de banane criblée de points noirs qui ressemblent à des zéros.

Lorsqu'en 2011 des manifestations de masse ont éclaté contre le président Ali Abdallah Saleh, les jeux ont été annulés et l'équipe yéménite a été contrainte de se rendre dans les Émirats arabes unis pour jouer leurs matches à domicile. L'entraîneur en chef a démissionné et le Yémen a touché le fond en atteignant son plus bas score au classement de la FIFA : 186e. L'année suivante, l'association de football du Yémen a demandé à Miroslav Soukup de devenir le manager de l’équipe.

Soukup, homme imposant au teint pâle, la cinquantaine, a passé une dizaine d'années à s'occuper de clubs à Prague, ainsi qu’un an en tant que coach des moins de 20 ans en Égypte. En arrivant au Yémen, il a tout chamboulé. Sa première décision fut de demander à de nouveaux joueurs à l'essai de rejoindre l'équipe. Par le passé, les cheikhs et les puissants lobbies politiques s'arrangeaient avec l'association pour y faire entrer les joueurs de leur région. Miroslav Soukup a également instauré un régime d'entraînements quotidiens, organisé des matches amicaux et engagé un kiné suédois.

Miroslav Soukup, entraîneur en chef de l'équipe nationale de football yéménite, s'adresse aux joueurs dans une salle de conférence de l'hôtel Sheraton de Doha, le 14 juin 2015 (Tom Finn/MEE)

« Nous avons reconstruit l'équipe de fond en combles, comme une pyramide », explique Miroslav Soukup. « On a fait en sorte que les joueurs soient en meilleure forme, qu'ils se parlent davantage sur le terrain. On a fait évoluer les choses et on a commencé à marquer. »

Après avoir gagné 21 places au classement de la FIFA, en septembre 2014 l'équipe se préparait à se rendre en Indonésie pour un match amical lorsque les Houthis ont pris Sanaa. Des milliers de miliciens fidèles au groupe chiite du nord ont déferlé dans la capitale.

Grâce au soutien militaire et financier de Saleh, les Houthis ont pillé les bases militaires, bombardé la station de radiodiffusion d'État, et se sont rendus maîtres de l'aéroport et des ministères du pays. Malgré tout, et en dépit des affrontements entre Houthis et troupes gouvernementales qui faisaient rage dans tout Sanaa, l'équipe a continué ses entraînements, en traversant la ville à bord d'un bus qui, souvent, était arrêté aux points de contrôle et contraint par les combattants Houthis de faire demi-tour.

Hossam al-Sanabani, homme d'affaires travaillant en étroite collaboration avec l'équipe yéménite, se rappelle avoir dû ramasser balles et débris avant le début des entraînements, pour laisser le terrain propre.

« Chaque jour, je remplissais de balles la boîte dans laquelle les joueurs gardaient leurs blasons et trophées », raconte-t-il. « Ensuite, les balles étaient jetées à la poubelle. »

« De l'aéroport au palais »

En novembre, après avoir renversé le gouvernement, les Houthis ont consolidé leur emprise sur le pays, et l'équipe a pris un vol à destination de Riyad pour participer à la Coupe 2015 du Golfe des nations. Lors de cette compétition, l'équipe yéménite a surpris tout le monde. Classée bonne dernière, elle a tenu la dragée haute (0 à 0) au Bahreïn et au Qatar, favoris du tournoi, avant de perdre contre l'Arabie saoudite, lors d'un match serré au cours duquel les fans yéménites se sont illustrés en chantant plus fort que la foule des supporters du pays d'accueil, pourtant bien plus nombreux.


Grande première dans l'histoire du Yémen : ils avaient marqué plus d'un point lors de cette compétition.

« Nous avons fait sensation pendant ce tournoi », se souvient Rafat al-Akhali, ministre yéménite de la Jeunesse et des Sports, qui a démissionné après le coup d'État des Houthis.

« Les Yéménites qui pensaient que leur pays était fini ont tout à coup fièrement relevé la tête. Ils avaient résisté contre des équipes du niveau de celle du Qatar, soutenues par des millions de dollars. Ce fut un déchaînement de liesse populaire ; pendant les célébrations monstres, les gens dansaient dans les rues, et pendant une semaine, tout le monde a tout simplement oublié la guerre », raconte-t-il.

À leur retour d'Arabie saoudite, l'équipe a été accueillie à l'aéroport de Sanaa par une délégation de responsables du parti au pouvoir en costumes trois pièces, se tenant devant des centaines de supporters agitant drapeaux et banderoles.

Après avoir vécu des années de vaches maigres, payés au lance-pierre et ignorés de tous, ces professionnels du foot étaient devenus des stars. Les journalistes se bousculaient pour obtenir des interviews, les ministres posaient avec l'équipe en prenant des selfies et les cheikhs tribaux offraient des terrains aux joueurs. Pour ne pas être en reste et démontrer son soutien, le Premier ministre, Khaled Bahah, s'est affiché sur Facebook, drapé des couleurs du Yémen, un ballon de football entre les mains.

« On se les arrachait », a déclaré Rafat. « Certains étaient fiers de leur performance et ne pensaient qu'à s'en réjouir, mais il y avait d’autres motivations, évidemment. »

Ali Abdallah Saleh, le seul dictateur déchu pendant les soulèvements arabes qui soit toujours en liberté, a réagi le plus vite : il a fait la promesse – tenue un peu plus tard – de verser une récompense d'un million de rials yéménites (4500 dollars) à chaque joueur, et les a tous invités à venir déjeuner à sa résidence dans la capitale. Quelques jours plus tard, Abd Rabo Mansour Hadi, qui d'après Rafat al-Akhali avait antérieurement décliné l'offre de rencontrer l'équipe, a annoncé sa propre récompense : deux millions de rials (9000 dollars) à chaque joueur, et une invitation au palais présidentiel. Toujours d'après al-Akhali, Hadi n'a jamais tenu promesse.

Ce qu'il reste d'un stade après le passage d'un raid aérien contre la capitale du gouvernorat d'Ibb à l'ouest du Yémen, le 24 juin 2015 (AFP)

À feu et à sang

Lorsqu'en début d'année les Houthis ont entamé leur progression vers le sud, avec pour objectif de prendre la ville portuaire méridionale d'Aden, l'Arabie saoudite a déclenché ses campagnes de bombardements, frappant les aéroports et les bases militaires prises par les Houthis, ainsi que des infrastructures essentielles (dont une usine laitière, un lycée, les bâtiments d'un ministère et un camp pour personnes déplacées), provoquant la mort de centaines de civils.

En mai, une semaine après la fuite de l'équipe en bateau vers le Qatar, on a appris que le siège de l'association de football et l'un des stades de la ville d’Ibb – l'un des rares stades du pays – avaient été détruits par des frappes aériennes saoudiennes.

Des clichés du stade – où, selon un responsable saoudien, les Houthis avaient stocké des armes – ont montré la fumée s'élevant des sièges multicolores, désormais noircis et calcinés. Suite à ces attaques, a déploré Miroslav Soukup, la plupart des joueurs de l’équipe ne peuvent s'empêcher, malgré leur joie de faire leur entrée dans un stade, de penser que des bombes sont peut-être en train de détruire leur maison.

« La guerre détruit tout. Les stades, la ligue nationale... tout. Comment se concentrer sur le football quand son pays est sous les bombes ? J'essaie de les convaincre : “quand vous êtes sur le terrain, faites de votre mieux pour oublier la guerre et soyez tout à votre plaisir de jouer“. »

Un seul joueur a refusé de quitter sa famille ; les autres, originaires de toutes les provinces du Yémen, ont accepté de se rendre au Qatar pour les éliminatoires de la Coupe du monde. Après avoir perdu contre la Corée du Nord, le Yémen a été battu 2-0 par les Philippines.

Pour Mohamed Bokhsan, milieu de terrain âgé de 21 ans et fils d'un producteur de coton de la province d'Abyan, la victoire ultime des footballeurs était ailleurs que sur le terrain.

« Même si nous avons perdu, nous avons fait de notre mieux », a-t-il dit. « Et, en pleine guerre, nous avons réussi à rassembler tout le monde. »

Les joueurs de l'équipe nationale du Yémen au repos, après l'entraînement dans un stade à la périphérie de Doha, la capitale qatarie, 15 juin 2015 (Tom Finn/MEE)

Traduction de l'anglais (original) par Dominique Macabies.

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