Tunisie : un été sous haute tension pour Youssef Chahed
TUNIS – C’était le 64e point de la liste des négociations du Pacte de Carthage II, organisme de concertation avec les partis et les syndicats devant définir les nouveaux mots d’ordre pour les réformes économiques et sociales des mois à venir.
Le maintien ou non en poste de l’actuel chef du gouvernement a effacé tous les autres points de discussion, Youssef Chahed devenant en moins d’une semaine, l’homme sur qui tout se joue.
« Au lieu de négocier sur le fond, on se retrouve à se concentrer sur le départ ou non d’une personne »
- Ridha Driss, membre du bureau exécutif d’Ennahdha
Devant l’absence de consensus, le président Béji Caïd Essebsi a suspendu jusqu’à nouvel ordre les travaux, faisant éclater la crise politique qui couvait depuis plusieurs mois.
« C’est un vrai gâchis car au lieu de négocier sur le fond, on se retrouve à se concentrer sur le départ ou non d’une personne », commente Ridha Driss, membre du bureau exécutif d’Ennahdha, à Middle East Eye.
Règlement de comptes
À quelques jours près, à la même période l’année dernière, et juste avant le Ramadan, Youssef Chahed était aussi sur la sellette. Face aux manifestations sur le site pétrolier d’El Kamour et à la menace d’un mouvement social de plus grande ampleur, il avait joué son joker, une ambitieuse campagne anti-corruption, qui lui a permis de regagner le soutien d’une partie de la population.
« Chahed devait expliquer à l’opinion publique pourquoi il est toujours là alors que son propre parti a demandé sa tête »
- Une source proche du cabinet du Premier ministre
Cette année, le chef du gouvernement a choisi une allocution télévisée, le 29 mai pour s’adresser directement aux Tunisiens. Si une partie de son discours a porté sur les réformes qu’il envisage de mener et sur la situation du pays, la seconde – la plus remarquée – s’est transformée en règlements de comptes avec le parti qui veut aujourd’hui sa tête : Nidaa Tounes, et son directeur exécutif du parti Hafedh Caïd Essebsi.
« Il fallait qu’il tienne ce discours pour clarifier les choses », explique à MEE une source proche de son cabinet.
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« Parce que sa démission avait été demandée publiquement par certains partis dans les médias. Il devait expliquer à l’opinion publique pourquoi il est toujours là alors que son propre parti a demandé sa tête. »
La fragilité des alliances
Cinq personnes contre quatre auraient signé son maintien parmi les membres de l’accord de Carthage. Problème : la majorité n’a pas su rétablir le dialogue puisque le président de la République en personne a dû annoncer la suspension des négociations la veille du discours de Youssef Chahed.
Traduction : « Le Premier ministre Youssef Chahed a décidé de destituer Lotfi Brahem de ses fonctions de ministre de l’Intérieur et de charger par intérim l’actuel ministre de la Justice Ghazi Jribi »
Une semaine plus tard, le drame du naufrage de Kerkennah dont le bilan s’élève à 74 morts mène à un nouveau coup du chef du gouvernement : le limogeage du ministre de l’Intérieur Lotfi Brahem sans raison officielle évoquée, mais officieusement, en partie à cause de la gestion du naufrage de Kerkennah.
Une chose est sûre : si les débats se cristallisent autour de Chahed, ils laissent aussi apparaître les défaillances de l’alliance gouvernementale entre Nidaa Tounes et Ennahdha.
Aujourd’hui, les analystes hésitent encore : Youssef Chahed – qui a réussi à se maintenir plus longtemps que ses prédécesseurs (Habib Essid et Mehdi Jomaa) – est-il cet « homme fort » qui s’affirme de plus en plus « comme un homme d’État », pour reprendre les termes du politologue Youssef Cherif, ou avance-t-il dans le noir sans avoir aucune garantie ?
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Une chose est sûre : si les débats se cristallisent autour de sa personne, ils laissent aussi apparaître les défaillances de l’alliance gouvernementale entre Nidaa Tounes et Ennahdha, et redessinent les dynamiques politiques en prévisions des échéances électorales de 2019.
La troisième force
« Pour l’instant, nous n’avons pas de nouvelles. Des discussions sont en cours avec Nidaa Tounes car certains députés et membres du parti ne soutiennent pas les décisions de la base dirigeante. Mais on ne peut parler pour autant de négociations », précise Ridha Driss à MEE.
Depuis les élections municipales qui se sont tenues le 6 mai 2018, Ennahdha et Nidaa Tounes affichent plus ouvertement leurs divergences.
Les négociations actuelles autour de Carthage II ont aussi laissé apparaître le poids d’une troisième force politique, celle de la centrale syndicale, l’UGTT
Dans un entretien accordé à MEE, Hafeh Caïd Essebsi, le dirigeant actuel de Nidaa Tounes, s’est distancié ouvertement d’Ennahdha en préférant privilégier dans les municipalités, des alliances avec des listes indépendantes.
Mais les négociations actuelles autour de Carthage II ont aussi laissé apparaître le poids d’une troisième force politique, celle de la centrale syndicale, l’UGTT, qui demande aussi le départ de Youssef Chahed.
En cause : la crise de l’enseignement supérieur, non résolue ces derniers mois, le début de la politique d’assainissement des entreprises publiques et des caisses sociales entamée par Youssef Chahed qui risque de faire chavirer les acquis sociaux.
Tensions socio-économiques
« C’est surtout une lutte de pouvoir qui se joue. C’est la première fois que l’UGTT perd une bataille contre le gouvernement avec la crise de l’enseignement supérieur. Par ailleurs, la centrale syndicale a une réelle assise populaire puisqu’elle est considérée comme celle qui a permis le départ de Ben Ali », analyse une source proche du gouvernement.
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Pour Ridha Driss, la pression de l’UGTT dans les négociations est aussi de la responsabilité des partis politiques. « Nous avons laissé un vide à côté des deux grands partis politiques qui laisse la place à des électrons libres et à des forces comme l’UGTT, et nous devons en assumer aussi les responsabilités. C’est la crise interne au sein des partis comme Nidaa Tounes qui a mené vers ce résultat. »
Quant à Youssef Chahed désormais en porte-à-faux avec son propre parti, il doit s’assurer d’arriver à amorcer le dialogue avec la centrale syndicale dans les prochaines semaines. Mais la situation entre les deux est tendue.
« Des mesures décisives sont nécessaires cette année pour lutter contre l’inflation, réduire le déficit budgétaire et protéger la classe pauvre »
- FMI
Le dernier diagnostic du Fonds monétaire international (FMI) publié le 31 mai par le de signes d’une stabilité et d’une reprise économique mais exige aussi des réformes pour réduire le taux d’inflation qui a atteint 7,7 (le plus haut en Tunisie depuis 1991).
« Des mesures décisives sont nécessaires cette année pour lutter contre l’inflation, réduire le déficit budgétaire et protéger la classe pauvre. Telles sont les conditions préalables à la création de nouvelles opportunités économiques pour les Tunisiens et à la protection des jeunes contre un endettement excessif à l’avenir. D’où un resserrement supplémentaire des conditions monétaires qui demeure nécessaire pour réduire l’écart entre les taux d’intérêt et l’inflation », peut-on lire dans le communiqué du FMI.
La variable UGTT
La hausse des prix de certains produits dans les prochains mois pourrait annoncer la reprise d’une crise sociale, semblable à celle de janvier 2018 dans laquelle l’UGTT serait davantage présente.
L’une des autres demandes du FMI, la réduction de la masse salariale dans le secteur public, risque aussi de créer une confrontation avec l’UGTT qui demande actuellement une revalorisation des salaires.
« Le rôle de l’UGTT dans ces négociations est une variable importante. La situation macroéconomique du pays est loin d’être positive même s’il y a une reprise des exportations et quelques indices de croissance. Historiquement, l’UGTT se positionne toujours de manière un peu radicale en criant beaucoup pour ensuite amener à des négociations. Mais, avec la crise de l’enseignement supérieur, le pays les soutient moins et donc ils sont obligés d’afficher le mot d'ordre d'unité syndicale en lieu et place de celui qui appelle au départ du chef de gouvernement », analyse Michael Ayari, analyste pour l’International Crisis Group.
Prochain remaniement gouvernemental
En limogeant le ministre de l’Intérieur Lotfi Brahem le mercredi 6 juin, Youssef Chahed s’est assuré un certain soutien politique de la part d’Ennahdha qui, selon les médias tunisiens, n’était pas en phase avec ce ministre.
Chahed a montré aussi à ses partenaires européens, qui ont fortement critiqué la politique sécuritaire face à la migration en Tunisie, qu’il était capable d’un geste fort.
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Mais face à l’UGTT, Youssef Chahed peine à trouver des issues. Les réformes sociales et économiques imposées par le FMI restent impopulaires au sein de la centrale syndicale.
Pour l’instant, le chef du gouvernement se concentre sur le remaniement partiel qu’il devra annoncer avant le début de l’été puisque la feuille de route sur la future loi des finances commence avec la rentrée gouvernementale, fin août.
En limogeant le ministre de l’Intérieur Lotfi Brahem, Youssef Chahed s’est assuré un certain soutien politique de la part d’Ennahdha
« Le départ de Youssef Chahed signifierait la dissolution du gouvernement, ce qui n’est pas envisageable sachant qu’il ne reste plus longtemps avant les élections de 2019. En revanche, il faut que le chef du gouvernement soit prêt à continuer de travailler sous certaines conditions », renchérit Ridha Driss. L’une d’elles, souvent évoquée par Ennahdha : « ne pas se présenter en 2019 ».
« Chahed n’est pas Macron »
D’autres analystes pensent que si Youssef Chahed part maintenant (un scénario possible si Ennahdha choisit de changer d’avis pour maintenir l’UGTT et le président de la République de son côté), ce serait pour se présenter à l’élection présidentielle de 2019.
Mais il devra tout recommencer à zéro, n’ayant plus de parti à ses côtés. Dans l’entourage de Chahed, qui a déclaré dans son discours du 29 mai, « le pouvoir ne m’intéresse pas », cette question n’est pas d’actualité.
D’autres analystes pensent que si Youssef Chahed part maintenant, ce serait pour se présenter à l’élection présidentielle de 2019
« La Tunisie n’est pas la France, il faut arrêter de penser que Youssef Chahed est le nouveau Macron », s’emporte une source proche du gouvernement.
« Les résultats des élections municipales ont bien montré que les nouvelles formations politiques créées depuis 2014 n’ont pas du tout su rassembler », poursuit-il en évoquant le parti de l’ancien Premier ministre Mehdi Jomaa et de celui de Mohsen Marzouk, ancien de Nidaa Tounes.
Pour continuer à se maintenir, le Premier ministre doit aussi s’assurer de rassembler ses troupes. Quelques jours après son discours, son fidèle porte-parole, Mofdi Mssedi a présenté sa démission, un premier signe d’abandon au sein de ses plus fidèles ? « Non, il y a juste beaucoup de pressions et de fatigue », assure-t-on au gouvernement.
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Dans les prochaines semaines, selon les médias locaux, le président Béji Caïd Essebsi devrait aussi s’adresser au peuple tunisien. Ce président présenté désormais à la une des journaux comme le seul arbitre entre Youssef Chahed et le reste de la classe politique.
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