Libye : Wassim, Mohamed et Tariq, martyrs pour leur pays
BENGHAZI / MISRATA, Libye - Sa mère lui avait fait promettre de rentrer pour 20 h, ce 28 août 2016. Parole tenue, Wissam est rentré à l’heure. Mais sans vie. À 24 ans, il n’a pas survécu à sa troisième guerre.
En l’apprenant, sa mère, de nationalité hongroise, est sortie dans le jardin de sa villa de Misrata. Les voisins l’ont entendu pleurer et crier la mort du seul fils de ses six enfants. Un comportement qui dénote dans une Libye où l’on enfouit sa peine.
Mohamed Ismaël, le père, est membre de la brigade al-Marsa comme l’était Wissam. Le combattant garde la tête haute et confie à Middle East Eye : « Le plus important, c’est d’en finir avec Daech. C’est la priorité absolue même si j’ai perdu mon fils unique. »
Diplômé en économie, Wissam était devenu sniper par la force des choses. Depuis mai, il luttait à Syrte contre le groupe État islamique (EI) qui avait pris le contrôle de la ville en juin 2015.
L’opération a finalement pris fin ce 5 décembre avec la victoire des forces libyennes. Positionné dans des bâtiments, Wissam Ismaël observait l’ennemi grâce à des trous dans les murs, et le visait. C’est un sniper du camp adverse qui a mis fin à sa vie. Le jeune homme est décédé sur le coup.
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Dans sa maison cossue de Misrata, Mohamed Ismaël raconte à MEE la vie de son fils, avec, parfois, une larme qui s’échappe.
Wissam, le combattant, avait pris pour la première fois les armes en 2011. Objectif : renverser Mouammar Kadhafi. En 2014, il était reparti au front, cette fois dans la guerre civile de Tripoli.
Avec sa brigade misratie, il faisait partie de la coalition Fajr Libya (Aube libyenne) qui chassa de Tripoli les forces de Zentan, fief révolutionnaire de l’ouest libyen, soutenant l’opération « Karama » (Dignité) du général Haftar.
Deux ans plus tard, Misrata, cette fois alliée au Gouvernement d’union nationale (GNA) reconnu par la communauté internationale, doit se charger de nettoyer Syrte, sa ville voisine, des terroristes. Là encore, Wissam Ismaël prend les armes.
Mais il était aussi un jeune homme, qui rêvait d’une vie normale. « Il construisait sa maison, explique son père. Il espérait se marier dans deux ans. Il aimait aussi aller nager dans la mer et jouer au football. » Le jeune homme travaillait, avec son père, dans une entreprise de transport. Une vie, des projets coupés en plein élan.
Mohamed Glidan, lui, a eu le temps de mener à bien quelques projets. Père de cinq enfants – dont le plus jeune a 11 ans –, il était directeur de l’école de l’armée de l’air de Misrata. Patriote jusqu’au bout des ongles, Mohamed était considéré comme un sage dans son quartier et dans sa ville. Militaire de formation, il parlait trois langues.
Mais depuis le début de l’offensive contre l’EI à Syrte, il occupait la fonction de chef du groupe de transformation des armes. Une activité devenue nécessaire dans une Libye où les armes de guerres sont nombreuses mais pas forcément adaptées aux combats de rue, ou trop abîmées.
C’est un de ses trois fils, Adel, qui raconte son histoire à MEE. « Mon père était spécialisé dans les missiles. On lui avait demandé de modifier des Pechora [missiles sol-air soviétiques dont la production a débuté dans les années 60], afin qu’on puisse les lancer depuis un véhicule sur une distance plus courte. C’est ce qu’il a fait. Ça a fonctionné, ils ont fait des tests à Tawarga [ville vidée de ses habitants depuis la révolution de 2011 située entre Misrata et Syrte]. »
Mais le 6 juillet 2016, alors que Mohamed doit veiller au déplacement des missiles de Misrata à Syrte, le drame survient. « Il y a eu un problème avec les fils, une sorte de court-circuit », croit savoir le jeune homme de 22 ans. Quoi qu’il en soit, l’objet s’enflamme et brûle Mohamed Gliwan et deux de ses collègues.
« Dès le lendemain de l’enterrement, nous sommes retournés au front »
« Mon père a été le plus gravement touché. Il a été brûlé à 80% », détaille Adel Glidan. Le militaire de formation sera d’abord emmené à l’hôpital de Misrata, puis à Tripoli avant d’être évacué vers la Tunisie. Les équipements médicaux, tout comme le personnel, faisant défaut dans les hôpitaux libyens surchargés, les combattants sont régulièrement envoyés à l’étranger.
« Les docteurs tunisiens ont dit qu’il avait attrapé un microbe dans son sang lorsqu’il était à Tripoli », explique Adel qui a accompagné son père jusqu’au bout.
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Après trois opérations, Mohamed décède à Tunis le 17 juillet 2016. Ses fils adultes ont continué le combat. « Notre mère nous a demandé d’arrêter la guerre, reconnaît Adel. Mais nous ne pouvons pas. Dès le lendemain de l’enterrement, nous sommes retournés au front. »
Si le jeune homme avoue qu’il a « pété un câble » lorsqu’il a appris l’accident de son père, il se dit « consolé par le fait qu’il est mort en martyr, qu’il a sacrifié sa vie pour sa terre, pour sa ville contre des terroristes. »
Pas à une contradiction près, Adel, lui, rêve de quitter ce pays pour lequel son père est mort : « Je voudrais aller aux États-Unis. J’ai 22 ans. Je n’ai jamais connu la paix dans ma vie d’adulte. »
C’est de l’autre côté de la Libye, à Benghazi, que Tariq Saïthi officiait.
Un corps athlétique, des dreadlocks – très rares en Libye –, un charisme impressionnant et surtout un doigté inégalable pour désamorcer les explosifs l’avaient rendu très populaire dans sa ville d’origine. D’autant plus que le militaire de formation répondait à tous les appels à l’aide, qu’ils viennent de civils comme de combattants.
Il est mort le 9 juillet dernier en faisant son travail : neutraliser un piège laissé par les groupes extrémistes qui s’opposent aux troupes de l’opération « Karama » lancée par Khalifa Haftar en mai 2014.
MEE avait rencontré ce trentenaire en avril 2015. À l’époque, il comptait déjà quelques blessures à son actif : « J’ai 22 pièces de métal dans mon corps. »
Avec soin, Tariq Saïthi avait étalé sur une table basse tout un tas d’accessoires : pince à linge, pièce de monnaie, chausse-pied, antenne, stylo... Autant d’objets inoffensifs que l’EI, Ansar al-Charia et leurs alliés utilisent comme détonateurs.
Tariq Saïthi prenait chacun d’eux, les reliait à une ampoule qui, en s’allumant, illustrait l’explosion qui aurait pu avoir lieu si le dispositif était rattaché à des explosifs. Des étincelles brillaient dans ses yeux.
Si Tariq Saïthi n’aimait pas les conséquences sanglantes que provoquaient ces objets, il en aimait l’aspect technique, mais également cette « traque » qui consistait à découvrir et anticiper les nouvelles inventions de ses adversaires.
« L’important, c’est de mourir pour quelque chose »
À chaque appel après la découverte d’un engin, Tariq Saïthi se rendait sur place, avec sa propre voiture. Son matériel ? Un simple couteau. Ni protection, ni détecteur. Seule son expérience comptait. Il avait commencé en tant que démineur sous le régime de Mouammar Kadhafi. Il avait reçu une formation en Italie, puis aux États-Unis. Il en avait surtout retenu que ses collègues occidentaux profitaient de moyens et de matériels sophistiqués qu’il n’aurait jamais la chance d’utiliser.
Comme de nombreux combattants libyens, l’homme pouvait paraître parfois insouciant. Ainsi, il aimait filmer ses actions et publier les vidéos sur les réseaux sociaux. Cela lui avait valu un blâme du gouvernement libyen : dans une vidéo, il fumait en désamorçant une mine.
Mais plus grave encore, Tariq Saïthi reconnaissait : « J’ai compris que l’EI regardait mes vidéos et améliorait ses engins en fonction. Pendant un moment, c’était toujours le même fil qu’il fallait couper. Un jour, ils ont commencé à faire l’inverse. » Car pédagogue, l’homme expliquait dans ses vidéos comment neutraliser les explosifs.
Tariq Saïthi le savait : ses jours étaient comptés. « Mais ce n’est pas si grave, disait-il. L’important, c’est de mourir pour quelque chose. Il y a des gens qui perdent la vie dans un accident de voiture. Moi, je mourrai en sauvant l’âme d’une personne ou en préservant sa maison. »
Sa maison à lui se trouvait dans la zone des combats, elle a été détruite dès 2014. Il laisse derrière lui une femme et deux petites filles.
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