Les projets douteux de la Jordanie pour ses « invités » palestiniens
AMMAN – La salle de réunion était pleine. Les discours accueillant une délégation de députés britanniques étaient obséquieux et frisaient le tapage. D’autres contributions de l’auditoire ont dû être modérées.
Le même message d’accueil avait déjà été délivré à plusieurs reprises aux visiteurs étrangers du camp du Prince el-Hassan, un camp de réfugiés palestiniens vitrine à Amman.
Un responsable du gouvernement a égrené les statistiques du fardeau de la Jordanie. Il y a 2,4 millions de Palestiniens dans le pays, 18 % d’entre eux vivent dans 13 camps et 95 % d’entre eux ont la citoyenneté et un passeport jordaniens. Tout cela coûte au royaume – et c’est là que le fonctionnaire en vient là où il voulait en venir – environ 904 millions d’euros par an.
Un orateur palestinien a remercié le responsable : « En tant que Palestiniens, nous vivons en Jordanie comme une seule famille. Nous n’avons pas le sentiment d’être des réfugiés, parce que nous avons le plein soutien de nos frères et sœurs à l’est du Jourdain.
« Mais nous ne voulons pas rester ici. Nous voulons retourner dans nos villages et villes de Palestine. Les gens dans la rue, le gouvernement, Sa Majesté le roi, soutiennent tous le droit au retour. Ils refusent toutes les solutions conduisant à ce que les Palestiniens restent en Jordanie », a-t-il ajouté.
Un garçon a été amené au micro : « Je m’appelle Mohammed Khamis et je vis dans un camp de réfugiés à Amman. Mon oncle est de Palestine. Mon grand-père est de Palestine. Nous y retournerons. Nous y retournerons. Vive la Palestine. »
Tel était le message officiel, prononcé dans une salle arborant les portraits omniprésents de trois générations de souverains hachémites : le roi Hussein, le roi Abdallah et le prince héritier Hussein.
La réalité de la relation du royaume avec ses « invités » permanents est néanmoins plus complexe et regorge de tensions. Elle recèle également d’autres signaux, moins accueillants.
Juste après le départ des députés, une manifestation est apparue devant le parlement. Ce sont des événements rares compte tenu que la Jordanie vit sous l’œil vigilant et actif de ses services de sécurité. J’ai demandé à Mahmoud Aqrabawi, directeur général des affaires palestiniennes au sein du gouvernement, quel était le motif de cette manifestation.
Il semblait réticent à répondre : « C’est juste un débat sur une proposition. Aucune décision n’a été prise », a-t-il marmonné.
Il s’avère que c’est plus que cela. Il y a quatre ans, le gouvernement a publié un décret stipulant que les travailleurs étrangers – dont la Jordanie abonde – devraient payer un permis de travail chaque année.
Les Palestiniens n’y ont pas prêté attention. Le gouvernement adopte souvent des lois qu’il n’applique pas. Toutefois, cela a changé lorsqu’il a annoncé le mois dernier que la loi s’appliquerait rétroactivement aux réfugiés palestiniens de Gaza, un groupe qui n’a pas la citoyenneté jordanienne. Non seulement ils devraient désormais demander ce permis, selon les autorités, mais ils devraient en plus payer pour les quatre dernières années.
Du jour au lendemain, 160 000 Palestiniens, dont la majorité séjourne en Jordanie depuis la guerre de 1967, n’étaient donc plus considérés par le gouvernement jordanien comme réfugiés, même s’ils sont enregistrés auprès de l’Office de secours et de travaux des Nations unies (UNWRA).
Environ 70 % des habitants de Gaza en Jordanie y sont nés, mais ils seraient désormais considérés comme des travailleurs étrangers.
En théorie, ils pourraient être expulsés, comme les Égyptiens, les Yéménites et les Libyens. Mais où ? Le décret a immédiatement suscité un scandale.
Ce n’est pas comme si les habitants de Gaza disposaient de droits à ne plus savoir qu’en faire. Contrairement aux Palestiniens de Cisjordanie, la Jordanie considère Gaza d’avant 1967 comme territoire égyptien. En Jordanie, les habitants de Gaza ne peuvent pas obtenir de numéro d’identification national et de passeport. Ils ne peuvent travailler dans le secteur public. Des secteurs entiers du privé leur sont également inaccessibles : la finance, la banque, le tourisme. Pour tous les autres emplois, une autorisation spéciale doit être obtenue auprès des services de sécurité.
Même une qualification très convoitée comme un certificat dans les domaines de l’éducation, de la pharmacie ou un diplôme d’ingénieur ne peut vous assurer un emploi.
Les Gazaouis ne peuvent pas adhérer à un syndicat ni ouvrir un cabinet de médecine générale.
Cela signifie que s’ils parviennent à obtenir un travail, ce sera un emploi manuel, non qualifié et mal rémunéré, dans l’agriculture (une grande partie de la Jordanie est un désert) ou la construction.
Dure réalité dans le camp de Jerash
Les réfugiés palestiniens de Jordanie les moins appréciés se retrouvent dans un camp dans les montagnes de Jerash, à plus de 60 kilomètres au nord de la capitale.
On peut apercevoir la détresse de Jerash depuis les collines qui le surplombe. Entre 35 000 et 40 000 personnes vivent dans un peu plus d’un kilomètre carré sous des toits de tôle ou des bâches en plastique maintenus en place par des briques. Quand il neige, des travailleurs humanitaires vont de maison en maison avec des étais en métal pour soutenir les structures contre l’effondrement. Mais Jerash n’est pas pour les faibles, quel que soit le climat.
Fatima al-Khateeb recueille l’eau des trous de son toit pour éviter d’utiliser la couteuse eau du robinet. Elle gagne deux dinars (environ 2,6 euros) tous les trois jours grâce à la vente de pain sur le marché.
« Je n’ai pas de revenus. Mon mari est handicapé. Si je veux que mon fils ou ma fille travaille, ils disent que nous sommes Palestiniens, pas Jordaniens », a-t-elle expliqué.
Je lui ai demandé si elle a reçu de l’argent du gouvernement. Sa réponse est reprise partout dans le camp : « Le gouvernement me soutire de l’argent et me demande de payer davantage. »
Son fils Yousef venait de quitter l’hôpital après une opération du poumon. Pour les citoyens jordaniens, l’opération aurait été gratuite. Pour Yousef, elle a coûté 750 dinars (960 euros), qu’il a dû emprunter à des amis.
« J’ai dû passer une radiographie. Un citoyen jordanien paie 25 centimes », a déclaré Fatima.
« J’ai dû payer 44 dinars [56 euros]. Quand mon fils était malade, je savais que je ne pouvais pas le faire soigner à l’hôpital. J’ai prié pour lui et cela a fonctionné. Les gens ne sont d’aucune aide. On a que l’aide de Dieu. »
Khaled Abu Abdullah, le responsable de l’organisme Human Appeal International dans le camp, nous a emmenés dans une autre maison où une famille de sept personnes vit dans une seule chambre, la literie entassée le long des murs.
Il a interrogé la femme à l’intérieur sur ce qu’ils avaient eu à manger ce matin-là. Il m’a confié : « Cette famille entière vit dans une seule pièce. Père, mère, fils. Elle n’a aucun revenu et aucun soutien. »
Je lui ai demandé ce qu’elle faisait pour le déjeuner et elle a dit qu’elle n’avait rien. Je lui ai demandé ce qu’elle avait mangé au petit déjeuner. Elle a insisté sur le fait qu’ils avaient eu un bon petit-déjeuner, mais a refusé de dire ce qu’elle avait mangé.
Certains habitants du camp peuvent sembler plus riches, mais les difficultés sont omniprésentes. Dans la maison d’Abdulhakeem Abdullah, un enseignant à la retraite de l’école de l’UNRWA dans le camp, il y a des livres, mais il a expliqué qu’il n’avait pas d’argent pour payer la facture d’électricité. Son chauffage provient d’une bouteille de gaz qui alimente également le poêle et lui permet de faire la cuisine.
« L’éducation est plus importante que la nourriture », a déclaré Abdulhakem. Toutefois, la bataille de la famille pour que leurs enfants bénéficie d’une éducation est gargantuesque.
« Nous n’achetons pas de nourriture. Nous dépensons ce que nous avons pour que notre fille Nayila aille au collège tous les jours. Elle doit payer 6 dinars [7,7 euros] pour prendre le bus de Jerash à Amman. »
Mohammed, son fils, a étudié l’administration des affaires à l’Université d’Irbid, à environ 20 kilomètres au nord du camp, ces sept dernières années. Chaque fois que la famille n’a plus d’argent, il doit interrompre ses études. Lorsque sa famille a parlé à MEE, il devait trouver près de 1 000 dinars (1 280 euros) pour reprendre ses études.
Son frère Ayman a dû arrêter ses cours d’ingénieur il y a deux ans et venait de recevoir une lettre de l’université. S’il ne payait pas les frais, il perdrait sa place.
Douze personnes partagent la maison d’Adulhakeem. Quatre ont des licences mais tous sont démunis. La famille devait 245 dinars (313 euros) de factures d’électricité impayées.
Les réussites scolaires du camp de Jerash sont nombreuses. Chaque année, le roi annonce un « cadeau » de 200 places à l’université pour les Palestiniens – qu’ils aient ou non un numéro national.
Les étudiants de Jerash se voient régulièrement attribuer des places, même si la concurrence est féroce. Cependant, ce cadeau n’est pas financier et ils doivent encore trouver l’argent pour payer les cours.
Cisjordanie vs Gaza
Faraj Shalhoub, rédacteur en chef adjoint du journal d’opposition Assabeel, est Gazaoui.
« Tous les Palestiniens en Jordanie sont ciblés et tous sont faibles, mais certains sont plus faibles que d’autres », a-t-il déclaré.
« Le gouvernement a dans le passé retiré la citoyenneté à des Palestiniens. Donc, la plupart des Palestiniens ont peur de faire pression ou de faire preuve de solidarité avec les réfugiés de Gaza. Il existe des discriminations contre les Palestiniens en Jordanie, leur présence dans les institutions de l’État est très faible. »
Le statut des Palestiniens en Jordanie est une balle politique que se renvoient les centres de pouvoir concurrents au sein du gouvernement jordanien, a rapporté Shalhoub.
« Il y a deux centres de pouvoir au sein du régime, les pro- et anti-Palestiniens. Ces deux groupes rendent la vie plus difficile aux habitants de Gaza, certains parce qu’ils font de la discrimination contre l’ensemble des Palestiniens et d’autres parce qu’ils veulent rendre la vie plus facile aux Palestiniens qui ne sont pas de Gaza. »
La relation entre les Palestiniens et les Jordaniens est un exercice d’équilibriste difficile.
Un Palestinien, s’exprimant sous couvert d’anonymat, a déclaré : « Le vrai problème, c’est que les Palestiniens ne s’engagent pas dans la vie politique, parce qu’ils ont leur passeport et leur travail et ils ne veulent pas d’un conflit avec les Jordaniens. »
Il a expliqué que le pacte tacite ressemblait à ça : « Vous nous donnez le droit au travail, vous pouvez avoir vos forces de sécurité, votre armée et faire ce que vous voulez. Si vous interférez avec notre vie, les choses changeront. Parfois, le gouvernement utilise le même argument contre nous : si vous voulez changer la loi électorale, réfléchissez à la sécurité du pays dans lequel vous vivez. »
Pour l’instant, le gouvernement a retiré la demande de rétroactivité, mais insiste sur le fait que les Gazaouis doivent demander un permis de travail à partir de maintenant. Par la suite, le projet pourrait être relancé et l’étape suivante consistera à introduire des cartes de résidence pour les habitants de Gaza.
Un habitant de Jerash a déclaré : « Je suis venu de Bersheva [actuellement Israël] en 1948. Ils ont pris ma terre et je me suis rendu à Gaza. J’ai dû quitter Gaza pour la Jordanie en 1967. Je suis ici depuis 39 ans, et aujourd’hui ils me disent que je suis originaire de Gaza. Je ne suis pas Jordanien, mais je suis très, très fatigué. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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