Les peshmergas avancent vers Mossoul avec l’intention d’établir un grand Kurdistan
KHAZER, Ninive, Irak - Le soleil se lève dans les premières blancheurs de l’aube tandis que la lune n’a pas encore totalement disparu. Un convoi de véhicules blindés et de pick-up blancs s’étend à perte de vue jusqu’aux collines à l’horizon, noyées dans un nuage de poussière et de brume matinale.
Du haut de ces collines, des silhouettes anonymes observent la scène, cachées derrière des sacs de sable, alors qu’elles se préparent à lancer des roquettes sur les lignes ennemies.
Les drapeaux rouges, blancs et verts de la région du Kurdistan irakien flottent paisiblement au vent à l’arrière des véhicules de combat en marche. Puis, le ronflement rythmé de leur moteur est bientôt noyé sous la détonation saccadée des tirs de mitrailleuses, le bruit sourd des obus et le vrombissement des avions à réaction de la coalition qui envahit le ciel.
L’offensive peshmerga menée depuis Khazer est entrée dans une seconde phase dont l’objectif est de récupérer les territoires à l’est de Mossoul - capitale de facto du groupe État islamique (EI) en Irak, qui constitue également la plus grande ville sous leur contrôle.
Cette opération, espèrent les forces kurdes, devrait constituer une première étape en vue d’assiéger la ville en collaboration avec l’armée irakienne et la coalition menée par les États-Unis.
Les autorités kurdes disent avoir pris onze villages à l’EI en pénétrant plus profondément à l’intérieur du territoire détenu par le groupe islamiste jusqu’au chef-lieu de Qaraqosh dans la province de Ninive, un bastion chrétien où vivaient 75 000 personnes avant la guerre.
« Le succès de l’opération nous permettra de resserrer notre emprise sur Mossoul, bastion de l’EI », a déclaré dans un communiqué Masrour Barzani, dirigeant du Conseil de sécurité de la région du Kurdistan.
Mardi dernier – au troisième jour de l’offensive – les affrontements se poursuivaient. Plusieurs peshmergas ont été blessés par des engins explosifs improvisés, alors que les combattants de l’EI lançaient une série d’attentats suicides et d’attaques à la voiture piégée.
Même si les Kurdes affirment haut et fort leur volonté de combattre l’ennemi planétaire pour le bien de l’humanité, ils n’hésitent cependant pas à afficher leur autre aspiration : reconquérir du terrain pour créer un grand Kurdistan.
En reprenant une partie du territoire à l’EI, les peshmergas rétablissent un contrôle sur des « territoires disputés », une zone qui est revendiquée à la fois par la région autonome du Kurdistan irakien et par le gouvernement central de Bagdad.
Le général Hama Rashid Rostam a indiqué à Middle East Eye qu’il était légitime que le territoire reconquis par ses hommes reste Kurde.
« Nous combattons l’EI, mais nous nourrissons également des ambitions pour le Kurdistan : la reconnaissance des Kurdes en tant que nation et que peuple, comme c’est le cas ailleurs dans le monde », ajouta-t-il alors qu’il venait à peine de reconquérir le village de Qarqash.
« Nous sommes ambitieux. Mais nous sommes décidés à atteindre l’objectif que nous nous sommes fixé, car nous sommes dans notre droit. »
Ces territoires disputés, situés dans les plaines de Ninive, qui sont le théâtre de l’offensive peshmerga, n’abritent pas uniquement des Kurdes, mais également d’autres minorités, notamment des Turkmènes, des chrétiens assyriens et chaldéens, des Yazidis, des Kakais et des Shabaks. Ils ont été « arabisés » par les gouvernements irakiens successifs. Cette politique entraîna l’expulsion de centaines de milliers d’habitants de leur foyer en vue d’installer des ethnies arabes.
La population kurde dit avoir été victime de persécutions systématiques, notamment de massacres à grande échelle perpétrés sous le régime de Saddam Hussein.
Arif Tayfur, commandant du secteur de Khazer et haut fonctionnaire du PDK – le parti politique du président kurde Massoud Barzani – a révélé à Middle East Eye que les Kurdes avaient la ferme intention de conserver ce qui a toujours été à eux.
« Nous revendiquons les territoires que nous sommes en train de reconquérir comme partie intégrante de la région du Kurdistan. Mais les autorités (à Bagdad) décrètent qu’elles appartiennent à l’Irak. Toujours est-il que nous n’avons aucune intention d’abandonner ces territoires », précise-t-il.
« Nous avons sacrifié notre sang pour notre terre », ajoute-t-il, faisant référence aux quatorze combattants peshmergas qui ont été tués dans l’offensive jusqu’à présent. « Ces territoires appartiennent tous au Kurdistan, mais ils sont occupés par des Arabes. Nous ne restituerons pas ces terres. »
Ces propos sont durs, mais ils sont conformes à la loi irakienne.
L’article 140 de la constitution du pays concerne les « territoires disputés », et décrit les étapes à suivre en vue de résoudre le bras de fer qui se joue dans cette région. Il prévoit d’entreprendre des négociations entre Bagdad et les dirigeants kurdes et de convoquer des référendums « pour déterminer la volonté des citoyens ».
Par le biais de négociations, les autorités kurdes vont certainement essayer de maintenir leur emprise sur les territoires qu’ils ont récupérés, ou les utiliser comme pouvoir de négociation avec Bagdad pour obtenir des zones plus intéressantes, comme la région de Kirkouk, riche en pétrole, selon Renad Mansour, membre du Centre Carnegie sur le Moyen-Orient.
« Concernant la province de Ninive, ils pourront ainsi proposer "Nous sommes d’accord pour la restituer, mais qu’obtenons-nous en retour ?" C’est pourquoi ils considèrent également cette opportunité comme monnaie d’échange », explique Renad Mansour.
« Mais bien entendu, il y a des régions, villes et villages qu’ils n’abandonneront pas ou qu’il leur sera très difficile de céder. C’est le cas de certaines parties du Ninive et de Kirkouk. »
« Ils veulent convoquer un référendum pour faire valoir que leur présence dans la région n’est pas une occupation, mais qu’elle est bel et bien l’expression de la volonté d’un peuple », souligne-t-il, ajoutant qu’après des décennies de campagnes d’arabisation par les précédents gouvernements irakiens, « les gens craignent de toute évidence une kurdification de la région ».
« Ils ne semblent pas mener de politique active en faveur de la Kurdification, comme le prétendent certains, mais l’on peut craindre qu’ils aient recours à des moyens implicites visant à privilégier les Kurdes par rapport à d’autres populations », fait-il observer.
Depuis la chute de Saddam Hussein, les forces kurdes se sont appuyées sur « l’intimidation, les menaces et les arrestations et détentions arbitraires » pour assurer le soutien aux communautés minoritaires et établir leur priorité sur la question des territoires disputés, selon un rapport publié en novembre 2009 par Human Rights Watch.
« Les victimes de la campagne d’arabisation menée par Saddam Hussein devraient avoir la possibilité de revenir et de reconstruire l’histoire de leur communauté », souligne le rapport.
« Mais la question liée à la réparation des erreurs du passé doit être dissociée du combat qu’ils mènent actuellement pour contrôler la zone des territoires disputés. Ce passé ne justifie pas non plus que la région soit exclusivement sous l’emprise d’un seul groupe ethnique. »
Le commandant Arif Tayfur partage également cette vision. Les minorités locales devraient être en droit de choisir leur camp : « Si elles décident d’être rattachées à Bagdad, nous nous retirerons immédiatement. »
Dans le village de Qarqasha, on pouvait encore entendre des coups de feu et des explosions d’obus de mortier en fin de journée.
Se reposant près d’habitations prises d’assaut, des combattants peshmergas fumaient des cigarettes et faisaient la sieste, à l’abri des francs-tireurs ennemis.
Derrière eux, des dizaines de pelleteuses jaunes et oranges s’attelaient déjà à creuser de nouvelles tranchées qui définissaient, pure coïncidence, les nouvelles frontières de leur vaste région.
« Nous avons le droit de nous battre pour un grand Kurdistan », estime le général Hama Rashid Rostam.
Traduit de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.
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