« Nous sommes tous Panaméens » : au Panama, musulmans et juifs vivent en paix
PANAMA – Dans une ruelle du quartier Villa Lilla, une communauté solidaire de quinze musulmans s’est réunie pour les prières de midi. Le docteur Mohamed Ali accueille les fidèles à l’entrée de la mosquée, constituée d’une seule pièce.
« Comme l’iman est malade aujourd’hui, c’est moi qui le remplace », explique-t-il. « Vous êtes ici chez vous ».
Originaire d’Égypte, Ali est arrivé dans la Ville de Panama il y a quinze ans. Quand on lui demande s’il a souffert de discrimination au Panama, après avoir vécu pendant dix ans en divers lieux aux États-Unis, il éclate de rire.
« La société panaméenne est très sympathique et les gens sont très tolérants envers ceux qui sont différents », explique-t-il à Middle East Eye.
« La société panaméenne est très sympathique et les gens sont très tolérants envers ceux qui sont différents »
Les musulmans font depuis des générations partie de la mosaïque culturelle panaméenne et latino-américaine. D’après l’Institut culturel islamique de Colón, c’est sous le régime colonial espagnol et portugais que les disciples de l’islam issus de la péninsule ibérique ont commencé à arriver sur le continent.
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Nombre d’entre eux sont des descendants de migrants originaires du Moyen-Orient et d’Inde, venus participer à la construction du canal de Panama. Des milliers de musulmans se sentent chez eux à Panama et d’autres membres de la communauté musulmane habitent la ville côtière de Colón.
Au cours de ces 150 dernières années, la majorité des personnes originaires du Moyen-Orient a émigré en Amérique latine – et beaucoup viennent du Liban, de la Palestine et de la Syrie.
Quand on lui demande si les relations entre les branches chiite et sunnite de l’islam sont conflictuelles, Ali trouve la question aussi drôle que « bizarre ».
« Nous sommes des hommes d’affaires. Ce qui nous intéresse, c’est le commerce et les échanges, et la plupart d’entre nous croient aux vertus d’être unis. Nous trouverions malsain ce genre de discorde. Ces conflits confessionnels trahissent une grande ignorance ».
Coexistence pacifique
Malgré plusieurs décennies de conflit israélo-palestinien, les relations entre juifs et musulmans au Panama semblent être à abri des troubles politiques du Moyen-Orient.
Les chefs religieux des deux confessions tiennent à préserver cette paix : ils disent vivre en bonne intelligence en vue du bien commun. Imams et rabbins collaborent activement à la promotion du dialogue inter-religieux, dans le cadre du Comité inter-religieux du Panama (COIPA), initiative incluant d’autres religions, comme le christianisme et l’hindouisme.
24 000 musulmans environ vivent au Panama sur un total de 3,7 millions d’habitants) et entre 12 000 et 14 000 juifs habitent ici.
Le rabbin Gustavo Kraselnik, installé au Panama depuis 2002, s’accorde avec Ali pour dire que le partenariat entre musulmans et juifs se trouve renforcé par leurs liens commerciaux étroits, particulièrement dans la zone de libre-échange de Colón, qui exporte ses marchandises en Amérique latine et aux Caraïbes.
Installé dans son bureau, dans la synagogue la plus vieille du pays, fondée en 1876 par les colons juifs espagnols et portugais dans le quartier de Costa del Este, il demande :
« De nombreux professionnels juifs et musulmans ont fondé ensemble des entreprises. Comment pourrait-on détester son associé ? »
« De nombreux professionnels juifs et musulmans ont fondé ensemble des entreprises. Comment pourrait-on détester son associé ? »
Kraselnik est rabbin depuis 1996. Il a précédemment officié au Salvador, à la tête de la communauté juive de ce pays.
Le Panama se situe à un endroit stratégique entre Amérique du Nord et Amérique du Sud. Ce pays se trouve donc au cœur d’activités industrielles d’import-export, puisqu’entre 13 000 et 14 000 navires empruntent chaque année le canal de Panama.
Ali travaille dans le tourisme et se spécialise dans l’aide aux visiteurs musulmans au Panama. Il sait donc que nombre de ses clients internationaux sont des hommes d’affaires liés avec des partenaires dans la Zone de libre-échange de Colón – la deuxième zone de libre-échange la plus importante du monde en valeur, derrière Hong-Kong.
Pour Ali, cette recherche d’un terrain d’entente entre différentes communautés fait partie intégrante de la culture.
« Nous n’avons aucune raison de détester quiconque pour sa religion ou ses convictions », affirme Ali. « Nous sommes tous des êtres humains, citoyens du monde. Il serait donc absurde d’entrer en conflit ».
« Nous sommes tous des êtres humains, citoyens du monde. Il serait donc absurde d’entrer en conflit »
-Ali, professionnel du tourisme
Surtout, les fidèles de ces religions se sont mis d’accord pour s’efforcer, délibérément, de ne pas importer ici le conflit politique du Moyen-Orient, surtout celui entre Israël et la Palestine. Ce sujet controversé divise les communautés juives et musulmanes dans le monde entier, comme en France, où réside le plus grand nombre de juifs et de musulmans en Europe.
« Nous nous tenons à l’écart des conflits politiques à l’étranger, car ils risqueraient de troubler nos cordiales relations », explique Kraselnik. « Chacun a le droit de penser ce qu’il veut, mais on sait bien que ce n’est pas ici que l’on va résoudre les problèmes du Moyen-Orient. Inutile par conséquent d’en parler dans le contexte panaméen ».
Si Ali qualifie de « raciste et discriminatoire » la façon dont sont traités les Palestiniens par le gouvernement israélien, il affirme en même temps le droit du gouvernement panaméen à nouer des relations avec d’autres pays, dont Israël.
Dichotomie israélo-palestinienne
Politiquement, le Panama a forgé avec Israël des relations politiques plus étroites que la plupart de ses voisins.
C’est l’un des neuf pays à avoir voté en 2012 contre l’octroi à la Palestine du statut d’observateur non-membre de l’Organisation des Nations unies, se ralliant ainsi à l’initiative des États-Unis.
« La communauté musulmane fait confiance au système panaméen et même si nous ne sommes pas toujours d’accord [avec les politiques gouvernementales], nous les acceptons. Nous restons ouverts en la matière », confie Ali.
Le Panama a eu deux présidents juifs : Max Delvalle Levy-Maduro, qui a brièvement assuré les fonctions de chef de son pays en 1967, et son neveu, Éric Arturo Delvalle, en fonction entre 1985 et 1988.
« Le Panama a toujours entretenu d’excellentes relations avec Israël et la communauté juive », affirme le rabbin Kraselnik.
Dans une région où les relations avec Israël ont connu bien des hauts et des bas, le professeur Raanan Rein, expert de la communauté juive en Amérique latine, actuellement vice-président de l’université de Tel-Aviv, explique que la position du pays sur le conflit israélo-palestinien est directement liée aux rapports de ces deux pays avec les États-Unis.
« Dans l’ensemble, les relations d’Israël avec l’Amérique latine sont très bonnes, mais dépendent beaucoup de l’état des relations israélo-américaines », précise-t-il. « Quelques pays (Argentine ou Panama) suivent Washington et se conforment aux politiques américaines. Nous avons aussi eu des difficultés importantes avec des pays sous régime populiste – Venezuela, Équateur et Bolivie, entre autres ».
Le président bolivien Evo Morales a par exemple taxé Israël d’« État terroriste » en 2015, et interdit aux citoyens israéliens d’entrer en Bolivie sans visa. Après la guerre de 2009 à Gaza, Hugo Chavez a, en signe de protestation, interrompu les relations du Venezuela avec Israël.
Depuis plus d’un siècle, les États-Unis – ses militaires tout particulièrement – sont très présents au Panama. Entre 1903 et 1979, la zone du canal de Panama a été considérée comme territoire américain non incorporé. Le contrôle du canal a été rendu au Panama le 31 décembre 1999.
La communauté juive
« La communauté juive est très diverse et chacun de nous s’efforce de préserver ses traditions et sa culture – différentes selon nos origines respectives », confie le rabbin Kraselnik. « Nous sommes parfaitement intégrés et apportons une contribution particulière à la société panaméenne ».
La vague d’immigration la plus significative a commencé au XIXe siècle et s’est prolongée jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, époque où des centaines de milliers de juifs ont émigré d’Europe de l’Est en Amérique latine, rejoignant ainsi l’émigration de masse à partir de l’Europe vers les Amériques, où 40 millions de personnes ont émigré entre 1850 et 1913.
Plus tard au cours des années 1920, une autre vague de migration a commencé, où les juifs du Moyen-Orient, particulièrement issue de Syrie, et les juifs ashkénazes ont émigré d’Europe de l’Est au Panama, selon Kraselnik.
Le ministère israélien des Affaires de la diaspora a déclaré que des pays comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne et les États-Unis ont été en 2016 le théâtre d’agressions antisémites en forte croissance : 200 %, 62 % et 42 % respectivement.
« Il est indispensable que chacun apprenne à accepter l’autre, sans tenir compte de sa religion, surtout au Moyen-Orient »
Le rabbin Kraselnik n’a pas constaté la même tendance au Panama, à l’exception des réseaux sociaux, où les utilisateurs peuvent déblatérer leur rhétorique antisémite dans un relatif anonymat.
« Je ne crois pas qu’existe un réel antisémitisme au Panama. Si nous avons été effectivement témoins d’une immigration en provenance d’autres pays latino-américains, c’est pour cause d’instabilité économique et politique, pas d’antisémitisme ».
D’un point de vue latino-américain régional, il existe une présence juive en Amérique latine depuis la période coloniale espagnole, schéma que l’on retrouve dans la communauté musulmane.
Les communautés juives et musulmanes du Panama prétendent avoir donné un bon exemple de la façon dont les fidèles se réclamant de ces deux religions peuvent vivre dans une paix relative.
« Nous sommes tous Panaméens »
Le rabbin Kraselnik, dans sa synagogue de Kol Shearith Israël, observe que si l’identité juive joue un rôle éminent, la plupart des personnes s’identifient néanmoins comme d’abord panaméennes.
« Notre communauté est parfaitement intégrée. Par conséquent, nous tenons certes à notre identité juive, mais nous sentons avant tout membres à part entière de la société panaméenne ».
Selon John Tofik Karam, professeur associé à l’université d’Illinois, à la différence des sociétés américaines ou européennes – qui ont tendance à exclure ou ignorer l’autre – les divers groupes en Amérique latine s’intègrent au sein d’une plus large identité nationale et régionale.
« Les relations entre les juifs, les chrétiens et les musulmans en Amérique latine n’ont rien à voir – ou en tout cas très peu – avec les religions elles-mêmes mais ont tout à voir avec les idéologies nationales latino-américaines », prétend Karam.
Ali croit que le Panama constitue un exemple pour les pays du monde entier, ce qui, espère-t-il, apportera une paix durable.
« Il est indispensable que chacun apprenne à accepter l’autre, sans tenir compte de sa religion, surtout au Moyen-Orient. Nous avons besoin de ressembler plus fortement au Panama. En effet, ici, au final, nous sommes tous Panaméens. »
Traduction de l’anglais (original) par [email protected].
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