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Tunisie : les jeux vidéo, la nouvelle lubie de Nabil Karoui

Business, médias, politique et maintenant jeux vidéo : mercredi, Nabil Karoui lance une application en réalité augmentée inspirée des Pokemon GO, en hommage à son fils de 22 ans, décédé dans un accident de voiture. Portrait d'un homme controversé
Nabil Karoui, PDG du groupe Karoui & Karoui (Facebook)

TUNIS – « Où est Hammami ? 50 mètres, 45… On approche ! », s’exclame Nabil Karoui, les yeux rivés sur son téléphone, où une caricature de Hamma Hammami, leader de la coalition de gauche, le Front populaire, apparaît sur une boussole.

« On y est ! » Sur l’écran tactile, Nabil Karoui jette cinq micros à l’ancien candidat à la présidentielle de 2014, qui saute pour les attraper. Voilà le politique virtuellement interviewé.

Ce jeudi 3 août, dans les locaux de sa chaîne de télévision Nessma, Nabil Karoui teste sa dernière création : les Chakaponks. Ce jeu est « un mixte entre Pokemon GO [jeu vidéo en réalité augmentée] et Panini [collection d’images à coller sur des albums] avec une touche tunisienne », selon le publicitaire qui en a eu l’idée.

Entouré de son équipe, Nabil Karoui teste l'application à La Marsa, sur les lieux où elle sera lancée le 10 août (MEE/Lilia Blaise)

Le but du jeu consiste à trouver des hommes politiques tunisiens grâce à un système de géolocalisation. Le joueur, transformé en journaliste de Nessma TV, lui lance des micros pour obtenir une interview. Les joueurs peuvent interroger plusieurs fois la même personne et les échanger au sein de la communauté.

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L’application sera présentée au public ce mercredi 10 août, lors d’une soirée à La Marsa (banlieue chic de Tunis) avec un invité surprise.

S’ensuivront environ trois semaines de jeu pour cette première étape où il s’agira de trouver dix hommes politiques, parmi lesquels le Premier ministre Youssef Chahed, le président Béji Caïd Essebsi (BCE), la députée Mbarka Aouania ou Nabil Karoui lui-même, en tant qu’un des fondateurs du parti Nidaa Tounès.

« Je relie tout à tout, c’est ma pratique »

-Nabil Karoui, directeur de la chaîne Nessma

Le premier joueur y parvenant gagnera 10 000 dinars. Dans la seconde phase, 50 personnages seront proposés et le jeu deviendra payant. Pour obtenir les micros permettant d’interviewer les caricatures de politiques, il faudra envoyer des SMS.

Chaque jour, un point sur le jeu sera fait sur la chaîne Nessma, créée en 2007. Nabil Karoui se dit ainsi fait : « Je relie tout à tout, c’est ma pratique », reconnaît-il auprès de Middle East Eye.

En juin 2016, il lance « Nessma mobile » (opérateur téléphonique) en coopération avec l’opérateur qatari Ooredoo. Naturellement, l’idée lui vient de faire la publicité sur sa chaîne. « Mais passer 30 fois la même pub chaque jour, ça lasse les gens. Alors, je me suis dit que j’allais utiliser les acteurs qui doublent les voix des séries turques que nous passons sur Nessma TV, un plateau et faire une mini sitcom », explique l’homme qui ne tient pas en place.

Des idées, et la rentabilité comme souci

La marque de téléphone Samsung s’y est associée en l’échange d’un placement de produit. Résultat : une publicité, à moindre coût, qui fait quasiment office de programme télé à part entière.

Businessman dans l’âme, Nabil Karoui est plein d’idées et a la rentabilité comme souci. Les Tunisiens préfèrent la radio à la télévision entre 7 h et 17 h ? En janvier dernier, il crée Nessma live, une chaîne d’information en continu, sur le même canal que Nessma TV, où le son compte plus que les images.

À 17 h, le logo bleu redevient rouge et les Tunisiens peuvent suivre les séries qu’ils aiment tant. Le résultat est là : avec plus de 3 millions de téléspectateurs en juillet, la chaîne a un taux de pénétration de 39 % en Tunisie. Elle rencontre également un succès notable au Maghreb et en France, grâce au satellite.

Avec plus de 3 millions de téléspectateurs en juillet, la chaîne a un taux de pénétration de 39 % en Tunisie

« Nessma, c’est un éco-système fabuleux pour les Chakaponks », affirme à MEE Walid Midani, directeur général de la société Digitalmania, en charge de la gestion de la communauté de la nouvelle application. « On est en plein dans le concept du transmedia avec le jeu, la télévision, le site Internet... C’est une tendance à l’internationale. Cette application pourrait avoir un impact sur l’industrie du jeu tunisien en terme économique et dynamique. »

Maher Daaloul, développeur freelance, est tout aussi emballé. Ce jeudi soir, toute l’équipe s’est retrouvée à La Marsa où aura lieu le lancement de l’application, pour repérer les « vices cachés ».

« Il y en a forcément », explique le développeur à MEE alors que Nabil Karoui cherche Fadhel (Abdelkeffi, ministre des Finances) de l’autre côté de la route. En l’occurrence, Maher Daaloul n’est pas content de la boussole qu’il va modifier.

Image de l’application Chakaponks (capture d’écran)

Loin du patron qu’il tutoie, il reconnaît un peu de stress : « Nabil aime la rapidité. Nous avons eu trois mois et demi pour développer une application qui en demande six en temps normal. Mais il est également ouvert : lorsqu’on lui dit que les délais sont trop courts, il sait donner plus de temps. Nabil exige la qualité. Avec lui, on sait qu’on va avoir un produit au top. »

Cette application est d’autant plus importante pour Nabil Karoui qu’elle est un hommage à son fils. Khalil Karoui, 22 ans, est décédé le 21 août 2016 dans un accident de voiture.

« On est veuf quand on perd sa femme, orphelin quand on perd ses parents, mais il n’y a pas de mot quand on perd un enfant », rappelle l’homme qui ne peut, ou ne veut s’empêcher de parler de son fils.

Une personnalité décriée

L’image de celui-ci apparaît au lancement de l’application. Le nom du jeu vient d’ailleurs de lui : Chakaponk était l’ami imaginaire de Khalil.

Le père, vêtu de noir, a également crée une association, Khalil Tounès, pour aider les personnes en difficulté. « J’avais besoin de faire quelque chose, d’agir », justifie Nabil Karoui qui distribue des repas (sur un plateau de Nessma), organise des soirées festives pendant le Ramadan, ou s’arrange avec des cliniques privées pour qu’elles acceptent d’opérer des personnes dans le besoin... Le tout filmé dans le cadre d’une émission de Nessma TV. « J’essaye d’aider les gens, de faire en sorte qu’ils s’en sortent sans faire l’aumône. Pour cela, je n’hésite pas à faire jouer mon nom ou mes relations. »

Nabil Karoui a été mis en cause par l’ONG I Watch dans des affaires de corruption (AFP)

Quitte, parfois, à en faire trop. « Je trouve qu’il se met constamment en valeur, il est imbu de sa personne », estime Fatima, une Tunisienne, pourtant téléspectatrice assidue de sa chaîne. Des critiques qui ne touchent pas Nabil Karoui, devenu une personnalité décriée en Tunisie.

En juillet 2016, I Watch publie une enquête mettant en cause le groupe Nessma dans des affaires de corruption. L’ONG évoque notamment un « découvert bancaire d’un million de dinars [350 000 euros] accordé sans garantie en 2011 par la banque de l’Habitat, et des transferts financiers douteux entre les différentes sociétés du groupe Nessma, au Luxembourg, au Canada, au Maroc et à Dubaï ».

En mai dernier, Libération cite un lanceur d’alerte qui accuse Karoui & Karoui Outdoor, la société publicitaire de Nabil et son frère Ghazi, d’avoir réalisé un contrat illégal concernant un panneau publicitaire dans l’enceinte d’une école.

Autant d’accusations que l’avocat de Nabil Karoui, Nezih Souehi, balaye d’un geste devant MEE : « L’emprunt a été remboursé avec 4,4 % d’intérêts. Le groupe n’a qu’un flux d’argent qui entre en Tunisie. Il a rapatrié 160 millions de dinars [56 millions d’euros] ! Le contrat du panneau de l’école est parfaitement en règle. »

Un an plus tard, le dossier, entre les mains de la justice n’a guère avancé. Preuve, selon Nabil Karoui, de son innocence. À l’inverse, I Watch s’attend à une arrestation alors que le Premier ministre Youssef Chahed a lancé une campagne anti-corruption fin mai.

Un passage par Nidaa Tounès

« On s’en prend à moi, pas à mon frère [son associé] au moment où je me lance en politique », rappelle celui qui a démissionné de la direction de Nessma, tout en restant actionnaire, début 2016 pour rejoindre l’instance constitutive de Nidaa Tounès. Pas pour longtemps.

En avril 2017, après un gel de son adhésion, il annonce son départ du parti présidentiel. « Le consensus est le choix à faire pour réussir la transition démocratique, or ce principe est devenu le monopole de certains qui l’utilisent pour des intérêts personnels », justifie, à l’époque, ce proche du président Béji Caïd Essebsi.

Dans ce parti en proie à des luttes intestines, Nabil Karoui n’a pas trouvé sa place. En février, un enregistrement fuitait dans lequel il accusait Hafedh Caïd Essebsi – le fils du président et chef de Nidaa Tounès – d’être trop « avide de pouvoir » : « Si on le laissait faire, il présenterait un certificat médical prouvant l’incapacité de son père à conduire le pays, afin de prendre sa place ». Une référence non voilée au coup d’État médical de Ben Ali en 1987.

En février, un enregistrement fuitait dans lequel il accusait Hafedh Caïd Essebsi – le fils du président et chef de Nidaa Tounès – d’être trop « avide de pouvoir »

En avril, nouvelle fuite. Cette fois, c’est I Watch que Nabil Karoui attaque dans un enregistrement, demandant « une bande-annonce qui souille » les membres de l’ONG pour les faire passer pour des « traîtres ».

L’homme d’affaire évoque des paroles tenues en privé et des montages peu honnêtes. Il se défend mais semble aussi s’en moquer et préfère poser sur la table un gros pavé contenant tous les articles écris sur lui lors de l’affaire « Persépolis ». En 2011, après avoir diffusé le film franco-américano-iranien sur Nessma, il voit sa maison attaquée et ses proches menacés. Le film avait été décrié par les milieux conservateurs pour avoir représenté Dieu, ce qui est interdit par l'islam.

« Après avoir vécu ça et perdu un fils... » commente-t-il en jetant une main par-dessus son épaule.

Nabil Karoui a cependant retenu la leçon : dans l’immeuble de Karoui & Karoui Outdoor, sa société publicitaire, au cœur de Tunis, son bureau a été fouillé de fond en comble. Les œuvres de sa sœur, Rym Karoui ont été décrochées et rangées pour éviter que de nouveaux micros soient installés en douce. Son smartphone ne lui sert que de tablette, il en a retiré la puce téléphonique.

Avec son nouveau 3310, Nabil Karoui ne pourra pas jouer à Chakaponks partout.

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