Trop d’armes et pas de travail : la bataille pour « reconvertir » les combattants de Libye
TUNIS – Une arme à feu pointée sur lui, Mustafa al-Sagezli pensait savoir quoi faire. Il a tendu la main pour prendre l’arme de l’homme, mais ce dernier s’est seulement retiré et s’est encore plus énervé.
C’est à ce moment-là que Sagezli a compris que le seul moyen de résoudre la crise libyenne n’était pas « d’éloigner les armes des jeunes hommes, mais d’éloigner les jeunes hommes des armes ».
Depuis lors, Sagezli mène une campagne visant à reconvertir les miliciens libyens et à les faire revenir dans la société normale.
Son organisation, d’abord appelée « Warriors’ Affairs Commission », puis rebaptisée « The Libyan Programme for Reintegration & Development » (LPRD), affirme avoir interviewé et examiné 162 000 miliciens qui étaient prêts à déposer les armes pour avoir une chance de vivre une vie normale.
Beaucoup ont trouvé un emploi dans la sécurité ou ont rejoint la police ou l’armée, d’autres sont devenus plombiers, travailleurs humanitaires ou étudiants.
Toutefois, alors que la Libye vit le cinquième anniversaire du soulèvement contre Mouammar Kadhafi, les défis s’accumulent ; les armes continuent de retentir et les revers ont donné à Sagezli l’impression qu’il faudra encore travailler dur.
Lorsque le pays s’est soulevé contre le règne long de 42 années de Kadhafi, Sagezli, comme beaucoup d’autres Libyens, a troqué sa journée de travail contre les armes.
Dans un premier temps, il a utilisé ses compétences en tant qu’ingénieur informatique chez Hewlett Packard pour améliorer les systèmes de communication de l’opposition. Quand le conflit a empiré, il a pris les commandes d’une unité pour défendre Benghazi.
Casser les mentalités
Aujourd’hui, Sagezli arbore un costume élégant et une moustache soignée et grisonnante ; toutefois, il a expliqué que sa vie de combattant a été déterminante et l’a aidé à comprendre la mentalité des militants.
« Je sais ce que devenir militant signifie », a affirmé Sagezli à Middle East Eye, à Tunis. « Et je sais combien il est difficile de déposer les armes. »
Après que Kadhafi a été destitué et que son pays a entamé son cheminement vers une gouvernance libre, Sagezli a décidé que déposer les armes et aider les autres à faire de même était la meilleure façon de contribuer à la révolution.
Sagezli a parlé de résultats encourageants après la mise en place du LPRD en 2012.
Le gouvernement de l’époque a promis un financement, tandis que la communauté internationale n’a pas tardé à injecter de l’argent et des ressources pour tenter de remettre la Libye post-Kadhafi sur les rails.
Pendant un certain temps, la Libye semblait prête à s’épanouir avec de nouveaux droits et des libertés démocratiques. Sur la base de données du groupe comportant près de 214 000 candidats, il a affirmé avoir accepté 162 702 participants originaires de toutes les régions de Libye.
Dès le départ, le LPRD a pu embaucher environ 200 conseillers sociaux, dont la plupart étaient des femmes, qui ont tendu la main à des groupes de combattants exclusivement masculins et essayé de les inscrire dans le programme. « Pas un seul cas de harcèlement sexuel n’a été signalé », a fièrement déclaré Sagezli.
Ceux qui se sont inscrits ont eu accès à une équipe de 60 psychiatres formés en thérapie des TSPT (trouble de stress post-traumatique) et ont pu participer à des ateliers consacrés à des enseignements éthiques et religieux prêchant que la démocratie et l’État moderne ne sont pas contraires à l’islam.
Un des projets du LPRD a même permis d’envoyer 300 anciens combattants au Kosovo pour en apprendre davantage sur l’édification d’une nation.
Les éléments radicaux étaient rares au cours des premières années de la révolution, a expliqué Sagezli, et même ceux qui se sont radicalisés ont été ramenés facilement sur le chemin modéré.
Ces programmes ont proposé « de vraies solutions » pour contrer le militantisme violent et éloigner les gens des milices. Les participants ont bénéficié d’une formation professionnelle, d’allocations de mariage et de logement et même d’ateliers de développement des « compétences sociales ».
Après avoir terminé le programme, Alamin Abolmagir, un ancien combattant révolutionnaire libyen de première ligne, a affirmé être devenu un membre actif de la société civile.
« J’ai voyagé aux quatre coins du pays pour combattre, mais quand ça s’est terminé, je me suis aperçu que la plume est plus puissante que l’épée », a expliqué Abolmagir.
Abolmagir est aujourd’hui un défenseur de premier plan du mouvement prônant le retour d’une monarchie constitutionnelle en Libye, qui pourrait selon lui constituer un maillon essentiel pour réunir l’ensemble du pays.
Bien que ce point de vue puisse être sujet à controverse, Abolmagir a expliqué que le programme lui a appris à présenter ses arguments de façon claire et à garder son sang-froid sous la pression sans recourir à la violence.
Brandir les armes pour un salaire
Malgré le bon travail réalisé, les événements sur le terrain ont dégénéré et les milices qui ont refusé de déposer les armes sont devenues de plus en plus puissantes et de plus en plus extrémistes.
Lorsqu’Ansar al-Charia a attaqué l’ambassade américaine à Benghazi et tué l’ambassadeur Christopher Stevens en 2012, les choses ont commencé à s’emballer encore plus.
Aujourd’hui, la Libye abriterait près de 2 000 milices, et d’aucuns pensent que ce sont elles qui tirent réellement les ficelles.
Malgré les progrès réalisés sur un cadre de réconciliation dont les contours ont été dessinés l’année dernière, la Libye comporte encore deux parlements rivaux, le premier dans la capitale Tripoli et le second à Tobrouk, dans l’est du pays.
Le groupe État islamique contrôle désormais des parties du littoral libyen et continue de se développer.
Les médias internationaux sont en effervescence face aux perspectives d’intervention militaire visant à déloger le groupe, même si l’on ignore si l’élargissement du front anti-État islamique contribuera effectivement à vaincre le groupe.
L’économie est également obsolète dans un pays où les investissements étrangers ont disparu depuis longtemps et où même la production de pétrole, ressource de base de la Libye depuis longtemps, s’épuise désormais en raison des violences.
Le chômage a par conséquent grimpé en flèche et la situation est si mauvaise que certains commentateurs affirment que la seule façon d’obtenir un salaire correct aujourd’hui est de porter les armes sur ordre d’une milice ou de s’engager en politique.
Peu d’anciens combattants envoyés par le LPRD à l’étranger pour étudier – un programme sur lequel Sagezli a placé de grands espoirs – ont choisi de retourner dans un pays ravagé par la guerre, qui n’offre maintenant que peu d’opportunités malgré son immense richesse pétrolière.
Pour aggraver les choses, Sagezli et le LPRD ont vu leur financement national passer aux oubliettes.
« Le gouvernement libyen a projeté de nous donner de l’argent, mais cet argent n’est jamais arrivé », a déploré Sagezli.
Malgré les obstacles, l’organisation refuse d’abandonner. Elle est très ouverte au sujet de son financement et reconnaît qu’elle obtient la majeure partie de celui-ci de la part de l’USAID.
Cela a permis à l’organisation de maintenir environ 1 200 hommes dans la formation professionnelle et 2 000 supplémentaires dans une certaine forme d’enseignement, grâce à des bourses ou à d’autres types de soutien. Les programmes de langues étrangères du LPRD, qui aident les anciens combattants à apprendre l’anglais, sont également toujours actifs malgré une capacité réduite.
De même, Sagezli a affirmé rester déterminé à appliquer une approche inclusive de la réinsertion et de la reconversion.
« Nous voyons l’extrémisme non seulement chez les personnes qui brandissent le drapeau noir [de l’État islamique], mais aussi chez celles qui brandissent le drapeau vert [de la Libye de Kadhafi]. Et nous nous engagerons auprès de tous ceux qui souhaitent se démilitariser. »
« Nous pourrions facilement détruite l’État islamique »
Si lancer un appel aux deux camps peut être une tâche périlleuse dans la Libye contemporaine, où la polarisation va croissant, Sagezli a refusé de céder à la pression.
Il rejette les accusations répétées selon lesquelles il serait trop proche des islamistes en soutenant qu’il a fait ses études aux États-Unis et qu’il est issu d’une famille ouverte d’esprit.
Il poursuit son travail malgré une série de menaces de mort qui l’ont poussé à quitter le pays avec sa famille.
Sagezli affirme que ses détracteurs se déchaînent sur lui parce qu’il n’est « ni effrayé par les figures politiques islamistes, ni fermé vis-à-vis des anciens fonctionnaires de Kadhafi », mais insiste sur le fait que seule la recherche d’un sentiment d’unité commun peut permettre à la Libye d’avancer.
« Si nous nous unissions et si nous créions une armée nationale neutre, nous pourrions facilement détruite l’État islamique en Libye, a-t-il affirmé. Sans unité, les frappes aériennes [occidentales] ne feront que radicaliser davantage la population.
« Si mon fils de 19 ans était dans l’une de ces milices jugées radicales par les forces extérieures, je ne voudrais pas qu’il se fasse tuer par des frappes aériennes de l’OTAN. Je voudrais plutôt le déradicaliser », a soutenu Sagezli.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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