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Sauver la mémoire syrienne

Face à l’ampleur des destructions, du pillage et du trafic d’antiquités syriennes, les responsables du patrimoine s’organisent pour tenter de sauver la mémoire de toute une région
Boutiques d'antiquité du Souk el-Ahad à Beyrouth MEE/Chloé Domat)

BEYROUTH – C’était il y a deux ans, mais Assad Seif s’en souvient comme si c’était hier. C’était à Ouzaï, un quartier populaire de Beyrouth, sur la route de l’aéroport. « Quand je suis descendu du camion des forces de sécurité, je n’avais que quelques minutes pour identifier les objets archéologiques », explique celui qui était alors directeur général des Antiquités du Liban. La foule est dense, la boutique est étroite, la marchandise éclectique. Chez ce vendeur, on trouve de tout : du made in China, du contemporain et des statues syriennes, vendues 200 000 euros pièce.

« J’ai attrapé un morceau de charbon par terre et j’ai commencé à faire des croix sur les pierres », raconte-t-il à Middle East Eye. En dix minutes, il marque 80 objets. Quatorze bustes de la cité antique de Palmyre, des chapiteaux arrachés aux colonnes d’Apamée et des objets de culte protobyzantins et byzantins venus de Homs, en Syrie. Le coût de la prise s’élève à plusieurs millions d’euros.

Des saisies comme celle-ci, Assad Seif en a mené beaucoup. Aujourd’hui conseiller du ministre de la Culture du Liban, il est en charge de la lutte contre le trafic d’objets archéologiques. Un trafic qui a pris une ampleur inédite depuis le début de la guerre en Syrie voisine.

Buste de la cité antique de Palmyre saisi à Ouzaï, un quartier populaire de Beyrouth, pas l’équipe d’Assad Seif, directeur général des Antiquités du Liban (direction générale des Antiquités du Liban)

« Alep est en train de disparaître »

En Syrie comme en Irak, les sites archéologiques, les lieux de cultes et le patrimoine culturel au sens large sont profondément menacés par les combats et les pillages clandestins.

« On n'arrête pas de dire que les sites ne doivent pas servir de base d'affrontements mais cela ne sert à rien », déplore Maamoun Abdulkarim, l’homologue syrien d’Assad Seif, qui n’en peut plus de constater les dégâts. « Alep est en train de disparaître. À Palmyre, le musée a été transformé en tribunal-prison et ils [les miliciens de l’État islamique] vont même y mettre une boulangerie. Tous les sites de la vallée de l'Euphrate sont menacés. »

Des destructions spectaculaires et très médiatiques qui cachent en réalité un trafic à grande échelle car les groupes armés détruisent uniquement ce qu’ils ne peuvent pas transporter. Le reste, qui constitue la plus grande partie des antiquités, est vendue au marché noir par les miliciens pour financer les combats, mais aussi par les populations locales qui cherchent à se constituer un pécule pour l’après-guerre. Dans ces cas-là, les groupes armés laissent faire et se contentent d’appliquer une taxe.  

« Nous savons avec certitude que les objets qui ne sont pas détruits sont pillés pour être vendus plus tard », explique à MEE Renata Kaminker, coordinatrice des programmes au Conseil International des Musées (ICOM), une ONG internationale qui a notamment mis en place une Liste rouge d’urgence des biens culturels syriens en péril afin de permettre aux forces de l’ordre de reconnaître rapidement les types d’objets risquant d’être exportés et vendus illégalement.

« Ces ventes ne seront pas toutes immédiates mais auront surement lieu dix ou quinze ans plus tard, quand on aura ‘’oublié’’ ce qui se passe actuellement. »

Contrôler l’hémorragie

Face à un phénomène qui aurait atteint l’ampleur des trafics de la Seconde Guerre mondiale, la Syrie et les pays voisins se mobilisent. « Nous organisons des médiations avec les populations, indique à MEE Maamoun Abdulkarim, nous avons encore 2 500 fonctionnaires qui sont chargés de veiller sur le patrimoine dans différentes régions du pays. Certains habitants et gardiens de sites dans des régions reculées m'envoient des photos par WhatsApp au quotidien. »

Par mesure de prévention, les autorités syriennes ont aussi vidé les musées. « Nous avons déplacé des collections et des objets qui étaient exposés dans des zones sensibles », continue le directeur général des antiquités et des musées de Syrie.

« 30 000 objets ont été retirés de Deir Ez-Zor et 24 000 d'Alep. Nous les avons transportés par avions militaires et convois surveillés par l’armée pour les mettre en lieu sûr à Damas, où nous avons maintenant près de 300 000 pièces. » Une fois remisés dans la capitale syrienne, les objets archéologiques sont scrupuleusement photographiés.

Mais la prévention ne suffit pas ; pour enrayer le trafic, il faut aussi pouvoir empêcher les objets de rejoindre leurs acheteurs, principalement occidentaux. Dans cette lutte, la coordination avec les pays limitrophes de la Syrie est indispensable. « Le Liban est un réel allié », affirme Maamoun Abdulkarim.

Artefacts saisis par la direction générale des Antiquités du Liban à Ouzaï (direction générale des Antiquités du Liban)

L’allié libanais

Les forces de sécurité libanaises sont particulièrement vigilantes. Peut-être parce qu’elles ont l’expérience des pillages de la guerre civile qui a ravagé le pays de 1975 à 1990. Aux frontières, au port et à l’aéroport, les douanes veillent au grain, tandis que des unités des Forces de sécurité intérieure, en coordination avec Interpol, effectuent des inspections dans les points de vente potentiels : les marchés aux antiquités de Basta, Souk el-Ahad, Jnah et Ouzaï.

La procédure est bien rodée : quand une personne est arrêtée pour trafic illicite de biens culturels, les objets sont immédiatement saisis et envoyés à la direction générale des Antiquités. Les trafiquants sont questionnés pour déterminer la provenance des objets, puis les informations sont recoupées avec les conclusions des experts d’Assad Seif.

Dans le cas où les objets viennent de Syrie, la direction générale des Antiquités contacte les équipes de Maamoun Abdulkarim afin qu’il dépêche un expert à Beyrouth. Les objets sont ensuite renvoyés en Syrie, si le pays en fait la demande. Les trafiquants, quant à eux, encourent entre un mois et trois ans de prison, en plus d’une amende.  

Dans les ruelles étroites du Souk el-Ahad à Beyrouth, la méthode a fait ses preuves. Derrière une enfilade de boutiques de vêtements, de fournitures de cuisine et d’électroménager, se nichent une petite dizaine d’antiquaires. Ici, pas d’assiettes antiques en vue, pas de pièces romaines, pas de sculptures aux allures mésopotamiennes… les objets syriens sont devenus un tabou.

« Vous voulez dire les choses volées ? », répond du tac au tac le commerçant Nagi Freiha lorsque nous lui demandons si des antiquités syriennes sont disponibles sur le marché. « Personne n’oserait en vendre ici, c’est beaucoup trop risqué. »

Un vendeur du souk el-Ahad à Beyrouth (MEE/Chloé Domat)

« Beaucoup de choses nous échappent »

« Beaucoup de choses nous échappent, c’est certain », remarque Assad Seif. Des marchands qui camouflent leurs objets dans les arrière-boutiques, des transactions qui se font loin des regards entre particuliers, des saisies de faux objets… Car depuis la flambée des prix des antiquités syriennes, les faussaires aussi se sont lancés dans le business. À la direction des Antiquités du Liban, on affirme qu’environ 50 % des objets confisqués s’avèrent, après expertise, n’être que de vulgaires copies. 

Pour l’ancien directeur, c’est paradoxalement la médiatisation du trafic qui le rend très difficile à contrôler, car de plus en plus de particuliers se lancent dans l’aventure. « Aujourd’hui, les gens apprennent qu’ils peuvent faire ça en regardant la télé », constate Assad Seif non sans une pointe d’humour. « Ils voient les prix et ils se disent ‘’C’est ça ! Préparez-vous les gars, demain matin on sort la pioche’’. » 

Coté syrien, on déplore surtout la difficile coopération avec certains pays frontaliers. « Nous savons qu'il y a près de 2 000 pièces interceptées par les autorités turques mais ils ne nous les rendent pas », affirme Maamoun Abdulkarim. « Nous n'avons pas non plus de collaboration avec les autorités jordaniennes, et pour ce qui est des Irakiens, leur situation est pire que la nôtre. »

Reste à mentionner l’État d’Israël, qui n’a quant à lui pas ratifié la convention de l’UNESCO de 1970 qui interdit l’importation, l’exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels, en raison notamment de ses propres activités dans les territoires palestiniens occupés.

Des solutions numériques

Si le trafic est difficilement contrôlable, il existe aujourd’hui des techniques numériques qui permettent de conserver une copie ou du moins une trace des objets archéologiques menacés. Grace à une triple opération de scannage photographique, photogrammétrique et au laser, les musées ou les gardiens de sites classés peuvent faire une copie numérique de leur patrimoine.

C’est ce qu’a fait le Liban au lendemain des bombardements de la guerre de 2006 contre Israël. Grace à une donation de l’UNESCO visant à préserver son patrimoine culturel, le pays du cèdre a pu scanner tout le site des ruines de Baalbek, dans le nord de la vallée de la Bekaa.

« Les chapiteaux et les pièces sculptées ont été scannées à 4 mm de résolution et les éléments disons normaux de l’architecture à 14 mm », se souvient Assad Seif. « On a désormais un modèle complet au cas où cet édifice viendrait à être détruit un jour. C’est une façon de préserver, mais l’objet authentique n’en demeure pas moins irremplaçable. »

D’autres initiatives internationales abondent dans le même sens. L’artiste irano-américaine Morehshin Allahyari s’est faite remarquer en réimprimant en 3D des statuettes détruites en Irak par l’État islamique, tandis qu’à Londres, l’entreprise Art Recovery Group LTD a mis au point une base de données permettant de tracer l’itinéraire des objets trafiqués.

« Il s’agit d’un outil qui vise à réduire l’ampleur du trafic et à faire prendre conscience aux acteurs du marché de l’art des origines réelles des œuvres qu’ils ont en main », explique à MEE Jérome Hasler, en charge de la communication de l’entreprise. « Concernant la Syrie, nous tentons de répertorier toutes les pièces des musée puis de les comparer aux bases de données de ventes internationales pour voir s’il n’y a pas d’irrégularités. »

Des dépenses considérables pour sauver des pierres alors que les affrontements en Syrie ont déjà fait plus de 200 000 morts et des millions de réfugiés ? À Damas, Maamoun Abdulkarim s’en défend : « Je sais que certains nous accusent de nous intéresser plus au patrimoine qu'à l'humanitaire, mais c'est ma mission. Il s'agit de sauver la mémoire ».

Lilia Blaise a contribué à ce reportage.

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