À qui profite le tourisme à Bethléem ?
BETHLÉEM, Territoires palestiniens occupés (Cisjordanie) – Ce sont des scènes quotidiennes. Des groupes d’une trentaine de personnes défilent sur la place de la Mangeoire à Bethléem avant de converger vers les lieux touristiques de la ville, en premier lieu la basilique de la Nativité. C’est à peine s’ils aperçoivent les dizaines de chauffeurs de taxi qui stationnent à quelques mètres de là.
« Comment peut-on trouver une population accueillante quand on ne va pas à sa rencontre ? Ces groupes de touristes visitent la Palestine sans même parfois parler à un seul Palestinien »
- Youssef, chauffeur de taxi
Youssef est l’un deux. Ce professeur d’anglais n’a eu d’autres choix, comme beaucoup de Palestiniens, que de prendre un deuxième emploi. « Travailler avec les touristes, c’est plaisant », clame-t-il. Mais son constat est sans appel : « Si l’on établit une comparaison avec Jérusalem, la proportion de touristes qui visite Bethléem est dérisoire. Et la majorité de ceux qui viennent participent à des circuits organisés. Nous n’avons donc pas affaire à eux ».
Chaque année, la ville de Bethléem accueillerait pourtant environ un million de visiteurs. Mais en l’absence de tours opérateurs palestiniens reconnus et visibles depuis l’étranger, la majorité des touristes participent à des excursions organisées qui ne leur laissent apercevoir de Bethléem que les principaux lieux saints chrétiens de la ville.
« C’est à peine s’ils savent où ils sont… », maugrée Youssef. Ce dernier pose alors la question à un touriste, issu d’un groupe de pèlerins. « Je pense que la réponse que vous attendez est Palestine », répond ce dernier, un peu hésitant. « Mais cela m’importe peu. C’est un lieu magnifique, avec des gens adorables et très accueillants, et le nom du pays n’influe pas sur ça. »
Tout le monde se quitte bons amis. Youssef, après le départ du touriste, reprend cependant : « Comment peut-on trouver une population accueillante quand on ne va pas à sa rencontre ? Ces groupes de touristes visitent la Palestine sans même parfois parler à un seul Palestinien. »
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Salah al-Ajarma, l’un des leaders du Fatah dans le camp de réfugiés de Aïda, au cœur de Bethléem, qualifie lui la situation d’immorale : « En général, les touristes voyageant en groupe restent plusieurs jours à Jérusalem. À cette occasion, ils font une excursion d’une journée à Bethléem. On peut dire qu’ils mangent à Jérusalem, qu’ils consomment à Jérusalem, et qu’ils viennent aux toilettes ici, en Palestine. Avant de repartir dormir à Jérusalem, bien entendu », ironise-t-il, désabusé.
Tours opérateurs contrôlés par Israël : « du tourisme irresponsable »
« Les touristes qui viennent jusqu’ici de manière indépendante doivent mentir dès leur arrivée à l’aéroport de Tel Aviv. Ils sont longuement questionnés, voire même refoulés », reprend Salah al-Ajarma.
« On peut dire qu’ils mangent à Jérusalem, qu’ils consomment à Jérusalem, et qu’ils viennent aux toilettes ici, en Palestine. Avant de repartir dormir à Jérusalem, bien entendu »
- Salah al-Ajarma, un leader du Fatah
Outre la notion de « toute puissance » que cela confère aux autorités israéliennes, cela a, selon ce membre du Fatah, une incidence directe sur le tourisme en Palestine : voyager en groupe, c’est également l’assurance « d’éviter de sérieux ennuis avec l’armée israélienne ».
S’il existe un grand nombre d’agences de voyages israéliennes, du côté palestinien, elles se font rares. Et pour cause : il faut à ces dernières traverser un labyrinthe bureaucratique, parsemé de diverses mesures restrictives très dissuasives, avant de se lancer dans le métier.
Face à la menace d’un essor du « tourisme politique » palestinien, l’enjeu n’est plus simplement économique pour l’État d’Israël. Il s’agit également de prendre le contrôle du récit historique.
Quelques-uns de ces tours opérateurs organisent ainsi des « visites d’Israël » dans lesquelles est incluse une excursion en « Judée et Samarie » – c’est-à-dire dans les territoires palestiniens occupés – sans qu’aucune référence à la Palestine ni au Palestiniens ne soit faite. Chacun garde en mémoire qu’en 2013, une brochure officielle du ministère israélien du tourisme présentait Bethléem comme une « destination israélienne ».
« Il y a des Palestiniens qui en profitent. Ceux qui sont dans les petits papiers des agences de voyage israéliennes, et qui voient défiler les groupes toute la journée dans leurs magasins. C’est une vraie mafia »
- Un commerçant de Bethléem
Pour autant, tous les Palestiniens ne semblent pas exclus du tourisme de masse. C’est du moins l’avis d’un jeune commerçant de Bethléem : « Les touristes américains sont nombreux, mais nous ne les voyons jamais. Ils ne passent jamais par ici, alors que nous sommes sur le principal axe commerçant de la ville. Par contre, il y a des Palestiniens qui en profitent. Ceux qui sont dans les petits papiers des agences de voyage israéliennes, et qui voient défiler les groupes toute la journée dans leurs magasins. C’est une vraie mafia ».
Selon un document officiel du Département des négociations de l’OLP (NAD), les commerçants palestiniens visités par ces groupes devraient s’acquitter d’une commission de 35 % aux tours opérateurs israéliens, pour le service-rendu.
Si la majorité des touristes ne reste pas plus d’une demi-journée à Bethléem, il y a pourtant des exceptions, comme le confirme le patron d’un hôtel de la ville : « Oui, il y a des groupes d’étrangers qui séjournent ici. Mais ils restent rarement plus d’une nuit dans l’hôtel. Il y a, a contrario, beaucoup de groupes de Palestiniens résidant en Israël qui viennent passer plusieurs jours ici pendant les vacances. Eux, sont de plus en plus nombreux ».
Dans les boutiques qui longent la place centrale de Bethléem, les ventes de keffiehs se font de plus en plus rares. Relation de cause à effet, peut-être, les keffiehs made in China ont envahi le marché, reléguant les étoffes fabriquées à Hébron en dessous des présentoirs. « Nos ventes tournent aujourd’hui principalement autour d’objets et de sculptures faites spécialement pour les pèlerins chrétiens. Même si les sacs et les produits floqués avec des œuvres de Banksy marchent toujours bien », commente une commerçante.
« Faites le mur ? »
Pendant des siècles, Bethléem et Jérusalem ont été des villes sœurs. Aujourd’hui, elles sont séparées par le mur israélien qui, ici plus qu’ailleurs, a complètement défiguré la ville, en plus de la séparer de sa consœur. Le centre-ville de Bethléem ressemble de plus en plus à une enclave, au beau milieu de colonies qui n’en finissent plus de s’étendre et d’étouffer la cité palestinienne.
« C’est assez étrange de voir des chasseurs de street art défiler ainsi devant le mur, et se prendre en photo. Cela le normalise, le banalise. C’est un objet de souffrance, pas de tourisme »
- Une Palestiniennes de Nazareth en visite à Bethléem
Au pied du check-point 300, qui sépare Jérusalem de Bethléem, une quinzaine de chauffeurs de taxis palestiniens sont à l’affut. Eux aussi espèrent la venue de touristes via ce poste de contrôle. S’il y a quelques années encore, les visites à l’Hérodion ou à Jéricho étaient le gagne-pain principal de ces chauffeurs, aujourd’hui, la donne a changé.
L’apparition en 2005 de plusieurs peintures murales signées par l’artiste de rue britannique a été un tournant, inaugurant une nouvelle forme de tourisme dont les chauffeurs de taxis entendent bien profiter.
« Banksy » arrive désormais largement en tête dans les propositions de ces derniers, avant même les deux sites du gouvernorat de Bethléem inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO (la basilique de la Nativité en 2002 et Battir en 2014).
L’hôtel « Walled off » (emmuré), inauguré par Banksy en 2017, s’inscrit directement dans cette dynamique. Le projet de l’artiste, qui visait initialement à dénoncer le mur de séparation, a suscité bien des interrogations et des polémiques dans les rangs palestiniens. Depuis, le flot des touristes venant faire des selfies devant l’hôtel et le mur ont fini de persuader beaucoup de locaux du caractère nocif de ce genre de tourisme.
Face à ce spectacle, deux jeunes Palestiniennes vivant à Nazareth, en visite à Bethléem, sont surprises : « C’est assez étrange de voir des chasseurs de street art défiler ainsi devant le mur, et se prendre en photo. Cela le normalise, le banalise. C’est un objet de souffrance, pas de tourisme », déclare l’une d’elles.
L’hôtel, dont les chambres sont pour le moins onéreuses (le premier prix est à 183 dollars), propose également une boutique où il est possible d’acquérir, en plus de bombes de peintures à 15 shekels (soit l’équivalent de 3,50 euros), des œuvres originales de Banksy à des prix inaccessibles pour les locaux.
Les visites du camp de Aïda, organisées par l’hôtel, commencent elles-aussi à créer débat. « L’hôtel facture la visite du camp à 30 dollars par personne. Mais les bénéfices, où vont-ils ? Servent-ils à l’éducation dans le camp ? », s’interroge Salah al-Ajarma.
Du côté de l’hôtel, on assure que les guides sont tous issus du camp de réfugiés, sans pour autant apporter de réponse claire quant aux bénéfices engendrés.
Un autre tourisme est-il possible ?
Régulièrement, Youssef et ses camarades stationnés sur la place de la Mangeoire prennent la route de Hébron ou de Jéricho avec des voyageurs ayant échappé à l’attraction des voyages organisés. Mais leurs difficultés sont nombreuses : trois sites touristiques majeurs du gouvernorat de Bethléem (le tombeau de Rachel, la montagne de l’Hérodion et la mer Morte) sont désormais sous le contrôle israélien, et leur sont, par conséquent, inaccessibles.
Mohammad Abu Srour et Mustafa Alaraj sont tous deux issus du camp de réfugiés de Aïda. Confrontés depuis longtemps à ce qu’ils considèrent comme du « tourisme irresponsable », ils ont décidé en 2016 de changer le cours des choses, en créant « Volunteer Palestine ».
« Le concept de notre structure nous est venu presque naturellement. Nous voulions trouver un moyen de faire participer les visiteurs et la communauté internationale à la culture palestinienne, tout en fournissant des ressources aux organisations et familles locales, toutes exclues des autres formes de tourisme. »
Les deux garçons offrent ainsi aux visiteurs des programmes entièrement personnalisés. Au-delà des visites qu’ils proposent, ils permettent aux voyageurs de s’immerger au cœur de la société palestinienne, et même de s’y intégrer le temps de quelques semaines. Cours d’arabe pour les étrangers, cours de cuisine palestinienne, intégration dans des services de soins à la personne, les volontaires peuvent également donner des cours de langue dans des centres éducatifs. « Entre autres », s’amusent Mustafa et Mohammad, qui ne sont visiblement pas à court d’idées.
« Nous voulions trouver un moyen de faire participer les visiteurs et la communauté internationale à la culture palestinienne, tout en fournissant des ressources aux organisations et familles locales, toutes exclues des autres formes de tourisme »
- Mustafa Alaraj, co-fondateur de Volunteer Palestine
S’ils n’ont pas de bureau pour l’instant, ils se sont offert une importante visibilité grâce à leur page internet, et leur affaire commence à se faire connaître, emboîtant le pas à plusieurs initiatives similaires qui ont vu le jour ces dernières années dans les grandes villes de Cisjordanie. Alors, ces initiatives font elles souffler un vent d’espoir pour une population locale déshéritée de son propre tourisme ?
Rien n’est moins sûr. La question du tourisme est devenue pour l’État israélien un enjeu économique et politique de premier ordre. La paralysie du marché palestinien, ainsi que les contrôles sur les visiteurs menés par les soldats de l’armée israélienne, ne sont pas gage d’optimisme pour les habitants de Bethléem, Hébron, Naplouse ou Jéricho. Tous semblent condamnés à récupérer les miettes du tourisme sur leur propre territoire.
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